constituent l’œuvre à proprement parler. » Or, bien au contraire, le
Journal est le lieu de surgissement du sujet d’écriture, une œuvre à part
entière. D’ailleurs Kafka écrit Das Tagebuch, comme il écrit Die
Verwandlung ou Der Prozess, Der Verschollene etc. Les nombreux
fragments narratifs qui ponctuent le texte du Journal viennent confirmer
l’intuition de lecture selon laquelle une fictionnalisation est à l’œuvre
dans l’ensemble du texte. C’est parce que le « je » du Journal est déjà
en partie fictionnel que peuvent surgir, au beau milieu des
considérations personnelles, dans le même flux d’écriture les récits
(l'examen des manuscrits montre que l'encre est la même). Par exemple,
Kafka évoque son insensibilité le 5 février 1912. Cette note est suivie
d’un fragment narratif intitulé par les éditeurs « Résolutions », dans
lequel il renonce à s’arracher à cet état de marasme. Le récit est à la
première personne du singulier. L’auteur s’y met en scène dans de
petites saynètes, d’abord seul, indiquant son jeu d’acteur : « Je me lève
vivement de mon fauteuil, je fais le tour de ma table, je fais agir ma tête
894
Lejeune, P., Je est un autre, Paris, Seuil, 1980, p. 38.
895
Kafka, F., Oeuvres complètes, vol. 2, op. cit., p. 124.
896 Hornschuh, Manfred, Die Tagebücher Franz Kafkas. Funktionen-Formen-Kontraste, Paris / Francfort-sur-le-Main etc., Peter Lang, 1987, p. 23. Je traduis.
897
et mon cou, je mets de la flamme dans mon regard, je tends les muscles
de mon visage. »
898Il évoque ensuite ses attitudes vis-à-vis de ses
interlocuteurs, qu’il désigne sous forme d’initiales A., B., C. Cette
absence de noms propres est un indice de narration, un élargissement de
la situation personnelle à la fiction. Dans un autre fragment, il s’imagine
en chien (J 316). Il en interprète le rôle pendant quelques phrases.
Comme dans les fables, il est représenté par un animal dont les
caractéristiques morales et sociales lui semblent identiques aux siennes.
Puis, sous la notation personnelle, il amorce un récit mettant en scène
deux chiens. Il est donc passé d’une semi-fiction à la fiction. La distance
avec soi-même apparaît aussi dans l’énonciation. Ainsi, le 5 janvier
1912, Kafka constate chez lui froideur et indifférence, une sorte
d’apathie qui envahit sa sensibilité. Dans le fragment narratif qui suit
899,
il évoque le difficile arrachement d’un personnage à sa chambre, sa
maison, sa famille pour faire une promenade inopinée. Le récit est fait à
la troisième personne (« on »). Ce pronom est une sorte de compromis
entre un « je » autobiographique et un « il » fictif. Le passage à la
troisième personne dans ses récits n’est qu’une étape de plus dans la
mise en fiction de soi, qui est amorcée dès que Kafka s’écrit. Ce
processus est lisible dans les textes que les éditeurs ont appelé Lui.
(J 492-502) L’auteur reprend les même images, exprime les même
sentiments que dans le reste du Journal, mais à la troisième personne ; il
n’évoque plus les circonstances, et tend vers la généralisation. Le
commentaire de Claude David montre bien cette évolution : « Le
personnage imaginaire qualifié ici de « il » ressemble fort à l’auteur.
Mais l’histoire singulière de ce dernier est maintenant passée sous
silence ; il n’apparaît plus que dépersonnalisé et comme paradigme de la
condition humaine. »
900Si le critique a, avec raison, laissé les fragments
de Lui dans le journal, c’est que l’on n’est pas encore au dernier degré
de la fiction ; il s’agit plutôt d’une dépersonnalisation à mettre en regard
avec les aphorismes, ou l’épisode du cosaque, dans lequel, par le
truchement des images, s’opère une généralisation de l’expérience
personnelle. L’écrivain dit d’abord qu’il va mener une enquête
autobiographique sur laquelle il s’édifiera. C’est le « je » du Journal qui
s’exprime. Puis il introduit une comparaison : « comme un homme dont
la maison est branlante »
901. Plus loin, cet homme devient « il ». Une
898 Ibid.
,
p. 174 (« Ich reiße mich vom Sessel los, umlaufe den Tisch mit großen Schritten, mache Kopf und Hals beweglich, bringe Feuer in die Augen, spanne die Muskeln um sie herum » ; II, p. 31).899
Ibid., p. 173.
900 Cf. J, 1426. Note 2 de la p. 492.
901
Ibid, p. 548 (« wie einer, dessen Haus unsicher ist » ; [Ein junger Student…], in Das Ehepaar..., op. cit., p. 10).
seconde comparaison intervient alors : « Ce qui s’ensuit est pure folie,
c’est-à-dire quelque chose comme une danse de cosaque […] »
902. De ce
fait, l’homme, c’est-à-dire Kafka, est identifié au cosaque.
L’emboîtement des comparaisons permet un éloignement progressif du
sujet initial, et la fabrique du personnage, qui est introduit dans les
phrases commençant par « wie » (comme) – c’est le cas du cosaque – ou
« als ob » (comme si). Hartmut Binder
903a remarqué que ces tournures
étaient très nombreuses. De la seconde (comme si), il ajoute qu’elle
permet la création d’hypostases du moi. Dans un passage que nous
avons cité plus haut, Kafka se décrit ainsi : « Je suis cependant plus
calme que d’habitude, comme si une grande transformation était en train
de s’accomplir dont je sentirais le frémissement lointain. »
904Grâce à la
comparaison située dans l’irréel, le moi semble prendre une expansion
infinie. Il suffirait de développer la seconde proposition pour aboutir à
un récit. Le « comme si » est un pont entre réalité et fiction. Le sujet
n’est pas le même au début et à la fin du fragment, il a acquis entre
temps une dimension fictive, il contient en germe la possibilité de
devenir un héros romanesque, voire épique. À propos de son destin
littéraire, Kafka parle de « [s]es dispositions pour décrire [s]a vie
intérieure, qui a quelque chose d’onirique »
905. C’est toute son écriture
qu’il désigne ainsi, établissant lui-même la continuité entre les rêves, les
fantasmes, les mises en scène du Journal, et la fiction romanesque. Pour
désigner son travail d’écriture fictionnelle, il a recours à l’expression
« dialogue avec moi-même »
906, habituellement réservée à la seule
littérature autobiographique. Si le « je » du journal proprement dit n’est
pas hétéronymique, c’est sans doute parce que Kafka parachève la
fictionnalisation dans des textes à caractère romanesque, à l’inverse de
Pessoa.
Chez celui-ci, la fiction de soi est la fabrication d’une nouvelle
identité. Le poète faussaire est un thème récurrent dans son œuvre. Le
terme omniprésent dans Le Livre de l’Intranquillité, et traduit par le
français « fictif », est l’adjectif portugais « falso », qui signifie en réalité
« faux, fourbe ». Il a donc un caractère péjoratif que n’a pas le français ;
il signale davantage le désir d’imposture qu’est la création
hétéronymique. Dans la présentation de Soares par Pessoa, ce dernier
902 Ibid. (« Was folgt ist Irrsinn, also etwa ein Kosakentanz […] »).
903
Binder, H., Kafka in neuer Sicht, J.B. Metzler, Stuttgart, 1976, p. 197 et 201.
904
J, p. 489.Je souligne.
905 Ibid, p. 360 (« Der Sinn für die Darstellung meines traumhaften innern Lebens » ; II, p. 167).
906
met en place un procédé qui fait du premier une fiction. Soares aurait en
effet confié son manuscrit à Pessoa en vue d’une publication. Cependant
le reste des fragments ne fait aucune allusion à cet épisode. Soares ne
parle jamais de Pessoa… Contrairement à la voix de « l’homme de
qualité », qui ressurgit à la fin de Manon Lescaut
907, celle de l’auteur réel
du Livre de l’intranquillité ne se fait plus entendre explicitement.
Néanmoins, elle sous-tend, à chaque instant, celle de Soares. Celui-ci,
de l’avis de son créateur, est en effet très peu fictif. Dans une lettre à
Sá-Carneiro que les éditeurs ont placée en tête de l’ouvrage
908, l’écrivain
portugais fait son portrait mental. Dans le post-scriptum, il se dit fort
satisfait de la façon dont il a décrit son psychisme, et décide de l’inclure
dans le Livre. De son propre aveu, c’est donc bien son autoportrait qu’il
fait à travers Soares. Pessoa a insisté sur la grande proximité qu’il a avec
l’aide-comptable, parlant de mutilation de lui-même. Angel Crespo
remarque qu’à maintes reprises, Soares laisse distraitement tomber son
masque
909. Pessoa définit son œuvre comme un journal, et se caractérise
lui-même comme écrivain. Nous aurions par conséquent affaire à un
journal littéraire. Mais Soares n’existe pas, et son journal n’est pas tout à
fait les écrits intimes de Pessoa, dont nous disposons par ailleurs. Ainsi,
au fragment 99, Soares décrit son manuscrit : « En plusieurs endroits,
ma signature, à l’envers ou inversée. Des chiffres ici ou là, quelques
dessins insignifiants, tracés par mon inattention. »
910Or c’est à quoi
ressemblent le manuscrit du Livre de l’Intranquillité et plus
généralement les manuscrits de Pessoa... L’aide-comptable, personnage
fictif, a donc un manuscrit réel, qui est celui de l’orthonyme. Si Pessoa a
conservé l’artifice littéraire de la rencontre avec son hétéronyme, qui lui
aurait confié son journal, les indications qu’il donne à son sujet sont
suffisamment vagues pour que l’on puisse les appliquer à lui-même.
Surtout, il ne nous confie rien sur son propre compte. Nous ignorons son
nom, qui n’apparaît que sur la couverture de l’ouvrage, son métier, et ce
qu’il fait dans ce restaurant d’entresol où a eu lieu la rencontre. Ce qui
frappe dans la présentation qui est faite du personnage, c’est la
similitude d’habitudes, de comportement et de caractère entre Pessoa et
Soares, cause de l’échange et de l’amitié entre les deux hommes. Leurs
noms se ressemblent: si l’on remplace le « p »par un« s », on découvre
907 L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut devait, au départ, constituer le septième et dernier tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité de l’abbé Prévost.
908
LI, p. 31-32. Lettre du 14 mars 1916.
909 Crespo, A., Estudos sobre Fernando Pessoa, Lisbonne, Teorema, 1988, p. 130.
910
LI, p. 130 (« Várias vezes a minha assinatura às avessas e ao invés. Alguns números aqui e ali, assim mesmo. Uns desenhos de nada, feitos pela minha desatenção. » ; p. 128).
que « Soares » est un anagramme de « Pessoa ». En outre, ce
dédoublement est mis en abyme dans le Livre. Soares tend à se
fictionnaliser à son tour. Le diariste, comme le dit l’aide-comptable au
fragment 115, façonne
911sa vie. La narration, dominée par le présent, se
rattache au monologue intérieur. Mais le statut de ce présent est sujet à
caution. Il peut désigner l’expérience vécue, ou le passage à une
« surréalité », comme l’énonce Zacharias I. Siaflekis
912. Ainsi, au
fragment 353, Soares met en place un personnage (« il »), dont la
tristesse, la difficulté à vivre, l’identifient à l’aide-comptable.
Rilke avait prévu d’avoir recours à un subterfuge littéraire classique,
celui-là même utilisé par Pessoa. Deux versions ont précédé celle que
nous connaissons, où Malte, personnage fictif, était introduit par un
narrateur. Malte devait avoir confié à un ami tous ses papiers avant sa
mort. Son journal se trouvait enchâssé dans un récit premier, le dialogue
d’un jeune homme et d’une jeune fille dans un établissemnt thermal.
Dans la première version, le narrateur occupe une place importante. Il se
fait plus discret dans la seconde, et disparaît dans la version définitive,
dont le titre révèle le caractère fictif : Les Carnets de Malte Laurids
Brigge. La métamorphose de Rilke en un personnage (Malte) est lisible
à partir du fragment 8, quand émergent les souvenirs d’enfance. Malte
raconte alors sa propre histoire, signant au fragment 14 son acte de
naissance : « […] moi, Brigge, âgé de vingt-huit ans […] »
913. On
pourrait penser que la fiction s’arrête ici. Le personnage est né, il s’agit
d’un hétéronyme. Mais Rilke poursuit le processus. Comme Soares,
Brigge tend à se fictionnaliser à son tour : « Ich sitze hier und bin nichts.
Und dennoch, dieses Nichts fängt an zu denken und denkt [...] diesen
Gedanken : Ist es möglich, denkt es […] » (« Je suis assis ici et je ne
suis rien. Et pourtant, ce rien se met à réfléchir ; il réfléchit [...], et voici
ce qu’il pense : / Est-il possible, pense-t-il […] »)
914Le « je » (« ich »)
devient un « il » neutre (« es »). Comme Kafka, Rilke a recours à la
troisième personne du singulier. Malte ne semble pas, en effet, être une
fiction suffisante ; il faut convoquer le fils prodigue, un autre double de
Rilke, mais plus lointain, premier pas vers la figure universelle qui
surgira dans la poésie. Les Carnets se situent en fait au carrefour de
deux genres : le journal intime et le roman personnel. C’est un roman
911
Le verbe portugais « talhar » signifie « tailler » (une sculpture). Il évoque l'idée démiurgique d'un poète qui se sculpte lui-même.
912
Siaflekis, Zacharias. I., « Le Livre de l’intranquillité : logique générique et acte communicationnel », in Colloque de Cerisy, op. cit., p. 221.
913
Loc. cit. in extenso. 914