Pour rebâtir le sujet, il faut trouver le sol sur lequel s’appuyer. C’est
dans l’enfance qu’il faut chercher le noyau dur. En effet, l’enfant,
comme l’écrit Bachelard, réalise « l’étonnement d’être »
825, il est sans
devenir, hors-temps. Lui seul connaît l’étonnement d’être au monde car
lui seul voit. Le journal intime sera le lieu de la quête, car, répondant au
désir de « vivre en-dedans »
826, il est une « seconde naissance », un
« retour à la matrice »
827, comme le constate Béatrice Didier, il est tenu
quand le moi est menacé ou n’est pas encore constitué
828.
820 Cf. Chevalier, Jean et Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 233.
821
« Saint Georges » Nouveaux poèmes in R. M. Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales,
op. cit., p. 466.
822 Bréchon, R., Étrange étranger…, op. cit., p. 203.
823
Ibid., p. 204.
824
Girard, A., Le Journal intime, op. cit., p. 498.
825 Bachelard, G., La Poétique de la rêverie, op. cit., p. 100.
826 Didier, B., Le Journal intime, op.cit., p. 124.
827
Ibid., p. 90-91.
828
Si Malte a tant besoin de fonder son moi, c’est parce que l’enfance
n’a pas joué son rôle de construction de la personnalité. « Il faudrait
donc, en quelque sorte, assumer à nouveau son enfance, si on ne voulait
pas la considérer comme à jamais perdue […] »
829, écrit-il. L’enfance est
l’unique sol sur lequel peut être rebâti le sujet. « Et dans le moment
même où je comprenais que je la perdais, j’éprouvais le sentiment qu’il
n’y aurait jamais rien d’autre à quoi je pourrais faire appel »
830, note le
jeune Danois. De même, le comte Brahe, dans ses mémoires, omet de
raconter ses souvenirs politiques et militaires, toutes choses déjà
oubliées. Car « ce qu’il ne voulait pas oublier, c’était son enfance »
831.
Le poète est au plus près de l’enfance, car il est lui-même cet enfant qui
a grandi contre les adultes (CM 555). L’enfant, être solitaire étranger au
monde des grandes personnes, est une figure de l’intériorité. Pour écrire,
il faut « être seul comme on l’était dans l’enfance »
832. C’est la raison
pour laquelle le fils prodigue, ayant trouvé les « racines de son être »
833reviendra, mû par le besoin d’achever ce passé, préalable à toute
métamorphose du moi. Jean-Yves Masson, analysant un poème de Rilke
sur le Fils prodigue antérieur aux Carnets, souligne que déjà le poète
rejette « la rupture comme acte fondateur »
834. Le fils prodigue des
Carnets revient son son enfance, époque où toutes les transformations
sont possibles (CM 599). L’identité de l’enfant n’est pas fixe, il s’agit
d’une singularité plastique qui lui permet d’atteindre l’infini. En 1920,
dans l’élégie inachevée, Rilke chante encore l’enfance, « cette fidélité
sans nom des célestes »
835…
C’est le désir de pureté qui ramène Kafka à l’enfance, car l’existence
dans le monde l’a souillé. « Ce n’est que de l’intérieur que l’on peut se
maintenir et maintenir le monde dans le silence et la vérité »
836, écrit-il.
829 CM, p. 538 (« Auch die Kindheit würde also gewissermaßen noch zu leisten sein, wenn man sie nicht für immer verloren geben wollte […] » ; p. 128).
830
Ibid., p. 539 (« Und während ich begriff, wie ich sie verlor, empfand ich zugleich, daß ich nie etwas anderes haben würde, mich darauf zu berufen. »).
831 Ibid., p. 531 (« Was er [...] nicht vergessen wollte, das war seine Kindheit. » ; p. 120).
832
Lettre du 23 décembre 1903 à Franz Kappus (« wie man als Kind einsam war… »). Je traduis.
833 CM, p. 603 (« Wurzeln seines Seins » ; p. 200).
834
Masson, Jean-Yves, « Comment inaugurer une Vita nova ? Le départ du Fils prodigue de Rilke (1907), entre tradition et rupture », in Jongy, B. (dir.), Le Fils prodigue et les siens, op.cit., p. 146.
835 Rilke, R. M., Élégies de Duino, p. 571 (« diese namenlose Treue » [Unvollendete Elegie], Sämtliche Werke II, 1963, p. 457.
836
J, p. 443 (« Nur von innen [wird man] sich und sie [die Welt] still und wahr erhalten. » [Oktavheft G] in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit., p. 164).
Cette image du cercle est récurrente dans les journaux. Nous avons vu
qu’il préférait être l’opprimé dans le cercle plutôt que l’oppresseur à
l’extérieur (J 7). Gusdorf, commentant ce passage, écrit : « Le cercle,
ici, désigne le lieu ontologique de la personnalité »
837. En effet, « le
cercle limité est pur. »
838Seul, à sa source, le sujet n’est pas corrompu.
Kafka est ici plus proche de Rousseau que de Schopenhauer… Le
cercle, c’est soi-même sans les autres, sans mélange. Or « […] il fut un
temps où [il] le voyai[t] posé à terre, comme arrosé de chaux […] »
839.
Ce temps est celui de l’enfance « vertueuse », « libre »
840, car d’une
sincérité parfaite, où l’on pouvait se mettre à nu devant autrui. L’enfant
est pur car ignorant des questions sexuelles
841. Kafka désire figer le
corps dans son état originaire, retrouver le corps adamique de l’enfant.
C’est le temps où « les parents aussi étaient purs »
842. Toujours, chez lui,
le passé est idéalisé, d’ailleurs impossible à situer. Lorsqu’il se plaint de
son insomnie en 1911, à l’âge de vingt-huit ans, il évoque le bon
sommeil des « nuits d’autrefois »
843. Le déterminant « jene », plus vague
encore que la traduction française, relègue le bien-être dans un passé
non daté. De même, lorsqu’il dit avoir perdu la sérénité d’autrefois
(J 231), à quelle période de sa vie fait-il allusion ? Il faut supposer
qu’elle date d’avant 1911 (il est alors âgé de vingt-huit ans), car cette
sérénité est absente du journal. En 1915, il situera en 1912 le moment où
il est en pleine possession de ses moyens (J 411), mais le lecteur ne peut
corroborer ce constat. En effet, en 1912, si le désir d’écrire est très fort,
le désir de mort l’est tout autant (J 251). Le diariste semble renvoyer à
une enfance indéterminée. Le souci d’économie, la crainte d’épuiser des
réserves constituées enfant préside à la vision de l’existence chez cet
auteur : « Toutes ces forces ne sont qu’un résidu de celles que je
possédais dans mon enfance […] »
844. Dès lors, toute vie n’est que
détérioration.
837
Gusdorf, G., Lignes de vie, vol. 1 : Les Écritures du moi, op. cit., p. 393.
838 Loc. cit. 839
J, p. 8 (« Eine Zeitlang sah [er] ihn ja auf der Erde liegen, wie mit Kalk ausgespritzt […] » ; I, p. 16).
840 Ibid., p. 422 ; [« Jeder Mensch ist eigentümlich« ] in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit., p. 147.
841
Ibid., p. 543. Note du 10 avril 1922 ; III, p. 228.
842
Ibid., p. 396 (« waren auch die Eltern rein. » ; III, p. 98).
843 Ibid., p. 88 (« jene Nächte » ; I, p. 42).
844
Kafka, F., Œuvres complètes vol. 2, op. cit., p. 125 (« Alle diese Kräfte sind wieder nur ein Rest jener die ich als Kind besaß […] » ; I, p. 23).