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2 « Conditions de rencontre » U NE PROBLÉMATIQUE FORMULÉE PAR LE MILIEU ASSOCIATIF

R ÉSULTATS D ’ ENQUÊTE

Mise en situation de se libérer, la parole permet de briser des tabous. L’interview est aussi l’occasion pour chacun de développer sa pensée en l’argumentant. Les positions et situations des interviewés sont bien sûr différentes entre les Nantais d’origine africaine et les Nantais engagés dans les projets de développement, les premiers rejouant à l’occasion de ce récit, des situations souvent douloureuses et dévoilant parfois des moments-clefs de leur histoire (raisons réelles du départ, drames familiaux, situations illégales en matière de papiers, de travail, angoisse face à l’avenir). Il apparaît clairement que seul le déplacement physique est équivalent lors de ces voyages. Dans un sens ou dans l’autre, le regard est fortement dirigé en fonction des enjeux du voyage (immigration, études, mission ponctuelle, tourisme…). Le voyage est aussi un prétexte à s’interroger sur son identité à partir de celle des autres, à rechercher à travers le développement de sa propre parole ce qui donne du sens à une vie replacée dans un autre quotidien, dans une autre collectivité…

Un résumé des histoires de vie permet de situer rapidement les situations, parcours et positions représentés. Du côté des Africains : une femme sénégalaise envoyée en France parce que mariée ici à un homme de sa communauté ; une femme partie du Mali pour suivre un Français expatrié qui deviendra son mari ; la troisième partie très jeune croyant poursuivre ses études et qui va se retrouver piégée à la fois par sa propre famille et par les problèmes de régularisation. Cette dernière est ivoirienne, l’entretien aura lieu au moment des conflits dans son pays, point de départ d’une parole politique. Deux hommes partis pour étudier avec des conditions de départ très différentes du point de vue économique et interrogés à des moments également différents de leur parcours : l’un alors qu’il termine ses études et que la question du retour en Guinée se pose en termes pathétiques, l’autre alors qu’il fait les allers et retours depuis plus de trente ans entre Nantes et le Sénégal ; un Burkinabe qui s’occupe d’un orphelinat financé par des associations européennes et qui est amené pour gérer sa structure à faire des allées et venues entre l’Afrique et l’Europe et qui va développer à la fois sa vision de la France lors de son premier voyage et la transformation de son regard et qui fera une véritable typologie de ceux qui aident l’Afrique

Du côté des Nantais : un homme né en Afrique dans une famille d’expatrié-patron ; Une femme ayant fait de la coopération en tant qu’enseignante et qui a ensuite suivi son mari expert dans différents pays d’Afrique de l’Ouest ; un urbaniste faisant des missions courtes de 15 jours dans différents pays d’Afrique ; un militant associatif nantais qui se rend en Afrique pour mettre en place des micro-projets ( forage de puits, banques céréales).

Le premier choc dans les deux sens est de l’ordre du sensible, le visible étant premier par le hublot de l’avion : la sur-représentation de la terre pour l’arrivée en Afrique et la

disparition de la terre sous le goudron pour la France. Des sensations se lient avec cette première image : d’un côté la poussière, la chaleur, la moiteur, les couleurs, le bruit, la présence des corps ; de l’autre : les matières brillantes, la propreté, le lisse, le froid, le confort, la sophistication et la technicité des espaces, la profusion des objets et de la nourriture et la distance des personnes.

Si globalement les récits des Nantais ayant voyagé en Afrique dans des situations militantes ou d’expert renvoient à des histoires moins lourdes affectivement, tous disent en quoi ce ou ces voyages ne ressemblent en rien aux autres expériences de voyage qu’ils ont pu faire : la rencontre de la pauvreté, le dépaysement lié aux manières de vivre, de faire et d’être, le retour critique sur la société occidentale (consommation, rythme de vie) et les doutes quant au bien fondé du déplacement. La phase réflexive et critique sur ses propres pratiques et engagements renvoient suivant les personnes et parfois même au sein d’un même entretien à un certain découragement, à une perte de sens, à un besoin de modifier les façons de faire, à la nécessité malgré tout de continuer à agir alors que tout pousserait à s’arrêter. Le doute et la forte conscience du relativisme culturel sont au cœur de certains discours, quand d’autres se débattent et circulent entre anciens et nouveaux stéréotypes.

L’analyse transversale des entretiens des Africains révèle que les différences liées au genre et au positionnement social dans la société de départ jouent davantage que la diversité des pays. Les premières choses remarquées au niveau des personnes tiennent aux rituels de salutation ou plutôt d’absence de salutation en France. Ensuite les expériences varient suivant les conditions d’arrivée. Quels que soient leurs parcours, ils relatent tous la traversée de séquences où leur point de vue a varié. Les premiers temps, malgré les souffrances de la situation d’exil, correspondent à la découverte de la richesse sous toutes ses formes, à l’espoir d’accéder à une part de celle-ci (biens, savoir, travail, soins….) et à la nécessité de mériter ce voyage en en faisant profiter ceux restés au pays. Puis un décalage est perçu entre les représentations de l’Europe entretenues là- bas et la réalité, la richesse devenant une question relative. Les difficultés retardent la réalisation du rêve à l’origine du départ entretenu par ce qu’Abdelmalek Sayad nomme « le mensonge collectif » 92. Avec le temps, la découverte du système d’individuation inhérent au fonctionnement individuel et collectif de la société d’accueil, devient perceptible. Certains prennent position contre ce modèle avec l’espoir de réussir sans s’y plier mais les problèmes économiques et les pressions toujours plus pressantes de la famille élargie là-bas les conduisent tous à entrer dans le jeu de la sociabilité distanciée. Il semble que l’usage du téléphone portable qui maintient les liens à distance en permanence, le système d’envoi de l’argent (Western Union) qui permet de répondre « à la demande » et la plus grande facilité à « sauter dans un avion », s’ils sont autant de liens qui réduisent le silence de l’exil, provoquent par contre une impossibilité pour le migrant de vivre sa vie en se fondant dans un autre monde, à s’y trouver une place en rompant avec son passé. Ensuite, entretenir ou non le rêve et le mensonge collectif aux proches restés au pays se pose d’autant plus douloureusement que les demandes d’argent deviennent doublement insupportables : parce que l’argent n’est pas là et parce que ces liens empêchent de faire les choix qui permettraient de trouver une place ici (emplois précaires et mal rémunérés plutôt que temps de formation par exemple).

La grande proximité des destins des trois femmes africaines interviewées révèle d’une part le retournement plus violent du poids communautaire en terme de perte de liens et de sens, de désenchantement et de solitude. Par contre, une fois le processus d’individuation admis comme inévitable, de nouvelles perspectives se construisent, passant par un pôle de solidarité renouvelé entre femmes ici, incluant des bases

92 SAYAD, A., (1999), La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré (déjà cité).

communautaires ouvertes aux différents pays de l’Afrique de l’ouest mais aussi à des femmes originaires d’ailleurs et des femmes françaises. La diversité des parcours et positions est plus large dans le cas des trois hommes, avec toutefois des points communs sur les souffrances liées à l’anonymat, au manque d’éducation et de respect des enfants vis-à-vis des adultes et encore plus des personnes âgées, aux difficultés persistantes d’adaptation en termes de rythmes et à la perte d’honneur de ne pas avoir réussi.