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L’Appartement Témoin

6. Prise de conscience Un espace public complexe

Cette pièce proposait donc l’expérience privée (celle des auteurs des textes) comme affaire publique. Elle supportait le discours de la confidence, l’interpénétration de la vie personnelle et de la vie collective. Cette diffusion d’une parole privée stimulait une personnalisation de l’espace public, elle créait une tension entre l’individuel et le collectif, stipulait un nécessaire élargissement de la sphère privée et l’aspiration à la définition d’un bien collectif et d’un intérêt général qui ne considèrent plus le sujet sur fond d’universalité, mais au contraire en rapport à une singularité. Cette pièce, composée de bribes de récits, et leur apparition dans la tour Portugal cassaient les stéréotypes des grands ensembles. Le danger venait de l’institution. Elle conduisait à réfléchir aux silences de l’espace urbain et à rendre visibles des espaces, des architectures, des manières de faire et surtout des frontières (centre-ville / quartiers). Elle suscitait les interrogations du spectateur sur les raisons qui conduisaient la ville de Nantes à la démolition de ces tours. Elle révélait des humains complexes, une inquiétude face à cette démolition qui apparaissait pour beaucoup comme une aberration 189.

L’expérience proposée par la pièce de théâtre était fondée sur la confiance partagée, offerte par l’espace du jeu 190. Cette confiance entre acteurs et spectateurs ayant été vécue comme une solidarité effective, le fait social qu’elle constituait relèverait de la "sphère coopérative" et non pas de la "sphère conflictuelle" 191. Dans cette optique, la fiction est partie intégrante de la réalité, sa définition est pragmatique et non sémantique, elle implique un usage spécifique des représentations 192.

La proposition construisait un espace qui s’opposait aux caractéristiques de l’espace public réel, c’est-à-dire aux stratégies de prise de pouvoir ou de défense des individus liées à leur situation d’acteur social. Elle stipulait que la subjectivité a d’emblée une

189 Voir Avec vue sur Loire, de Nelly Richardeau et Sophie Averty (2004).

190 Winnicott D.W., Jeu et réalité – l’espace potentiel, Paris, Minuit, 1975. Il définit l’espace de jeu comme un espace transitionnel qui permet l’expression d’émotions en les déliant de leur espace habituel : l’espace social. Ainsi l’expérience permise par le jeu permet une nouvelle expérience non conflictuelle et agressive des relations.

191 Voir Flahault F., La méchanceté, Paris, Descartes et compagnie, 1998, pp.66-67. Le processus de désidentification dans le cadre d‘une fiction rompt avec l’adhésion identificatoire à nos affects qui caractérise notre fonctionnement au sein du réel.

dimension collective, qu’elle est devenue un enjeu éthique et politique dans une société à la fois individualisante et massifiante 193. Dans tous les cas, elle dévoilait un enjeu critique et offrait la représentation d’un espace public conflictuel.

La déambulation théâtrale évoquait particulièrement la dimension métaphorique et symbolique de la recherche, du mouvement, de la pensée qui se construit en un lieu, in

situ. Elle poursuivait l’idée que l’exercice de la pensée est historiquement et

théoriquement lié à l’accomplissement de la marche, il y a en effet une équivalence historique et théorique entre marcher et philosopher. La mise en rapport d'un lieu à un autre lieu permettait de passer d’une perception à une autre perception – nouvelle.

L’inquiétude des Hérons appréhendait la marche comme franchissement des limites, la

transgression, la redéfinition des territoires et des espaces (du connu vers l’inconnu). Dans le mouvement, il y a une possibilité de lieu, mais également une succession de signes ou de formes. La déambulation était un espace de méditation, d’analyse, de vision, de construction entre la pensée et le corps. Le processus de la marche entretient une homologie processuelle avec la métaphore : changer d’espace et pratiquer l’espace. La métaphore est le passage du sens d’une chose à une signification autre, la translation d’un terme dans un contexte différent dans lequel il se voit octroyer une signification nouvelle, le déplacement du sens dans l’autre 194. La métaphore ouvre à l’énoncé sémantique. La signification est disponibilité, errance et détours. La déambulation de

L’inquiétude des Hérons donnait l’image de la construction d’une pensée, d’un avenir

composé de méandres, de cheminements et d’espaces de liberté. Elle invitait à constater qu’une frontière est souvent poreuse, perméable et flexible : qu’elle se déplace ou peut être déplacée. Dès lors, la mise en scène permettait de passer, de dépasser, d’interroger, de chercher comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement 195. Par le projet Parole et territoire de PEC, la tour Portugal devenait un lieu vivant, un lieu de création avant d’être un espace de monstration. En entretenant avec l’espace urbain et ceux qui l’habitent des relations d’artistes à matériau, ce projet envisageait ce quartier comme un matériau vivant en dialogue avec lui. La déambulation théâtrale trouvait sa place dans le "quartier", car elle était en résonance avec l’expression même de ceux qui l’habitent. Ce projet marquait également la spécificité d’un territoire urbain susceptible d’être, par sa qualité, un lieu de production et de rencontre de l’art. Le lieu est en question, et cède la place à la dynamique. Cependant, cette pièce n’était pas réductible à ce quartier, elle naviguait entre réel et métaphore. Elle déplaçait la lecture de la ville sur un territoire métaphorique. Le territoire n’était pas calqué sur l’espace concerné. Il faisait l’objet d’une transposition.

Ainsi, le rapport entre l’art et la vie quotidienne se rejouait sur un territoire de l’échange et de la proximité. C’est dans ce rapport anthropologique de reconnaissance, in situ, que pouvait se greffer un lieu d’expression, de monstration, ou de manifestation artistique affirmant la nécessité d’une continuité entre la rencontre, le regard sur l’autre, le regard de l’autre sur soi-même, le regard sur une manifestation artistique et celui de l’artiste. L’art jouait un rôle de déplacement ou de décalage, permettant une lecture transversale entre les catégories qui isolent les pratiques et les rapports sociaux. Ce projet stipulait aussi que la lecture et l’écoute des rapports sociaux sont indissociables de toute

193 Pour F. Guattari, trois considérations nous amènent à élargir la définition de la subjectivité de façon à dépasser l’opposition classique entre sujet individuel et société et à revisiter les modèles de l’inconscient : l’irruption des facteurs subjectifs, le développement massif des productions machiniques de subjectivité et la mise en relief récente d’aspects éthologiques et écologiques relatifs à la subjectivité humaine. Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, pp.11-53.

194 Le déplacement est sens – voir G. Simmel : « sans déplacement pas de pensée ». 195 Foucault M., L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard,1980, p.103

intervention artistique sur un territoire. Son intérêt tient à ce qu’il relevait d’échanges, de rencontres et de pratiques qui débordent ou dépassent les règles de fonctionnement et les espaces de son lieu. Son temps n’est plus étanche par rapport aux rythmes de la vie sociale du territoire. Dans cette proximité anthropologique (présence de l’autre), une invention artistique est possible. Il s’agit plus de reconnaître, de s’articuler sur l’espace et les temps de la vie quotidienne, que de les investir. L’inquiétude des hérons défendait des espaces frontaliers (une tour vouée à la destruction) pour permettre à tout le monde de se glisser dans les interstices afin de développer d’autres formes de pensée et d’expressions sociales. Le projet de PEC retournait de la notion de territoire, il ne s’agissait pas seulement de jouer avec les interstices mais de créer un autre registre de pratiques et de valeurs symboliques différentes.

Le spectacle se clôturait par une invitation à boire un verre avec les comédiens et les membres de PEC. Ce moment convivial de discussion défendait un espace public qui n’est pas pré-existant à la communication, mais qui est généré par l’acte de communication, qui lie la pluralité des communautés (E. Tassin), qui fait accéder les mondes vécus à une visibilité politique en supportant les antagonistes, en reconnaissant les paradoxes identitaires des individus. Les appartenances, qu’elles soient sociales ou/et culturelles, ne sont pas à prendre comme des entraves à un monde commun. La communication n’est intéressante que parce qu’elle sait maintenir, sans sortir du champ des tensions, un déséquilibre qui permet à la fois la protection de l’identité et sa mise en discussion. Dès lors, la démocratie plurielle peut être envisagée comme exercice de la démocratie dans des rapports sociaux particuliers et spécifiques. Il s’agit d’accepter la division sociale comme élément de la démocratie 196, et de multiplier les pratiques et les discours qui façonnent des individualités démocratiques.

Malgré le succès de ce spectacle et une représentation supplémentaire, payée par

Nantes Habitat, PEC 44 a décidé de ne pas le rejouer ailleurs et de terminer ce travail

avec la démolition de la tour, au travers d’une journée de déménagement en avril 2005. Celle-ci était organisée autour de lectures de pièces de Calaferte (Un riche, trois

pauvres), dans le cadre des ateliers-théâtres menés par Monique Hervouët, et de la

présentation d’une fiction réalisée par les étudiants de l’école d’architecture 2037, un

mégaprojet de ville. Puis, symboliquement, les objets qui peuplaient l’Appartement- Témoin ont été choisis et emportés par les visiteurs.

Fin 2005, Jean-Marc Ayrault, député-maire, a annoncé officiellement le ralentissement des démolitions dans la partie aval du quartier de Malakoff. L’ensemble des voix critiques qui se sont fait entendre dans toutes ces actions et l’aggravation de la crise du logement dans la ville, dont la population ne cesse d’augmenter, en sont probablement la cause – ainsi que le retrait de l’Etat dans le financement des projets de renouvellement urbain 197

196 « Toute croyance en une possible résolution définitive des conflits, même si elle est pensée sur le mode d’une approche asymptotique à l’idée régulatrice d’une communication sans distorsion comme chez Habermas, loin de fournir l’horizon nécessaire au pluralisme démocratique, est ce qui le met en péril », Mouffe C., Le politique et ses enjeux pour une démocratie plurielle, Paris, La découverte, 1994, p.19.

197 Cf. la recherche-développement POPSU (Plateforme d’Observation des Projets et Stratégies Urbaines) nantaise. Cette recherche vise une connaissance approfondie des grandes opérations urbaines contemporaines, développant à la fois des méthodes d’approche de type ethnographique, une visée monographique et comparatiste : GPV Malakoff - Pré Gauchet , Ile de Nantes. LAUA, resp. scientifique Laurent Devisme.

7. Bilan critique