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Toutefois il considère le Journal comme avant-texte de l’œuvre : « Les notations personnelles sont la matière première, les autres textes

Dans le document L'Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa (Page 164-169)

constituent l’œuvre à proprement parler. » Or, bien au contraire, le

Journal est le lieu de surgissement du sujet d’écriture, une œuvre à part

entière. D’ailleurs Kafka écrit Das Tagebuch, comme il écrit Die

Verwandlung ou Der Prozess, Der Verschollene etc. Les nombreux

fragments narratifs qui ponctuent le texte du Journal viennent confirmer

l’intuition de lecture selon laquelle une fictionnalisation est à l’œuvre

dans l’ensemble du texte. C’est parce que le « je » du Journal est déjà

en partie fictionnel que peuvent surgir, au beau milieu des

considérations personnelles, dans le même flux d’écriture les récits

(l'examen des manuscrits montre que l'encre est la même). Par exemple,

Kafka évoque son insensibilité le 5 février 1912. Cette note est suivie

d’un fragment narratif intitulé par les éditeurs « Résolutions », dans

lequel il renonce à s’arracher à cet état de marasme. Le récit est à la

première personne du singulier. L’auteur s’y met en scène dans de

petites saynètes, d’abord seul, indiquant son jeu d’acteur : « Je me lève

vivement de mon fauteuil, je fais le tour de ma table, je fais agir ma tête

894

Lejeune, P., Je est un autre, Paris, Seuil, 1980, p. 38.

895

Kafka, F., Oeuvres complètes, vol. 2, op. cit., p. 124.

896 Hornschuh, Manfred, Die Tagebücher Franz Kafkas. Funktionen-Formen-Kontraste, Paris / Francfort-sur-le-Main etc., Peter Lang, 1987, p. 23. Je traduis.

897

et mon cou, je mets de la flamme dans mon regard, je tends les muscles

de mon visage. »

898

Il évoque ensuite ses attitudes vis-à-vis de ses

interlocuteurs, qu’il désigne sous forme d’initiales A., B., C. Cette

absence de noms propres est un indice de narration, un élargissement de

la situation personnelle à la fiction. Dans un autre fragment, il s’imagine

en chien (J 316). Il en interprète le rôle pendant quelques phrases.

Comme dans les fables, il est représenté par un animal dont les

caractéristiques morales et sociales lui semblent identiques aux siennes.

Puis, sous la notation personnelle, il amorce un récit mettant en scène

deux chiens. Il est donc passé d’une semi-fiction à la fiction. La distance

avec soi-même apparaît aussi dans l’énonciation. Ainsi, le 5 janvier

1912, Kafka constate chez lui froideur et indifférence, une sorte

d’apathie qui envahit sa sensibilité. Dans le fragment narratif qui suit

899

,

il évoque le difficile arrachement d’un personnage à sa chambre, sa

maison, sa famille pour faire une promenade inopinée. Le récit est fait à

la troisième personne (« on »). Ce pronom est une sorte de compromis

entre un « je » autobiographique et un « il » fictif. Le passage à la

troisième personne dans ses récits n’est qu’une étape de plus dans la

mise en fiction de soi, qui est amorcée dès que Kafka s’écrit. Ce

processus est lisible dans les textes que les éditeurs ont appelé Lui.

(J 492-502) L’auteur reprend les même images, exprime les même

sentiments que dans le reste du Journal, mais à la troisième personne ; il

n’évoque plus les circonstances, et tend vers la généralisation. Le

commentaire de Claude David montre bien cette évolution : « Le

personnage imaginaire qualifié ici de « il » ressemble fort à l’auteur.

Mais l’histoire singulière de ce dernier est maintenant passée sous

silence ; il n’apparaît plus que dépersonnalisé et comme paradigme de la

condition humaine. »

900

Si le critique a, avec raison, laissé les fragments

de Lui dans le journal, c’est que l’on n’est pas encore au dernier degré

de la fiction ; il s’agit plutôt d’une dépersonnalisation à mettre en regard

avec les aphorismes, ou l’épisode du cosaque, dans lequel, par le

truchement des images, s’opère une généralisation de l’expérience

personnelle. L’écrivain dit d’abord qu’il va mener une enquête

autobiographique sur laquelle il s’édifiera. C’est le « je » du Journal qui

s’exprime. Puis il introduit une comparaison : « comme un homme dont

la maison est branlante »

901

. Plus loin, cet homme devient « il ». Une

898 Ibid.

,

p. 174 (« Ich reiße mich vom Sessel los, umlaufe den Tisch mit großen Schritten, mache Kopf und Hals beweglich, bringe Feuer in die Augen, spanne die Muskeln um sie herum » ; II, p. 31).

899

Ibid., p. 173.

900 Cf. J, 1426. Note 2 de la p. 492.

901

Ibid, p. 548 (« wie einer, dessen Haus unsicher ist » ; [Ein junger Student…], in Das Ehepaar..., op. cit., p. 10).

seconde comparaison intervient alors : « Ce qui s’ensuit est pure folie,

c’est-à-dire quelque chose comme une danse de cosaque […] »

902

. De ce

fait, l’homme, c’est-à-dire Kafka, est identifié au cosaque.

L’emboîtement des comparaisons permet un éloignement progressif du

sujet initial, et la fabrique du personnage, qui est introduit dans les

phrases commençant par « wie » (comme) – c’est le cas du cosaque – ou

« als ob » (comme si). Hartmut Binder

903

a remarqué que ces tournures

étaient très nombreuses. De la seconde (comme si), il ajoute qu’elle

permet la création d’hypostases du moi. Dans un passage que nous

avons cité plus haut, Kafka se décrit ainsi : « Je suis cependant plus

calme que d’habitude, comme si une grande transformation était en train

de s’accomplir dont je sentirais le frémissement lointain. »

904

Grâce à la

comparaison située dans l’irréel, le moi semble prendre une expansion

infinie. Il suffirait de développer la seconde proposition pour aboutir à

un récit. Le « comme si » est un pont entre réalité et fiction. Le sujet

n’est pas le même au début et à la fin du fragment, il a acquis entre

temps une dimension fictive, il contient en germe la possibilité de

devenir un héros romanesque, voire épique. À propos de son destin

littéraire, Kafka parle de « [s]es dispositions pour décrire [s]a vie

intérieure, qui a quelque chose d’onirique »

905

. C’est toute son écriture

qu’il désigne ainsi, établissant lui-même la continuité entre les rêves, les

fantasmes, les mises en scène du Journal, et la fiction romanesque. Pour

désigner son travail d’écriture fictionnelle, il a recours à l’expression

« dialogue avec moi-même »

906

, habituellement réservée à la seule

littérature autobiographique. Si le « je » du journal proprement dit n’est

pas hétéronymique, c’est sans doute parce que Kafka parachève la

fictionnalisation dans des textes à caractère romanesque, à l’inverse de

Pessoa.

Chez celui-ci, la fiction de soi est la fabrication d’une nouvelle

identité. Le poète faussaire est un thème récurrent dans son œuvre. Le

terme omniprésent dans Le Livre de l’Intranquillité, et traduit par le

français « fictif », est l’adjectif portugais « falso », qui signifie en réalité

« faux, fourbe ». Il a donc un caractère péjoratif que n’a pas le français ;

il signale davantage le désir d’imposture qu’est la création

hétéronymique. Dans la présentation de Soares par Pessoa, ce dernier

902 Ibid. (« Was folgt ist Irrsinn, also etwa ein Kosakentanz […] »).

903

Binder, H., Kafka in neuer Sicht, J.B. Metzler, Stuttgart, 1976, p. 197 et 201.

904

J, p. 489.Je souligne.

905 Ibid, p. 360 (« Der Sinn für die Darstellung meines traumhaften innern Lebens » ; II, p. 167).

906

met en place un procédé qui fait du premier une fiction. Soares aurait en

effet confié son manuscrit à Pessoa en vue d’une publication. Cependant

le reste des fragments ne fait aucune allusion à cet épisode. Soares ne

parle jamais de Pessoa… Contrairement à la voix de « l’homme de

qualité », qui ressurgit à la fin de Manon Lescaut

907

, celle de l’auteur réel

du Livre de l’intranquillité ne se fait plus entendre explicitement.

Néanmoins, elle sous-tend, à chaque instant, celle de Soares. Celui-ci,

de l’avis de son créateur, est en effet très peu fictif. Dans une lettre à

Sá-Carneiro que les éditeurs ont placée en tête de l’ouvrage

908

, l’écrivain

portugais fait son portrait mental. Dans le post-scriptum, il se dit fort

satisfait de la façon dont il a décrit son psychisme, et décide de l’inclure

dans le Livre. De son propre aveu, c’est donc bien son autoportrait qu’il

fait à travers Soares. Pessoa a insisté sur la grande proximité qu’il a avec

l’aide-comptable, parlant de mutilation de lui-même. Angel Crespo

remarque qu’à maintes reprises, Soares laisse distraitement tomber son

masque

909

. Pessoa définit son œuvre comme un journal, et se caractérise

lui-même comme écrivain. Nous aurions par conséquent affaire à un

journal littéraire. Mais Soares n’existe pas, et son journal n’est pas tout à

fait les écrits intimes de Pessoa, dont nous disposons par ailleurs. Ainsi,

au fragment 99, Soares décrit son manuscrit : « En plusieurs endroits,

ma signature, à l’envers ou inversée. Des chiffres ici ou là, quelques

dessins insignifiants, tracés par mon inattention. »

910

Or c’est à quoi

ressemblent le manuscrit du Livre de l’Intranquillité et plus

généralement les manuscrits de Pessoa... L’aide-comptable, personnage

fictif, a donc un manuscrit réel, qui est celui de l’orthonyme. Si Pessoa a

conservé l’artifice littéraire de la rencontre avec son hétéronyme, qui lui

aurait confié son journal, les indications qu’il donne à son sujet sont

suffisamment vagues pour que l’on puisse les appliquer à lui-même.

Surtout, il ne nous confie rien sur son propre compte. Nous ignorons son

nom, qui n’apparaît que sur la couverture de l’ouvrage, son métier, et ce

qu’il fait dans ce restaurant d’entresol où a eu lieu la rencontre. Ce qui

frappe dans la présentation qui est faite du personnage, c’est la

similitude d’habitudes, de comportement et de caractère entre Pessoa et

Soares, cause de l’échange et de l’amitié entre les deux hommes. Leurs

noms se ressemblent: si l’on remplace le « p »par un« s », on découvre

907 L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut devait, au départ, constituer le septième et dernier tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité de l’abbé Prévost.

908

LI, p. 31-32. Lettre du 14 mars 1916.

909 Crespo, A., Estudos sobre Fernando Pessoa, Lisbonne, Teorema, 1988, p. 130.

910

LI, p. 130 (« Várias vezes a minha assinatura às avessas e ao invés. Alguns números aqui e ali, assim mesmo. Uns desenhos de nada, feitos pela minha desatenção. » ; p. 128).

que « Soares » est un anagramme de « Pessoa ». En outre, ce

dédoublement est mis en abyme dans le Livre. Soares tend à se

fictionnaliser à son tour. Le diariste, comme le dit l’aide-comptable au

fragment 115, façonne

911

sa vie. La narration, dominée par le présent, se

rattache au monologue intérieur. Mais le statut de ce présent est sujet à

caution. Il peut désigner l’expérience vécue, ou le passage à une

« surréalité », comme l’énonce Zacharias I. Siaflekis

912

. Ainsi, au

fragment 353, Soares met en place un personnage (« il »), dont la

tristesse, la difficulté à vivre, l’identifient à l’aide-comptable.

Rilke avait prévu d’avoir recours à un subterfuge littéraire classique,

celui-là même utilisé par Pessoa. Deux versions ont précédé celle que

nous connaissons, où Malte, personnage fictif, était introduit par un

narrateur. Malte devait avoir confié à un ami tous ses papiers avant sa

mort. Son journal se trouvait enchâssé dans un récit premier, le dialogue

d’un jeune homme et d’une jeune fille dans un établissemnt thermal.

Dans la première version, le narrateur occupe une place importante. Il se

fait plus discret dans la seconde, et disparaît dans la version définitive,

dont le titre révèle le caractère fictif : Les Carnets de Malte Laurids

Brigge. La métamorphose de Rilke en un personnage (Malte) est lisible

à partir du fragment 8, quand émergent les souvenirs d’enfance. Malte

raconte alors sa propre histoire, signant au fragment 14 son acte de

naissance : « […] moi, Brigge, âgé de vingt-huit ans […] »

913

. On

pourrait penser que la fiction s’arrête ici. Le personnage est né, il s’agit

d’un hétéronyme. Mais Rilke poursuit le processus. Comme Soares,

Brigge tend à se fictionnaliser à son tour : « Ich sitze hier und bin nichts.

Und dennoch, dieses Nichts fängt an zu denken und denkt [...] diesen

Gedanken : Ist es möglich, denkt es […] » (« Je suis assis ici et je ne

suis rien. Et pourtant, ce rien se met à réfléchir ; il réfléchit [...], et voici

ce qu’il pense : / Est-il possible, pense-t-il […] »)

914

Le « je » (« ich »)

devient un « il » neutre (« es »). Comme Kafka, Rilke a recours à la

troisième personne du singulier. Malte ne semble pas, en effet, être une

fiction suffisante ; il faut convoquer le fils prodigue, un autre double de

Rilke, mais plus lointain, premier pas vers la figure universelle qui

surgira dans la poésie. Les Carnets se situent en fait au carrefour de

deux genres : le journal intime et le roman personnel. C’est un roman

911

Le verbe portugais « talhar » signifie « tailler » (une sculpture). Il évoque l'idée démiurgique d'un poète qui se sculpte lui-même.

912

Siaflekis, Zacharias. I., « Le Livre de l’intranquillité : logique générique et acte communicationnel », in Colloque de Cerisy, op. cit., p. 221.

913

Loc. cit. in extenso. 914

personnel

915

en ce sens qu’ils détachent un moment d’une vie,

dépeignent une crise

916

. La mise en forme littéraire est très importante, et

Rilke a toujours envisagé de les publier. De fait, si la rédaction fut plus

longue que prévue – six années –, elle correspond plus au temps

d’écriture d’un roman que d’un journal intime. Mais dans la mesure où

cet ouvrage est, non une écriture rétroactive, mais une succession

d’instantanés, il relève du journal intime. La différence entre les deux

genres est d’ailleurs très floue, Alain Girard en convient lui-même. Il

s’efforce de les distinguer grâce au critère de l’élaboration

917

. Mais

celui-ci est difficile à établir. Par exemple, les lettres de Rilke datant de

la période des Carnets manifestent peu d’écart avec nombre de passages

de l’œuvre. Inversement, il y a des fragments – comme le dernier –, qui

ont été remaniés à plusieurs reprises. La genèse de l’œuvre montre son

désir d’abolir la frontière entre réalité et fiction, entre journal et roman.

En supprimant l’introduction des premières versions, il rendait plus

incertaine la frontière entre son personnage et lui. Claude Porcell y voit

un paradoxe, puisque la distance maximale entre Rilke et Malte semble

atteinte dans cette dernière version. Il suggère que le mystérieux ami du

début se serait « simplement caché au fond de [Malte] », « fait du même

matériau que Rilke »

918

. D’ailleurs, les consonances entre Rilke et

Brigge incitent à l’identification de l’orthonyme et de son hétéronyme.

C’est la mise en fiction du moi qui permet d’atteindre à la vérité

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