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Le projet culturel et artistique

1. De la dimension sociale et cognitive de l’art

Toute œuvre s’élabore comme l’interprétation poétique d’un matériau à interpréter, et à son tour l’œuvre d’art devient objet d’interprétation pour une lecture, laquelle produit une nouvelle œuvre

H. Gadamer Aujourd’hui, le point de vue commun sur l’art le définit comme un bien commun indiscutable et partagé, non socialement contextualisé et sans historicité. L’art est alors défini comme suscitant une communion sociale dépassant les conflits d’intérêts et les dominations symboliques. Cette "universalité du langage de l’art" est souvent portée et reproduite par les médias. Cette conception de l’art est véhiculée par une doxa composée d’une vulgate de l’ensemble des propositions kantiennes dont on oublie qu’il est historiquement situé, pour lui accorder une valeur absolue. La croyance se targue de son arrière-fond intemporel, voire de son universalité. Elle participe d’une dé- contextualisation de l’art poursuivie et exercée par la pensée moderniste (et par là même par sa neutralisation). Ainsi, selon la doxa, l’objet d’art doit se garder d’offrir au spectateur une utilisation autre qu’artistique. Seuls seront dits "d’art" les objets sans fonctionnalité qui permettent une distanciation nécessaire à l’exercice d’une contemplation désintéressée, à l’appréciation purement esthétique, au plaisir lié au regard, à l’apparition d’un espace neutre dégagé entre la chose et son signe 208. Il est à remarquer que cette croyance rend difficile la perception et l’interprétation de certaines œuvres d’art contemporain.

De notre point de vue, l’art est une forme qui invite à une pensée-expérience, à une expérience physique et mentale. Une œuvre (théâtrale ou non) dépend de sa forme, de l’organisation de ses éléments, de sa structure, du programme opératoire que l’artiste chaque fois se propose, mais également de ses conditions d’apparition et de diffusion. Cette vision invite à considérer l’art comme un langage de signes. L’art comme langage ne reflète pas le réel, il n’existe pas de monde que finiraient par révéler nos systèmes ou nos productions symboliques. Une oeuvre invite à la découverte d’un monde, subjectif, singulier, appartenant à un univers collectif tant en termes esthétiques, qu’intellectuels et sociaux (l’art est une "métaphore épistémologique" 209). L’activité de symbolisation est une "manière de faire le monde" d’où la nécessité d’analyser la structure des signes que l’art utilise pour désigner les choses. La validité d’une proposition artistique tient à la manière dont les formes qui la constituent décrivent le monde 210 et donnent accès à une

208 Cauquelin A., Petit traité de l’art contemporain, Paris, Seuil, 1996

209 Eco U., L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1968, p.28. « Si une forme artistique ne peut fournir un substitut de la connaissance scientifique, on peut y voir en revanche une métaphore épistémologique : à chaque époque, la manière dont se structurent les diverses formes d’art révèle – au sens large, par similitude, métaphore, résolution du concept en figure – la manière dont les science ou en tous cas la culture contemporaine voit la réalité »,

réalité qui n’est jamais toute faite mais en train de se construire (voir les mondes différents de Ch. Rist, M. Liard ou M. Hervouët).

L’observation des faits artistiques ("objet" d’art et "monde de" l’art) implique de s’intéresser à leur actualité, c'est-à-dire au caractère d’acte accompli dans le contexte d’une réalité historique. Il est impossible d’étudier une pratique artistique en la détachant de la culture et de l’histoire sociale et politique dans lesquelles elle apparaît et se développe.

La notion de réception, introduite par H.R. Jauss, stipule que le spectateur est partenaire de l’œuvre, il en permet les concrétisations successives, c'est-à-dire que c’est la relation de dialogue entre le temps et le lecteur qui libère à chaque époque le potentiel sémantico-artistique de l’œuvre. Pour une esthétique de la réception 211 démontre que trop souvent l’esthétique marxiste ne veut voir dans l’art qu’un épiphénomène, un "reflet" de la réalité sociale ; le formalisme, au contraire, la considère comme un absolu, un système clos, coupé de cette réalité. L’esthétique de la réception, qui s’est amplement développée en Allemagne depuis une vingtaine d’années, tente de dépasser cette opposition figée de deux approches également partielles. Activité de communication, l’art n’est pas un simple produit mais aussi un facteur de production de la société. Il véhicule des valeurs esthétiques, éthiques, sociales qui peuvent contribuer aussi bien à transformer la société qu’à la perpétuer telle qu’elle est. Cette approche privilégie l'observation et l'interrogation sur le système relationnel en jeu dans l’œuvre d’art. On a longtemps considéré l’auteur et l’œuvre en passant sous silence le rôle du "lecteur", or ne faut-il pas considérer que la figure du destinataire et de la réception de l’œuvre est pour une grande part inscrite dans l’œuvre elle même, dans son rapport avec les oeuvres antécédentes qui ont été retenues au titre d’exemples et de normes ? Au moment où une œuvre paraît, elle ne se présente pas comme une nouveauté absolue, mais fait appel à tout un jeu d’annonces, de signaux – manifestes ou latents –, de références implicites, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle et dans certaines attentes de la suite et de la fin. Le texte nouveau évoque pour le lecteur l’horizon d’attente et de règles du jeu avec lequel des textes antérieurs et des pratiques sociales l’ont familiarisé : il s’inscrit alors dans des chaînes d’interprétations. Analyser l’effet produit par l’œuvre sur son regardeur permet d’appréhender véritablement le rôle cognitif et social de l’expérience esthétique et artistique.

Le Théâtre de la Parole devrait mettre en place ce travail d’observation et d’analyse. Cette approche permettrait de mettre en évidence non seulement la complexité du processus de réception et d’interprétation, mais également la diversité des publics et de leurs références et représentations. Ainsi, l’art (et l’expérience esthétique) sont envisagés comme un champ de réflexion, de connaissance, de communication, d’invention et de recherche.

Ce champ n’est pas clos sur lui-même, et possède une dimension politique maintes fois discutée et dont il est difficile d’envisager toutes les manifestations. « Produits d’une idéologie donnée, les œuvres projettent une image du monde (ou de ce que cela signifie d’être au monde). Mais dans ce contexte, "monde" prend les sens les plus divers selon les points de vue idéologiques exprimés » 212. Cette dimension politique du signe artistique n’enlève rien à sa dimension imaginative, et poétique (et la poésie n’échappe

211 Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1972

pas à la pensée) 213. L’art n’est pas mimétique des outils de communication et des pratiques sociales de la société. L’art suggère l’existence d’une "autre humanité" qui diffère du monde réel. Il prétend à l’émergence d’un autre monde. Il est l’image d’une (des) image(s) du monde. Dans cette optique, la fiction est partie intégrante de la réalité, sa définition est pragmatique et non sémantique, elle implique un usage spécifique des représentations. L’art, en donnant naissance à de nouvelles formes, à un nouveau langage, réinvente la perception et la représentation du réel. Le théâtre comme outil de plaisir et d’interrogation propose des expériences différentes, ambiguës qui font surgir des discontinuités et des ruptures. Il ne fournit pas de réponses mais concentre les questions.

Comprendre le monde proposé par une œuvre implique l’analyse de sa forme et de son univers symbolique. Cette analyse permet de mettre en évidence les différents partis pris esthétiques et éthiques des artistes et la manière dont ils abordent la question de la représentation. Souvent, certains arguments défendent l’idée que la qualité politique d’une oeuvre est son univocité. Or les contradictions sont vraisemblablement inhérentes aux œuvres les plus pertinentes. N’importe-t-il pas pour explorer les œuvres de ne pas réduire leurs ambiguïtés et de les envisager comme modalités de réflexion et d’interrogation ?

L’art peut détenir une dimension critique, conduire à la vigilance, l’exigence. Mais qu’entend-on par critique ? Que signifient ces enjeux ? S’agit-il du discours appliqué aux œuvres visant à les évaluer selon leur conformité à des critères, à des normes, à des valeurs ? S’agit-il d’une fonction critique assignée aux œuvres, celles recelant un potentiel subversif qu’il conviendrait de mettre au jour ? Ou bien parle-t-on de l’intention ou de la volonté critique de l’artiste ? L’enjeu est-il de nature sociale, politique, économique ? Est-il lié non plus seulement à l’oeuvre mais à la pratique de l’art en général, la question étant de savoir comment faire valoir sa puissance critique contre la morosité de l’expérience quotidienne ? S’agit-il de s’opposer à une rationalité instrumentale de plus en plus contraignante, une rationalité artistique comme étant "l’autre d’une raison dominante" ? Ou bien enfin vise-t-on à l’instauration, dans le contexte d’activités pragmatiques, d‘un espace de libertés de création permettant l’expression de notre imaginaire, de nos fantasmes, de nos désirs, de notre sensibilité ? Peut être pourrions-nous aussi faire apparaître un enjeu pédagogique visant à favoriser l’épanouissement harmonieux de l’individu, grâce à l’éveil équilibré de sa sensibilité et de son entendement ? Sans doute s’agit-il de tout cela à la fois.

La complexité de la définition du rôle social et politique de l’art tient aussi à ce que ce que l’on appelle "art" change selon les contextes culturels, selon les époques. Son rôle n’est pas univoque. Il est, dans le meilleur des cas, grâce à des processus d’identification, de distanciation et de mises en scène des représentations 214, un interrupteur, analyseur, inventeur, négociateur, créateur de sociabilités.

213 « Il faut accepter le fait que la réalité littéraire, imaginaire de l’art est quelque chose d’autre que sa réalisation physique dans le temps et dans l’espace, sur scène ». T. Kantor, Le théâtre de la mort, p 53.