qui sera une musique de vérité. Ce qui est ici en jeu, c’est ce que
Jean-Marie Schaeffer appelle « la théorie spéculative de l’art », inaugurée par
558 Centeno, Y., O Pensamento esotérico de Fernando Pessoa, Lisbonne, & Etc., 1990, p. 8 (« o interno, a outra face das coisas. »).
559 Cf. Bréchon, R., « Note sur la poésie sacrée de Pessoa », in Pessoa, F., Poèmes ésotériques. Message. Le Marin, Paris, Christian Bourgois, 1988, p. 11 à 19.
560 Bachelard, Gaston, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1989, p. 157.
561 LI, p. 103 (« a noção clara [...] da realidade externa » ; p. 104.)
562
Ibid., p. 69 (« momento lustral » ; p. 74).
563
le romantisme allemand et développée ensuite par Schelling, Hegel,
Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger, entre autres. Cette théorie
soutient en effet « que l’art est un savoir extatique qui est capable de
nous révéler des vérités transcendantes, inaccessibles aux activités
cognitives profanes. »
564Heidegger oppose au « bavardage » de l’être
inauthentique la « parole », qui est la langue de l’Être
565. Ce sont les
poètes qui en ont la charge, comme en témoignent ses écrits sur
Hölderlin
566et Rilke. Dans « Pourquoi des poètes ? », il écrit : « la
langue est la demeure de l’être »
567.La quête de nos diaristes se traduit
donc par un travail permanent sur le langage. Ces journaux se
distinguent de beaucoup d’autres par cette attention, qui fait souvent
défaut dans le journal intime, espace de relâchement de la vigilance
littéraire.
Chez Rilke, Le poète voyant convertit ses visions en langage,
élaborant une langue au plus près de l’Être. À la bouche ouverte sur le
silence hébété ou le rire démoniaque des autres (fragment 18), Malte
oppose une parole motivée. Seul un changement radical permettrait de
« rattraper le temps perdu »
568, et révéler la vérité : « Il faut à tout prix
que quelque chose ait lieu. »
569Cette conclusion du fragment 14 sonne
comme l’annonce d’un salut. Car Rilke a rendu dans la construction
même de son texte l’idée d’un désastre général, grâce aux anaphores
« Est-il possible […] ? » et « Oui, c’est possible. »
570Cette double
répétition donne en effet le sentiment d’un éternel retour du même que
vient heureusement briser l’intervention du poète. Malte redonnera leur
sens aux choses, même les plus ignobles, il changera le plomb en or de
l’écriture, à l’exemple du poème La Charogne de Baudelaire, ou du
Saint-Julien l’Hospitalier de Flaubert. À propos de Baudelaire, Malte
écrit : « Il avait le devoir, devant cette image terrible et en apparence
seulement repoussante, de voir la réalité profonde, celle qui est derrière
tout le réel. »
571Le diariste aussi va composer sa « Charogne », en
564
Schaeffer, Jean-Marie, « Esthétique spéculative et hypothèses sur la réflexivité en art », in Bessière, Jean et Schmeling, Manfred (dir.), Littérature, modernité, réflexivité, Paris, Champion, 2002, p. 16.
565 Heidegger, Martin, Être et temps, Paris, NRF/Gallimard, 1986, p. 207.
566
Cf. « …L'homme habite en poète... » in Essais et conférences ; Vorträge und Aufsätze, 2ème partie.
567 Heidegger, M., « Pourquoi des poètes ?« in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1997, p. 373.
568
CM, p. 449 (« etwas von dem Versäumten zu tun » ; p. 25).
569
Ibid. (« dann muß ja, um alles in der Welt, etwas geschehen. »).
570 Ibid., p. 448 (« Ist es möglich […]? » « Ja, es ist möglich. »).
571
Ibid., p. 481 (« Es war seine Aufgabe, in diesem Schrecklichen, scheinbar nur Widerwärtigen das Seiende zu sehen, das unter allem Seienden gilt. » ; p. 62).
décrivant ce roi couvert d’ulcères, au fragment 61. Il rêve d’écrire dans
« un livre relié en cuir couleur ivoire »
572, car l’ivoire est la couleur de la
pureté, de la virginité de l’écriture, à l’opposé de l’atmosphère viciée de
la civilisation. La pureté est aussi symbolisée par la transparence, celle
de l’air (CM 481), ou du sourire de la mère de Malte, « sur un fond de
clarté »
573. La transparence du sourire fait pendant aux bouches
déformées par le rire, éclairées par les violentes lumières des
baraquements forains du carnaval. La mère de Malte est enveloppée
d’une lumière douce et naturelle, comme la licorne, « l’animal pur,
l’animal de lumière »
574sur les Tapisseries de Cluny (fragment 38) ou la
chanteuse à Venise. C’est dans la transparence d’une Venise hivernale,
la vraie Venise, « cassante comme du verre »
575, que Malte entend la
musique de vérité, à travers le lied que la jeune Danoise chante « avec
une simplicité singulière, comme une chose nécessaire »
576. Dans
l’espace transparent l’ange peut se mouvoir. Ainsi, ces silhouettes qui
nourrissent les oiseaux, et qu’environne « une quantité d’espace
transparent »
577, sont susceptibles, d’après le narrateur, d’attirer
également les anges. Il se demande où ces hommes et femmes se retirent
la nuit ; or la nuit est le moment mystique
578. Ces figures mènent à Dieu,
c’est-à-dire, chez Rilke, à « l’ouvert ». Malte voudrait trouver un
langage qui ait cette capacité, comme le comte Brahe, qui, dans ses
entretiens avec Erik, accorde une grande place aux regards et aux gestes,
sans se perdre en bavardages. « Il était manifeste qu’ils avaient une autre
manière de se comprendre »
579, constate-t-il. Les Carnets ont pour idéal
une langue qui ne parle pas de la vie, mais qui est la vie
580, c’est-à-dire
vérité du monde autant que de soi-même. Comme l’écrit Käte
Hamburger : « La question de la possibilité du dire est pour Malte
existentielle »
581. Dans les Carnets, c’est Beethoven qui est chargé
d’incarner cette musique de vérité. Dans son masque, Malte voit « le
visage de celui qu’un dieu a privé de l’ouïe, afin qu’il n’entende pas
572
Ibid., p. 461 (« ein Buch in gelbliches, elfenbeinfarbiges Leder gebunden » ; p. 39).
573 Ibid., p. 483 (« auf hellem Grund » ; p. 65).
574
Rilke, R. M., Œuvres poétiques et théâtrales, op. cit., p. 505.
575
CM, p. 594 (« bis zum Zerspringen spröde » ; p. 190).
576 Ibid., p. 596 (« merkwürdig einfach, wie etwas Notwendiges » ; p. 193).
577 Ibid., p. 485 (« eine Menge durchsichtigen Raumes » ; p. 67).
578
Kruse, Arnold, Auf dem extremen Pol der Subjektivität, Zu Rilkes “Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge„ Wiesbaden, Deutscher UniversitätsVerlag, 1994, p. 149.
579
CM, p. 452 (« offenbar auf eine andere Weise sich verständigend. » ; p. 29).
580 Kahl, M., Lebensphilosophie und Ästhetik..., op. cit., p. 216.
581
Hamburger, K., « Die phänomenologische Struktur der Dichtung Rilkes » art. cit., p. 17.