• Aucun résultat trouvé

La Nostalgie de l’infini

Dans le document L'Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa (Page 154-157)

Pour rebâtir le sujet, il faut trouver le sol sur lequel s’appuyer. C’est

dans l’enfance qu’il faut chercher le noyau dur. En effet, l’enfant,

comme l’écrit Bachelard, réalise « l’étonnement d’être »

825

, il est sans

devenir, hors-temps. Lui seul connaît l’étonnement d’être au monde car

lui seul voit. Le journal intime sera le lieu de la quête, car, répondant au

désir de « vivre en-dedans »

826

, il est une « seconde naissance », un

« retour à la matrice »

827

, comme le constate Béatrice Didier, il est tenu

quand le moi est menacé ou n’est pas encore constitué

828

.

820 Cf. Chevalier, Jean et Gheerbrant, Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 233.

821

« Saint Georges » Nouveaux poèmes in R. M. Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales,

op. cit., p. 466.

822 Bréchon, R., Étrange étranger…, op. cit., p. 203.

823

Ibid., p. 204.

824

Girard, A., Le Journal intime, op. cit., p. 498.

825 Bachelard, G., La Poétique de la rêverie, op. cit., p. 100.

826 Didier, B., Le Journal intime, op.cit., p. 124.

827

Ibid., p. 90-91.

828

Si Malte a tant besoin de fonder son moi, c’est parce que l’enfance

n’a pas joué son rôle de construction de la personnalité. « Il faudrait

donc, en quelque sorte, assumer à nouveau son enfance, si on ne voulait

pas la considérer comme à jamais perdue […] »

829

, écrit-il. L’enfance est

l’unique sol sur lequel peut être rebâti le sujet. « Et dans le moment

même où je comprenais que je la perdais, j’éprouvais le sentiment qu’il

n’y aurait jamais rien d’autre à quoi je pourrais faire appel »

830

, note le

jeune Danois. De même, le comte Brahe, dans ses mémoires, omet de

raconter ses souvenirs politiques et militaires, toutes choses déjà

oubliées. Car « ce qu’il ne voulait pas oublier, c’était son enfance »

831

.

Le poète est au plus près de l’enfance, car il est lui-même cet enfant qui

a grandi contre les adultes (CM 555). L’enfant, être solitaire étranger au

monde des grandes personnes, est une figure de l’intériorité. Pour écrire,

il faut « être seul comme on l’était dans l’enfance »

832

. C’est la raison

pour laquelle le fils prodigue, ayant trouvé les « racines de son être »

833

reviendra, mû par le besoin d’achever ce passé, préalable à toute

métamorphose du moi. Jean-Yves Masson, analysant un poème de Rilke

sur le Fils prodigue antérieur aux Carnets, souligne que déjà le poète

rejette « la rupture comme acte fondateur »

834

. Le fils prodigue des

Carnets revient son son enfance, époque où toutes les transformations

sont possibles (CM 599). L’identité de l’enfant n’est pas fixe, il s’agit

d’une singularité plastique qui lui permet d’atteindre l’infini. En 1920,

dans l’élégie inachevée, Rilke chante encore l’enfance, « cette fidélité

sans nom des célestes »

835

C’est le désir de pureté qui ramène Kafka à l’enfance, car l’existence

dans le monde l’a souillé. « Ce n’est que de l’intérieur que l’on peut se

maintenir et maintenir le monde dans le silence et la vérité »

836

, écrit-il.

829 CM, p. 538 (« Auch die Kindheit würde also gewissermaßen noch zu leisten sein, wenn man sie nicht für immer verloren geben wollte […] » ; p. 128).

830

Ibid., p. 539 (« Und während ich begriff, wie ich sie verlor, empfand ich zugleich, daß ich nie etwas anderes haben würde, mich darauf zu berufen. »).

831 Ibid., p. 531 (« Was er [...] nicht vergessen wollte, das war seine Kindheit. » ; p. 120).

832

Lettre du 23 décembre 1903 à Franz Kappus (« wie man als Kind einsam war… »). Je traduis.

833 CM, p. 603 (« Wurzeln seines Seins » ; p. 200).

834

Masson, Jean-Yves, « Comment inaugurer une Vita nova ? Le départ du Fils prodigue de Rilke (1907), entre tradition et rupture », in Jongy, B. (dir.), Le Fils prodigue et les siens, op.cit., p. 146.

835 Rilke, R. M., Élégies de Duino, p. 571 (« diese namenlose Treue » [Unvollendete Elegie], Sämtliche Werke II, 1963, p. 457.

836

J, p. 443 (« Nur von innen [wird man] sich und sie [die Welt] still und wahr erhalten. » [Oktavheft G] in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit., p. 164).

Cette image du cercle est récurrente dans les journaux. Nous avons vu

qu’il préférait être l’opprimé dans le cercle plutôt que l’oppresseur à

l’extérieur (J 7). Gusdorf, commentant ce passage, écrit : « Le cercle,

ici, désigne le lieu ontologique de la personnalité »

837

. En effet, « le

cercle limité est pur. »

838

Seul, à sa source, le sujet n’est pas corrompu.

Kafka est ici plus proche de Rousseau que de Schopenhauer… Le

cercle, c’est soi-même sans les autres, sans mélange. Or « […] il fut un

temps où [il] le voyai[t] posé à terre, comme arrosé de chaux […] »

839

.

Ce temps est celui de l’enfance « vertueuse », « libre »

840

, car d’une

sincérité parfaite, où l’on pouvait se mettre à nu devant autrui. L’enfant

est pur car ignorant des questions sexuelles

841

. Kafka désire figer le

corps dans son état originaire, retrouver le corps adamique de l’enfant.

C’est le temps où « les parents aussi étaient purs »

842

. Toujours, chez lui,

le passé est idéalisé, d’ailleurs impossible à situer. Lorsqu’il se plaint de

son insomnie en 1911, à l’âge de vingt-huit ans, il évoque le bon

sommeil des « nuits d’autrefois »

843

. Le déterminant « jene », plus vague

encore que la traduction française, relègue le bien-être dans un passé

non daté. De même, lorsqu’il dit avoir perdu la sérénité d’autrefois

(J 231), à quelle période de sa vie fait-il allusion ? Il faut supposer

qu’elle date d’avant 1911 (il est alors âgé de vingt-huit ans), car cette

sérénité est absente du journal. En 1915, il situera en 1912 le moment où

il est en pleine possession de ses moyens (J 411), mais le lecteur ne peut

corroborer ce constat. En effet, en 1912, si le désir d’écrire est très fort,

le désir de mort l’est tout autant (J 251). Le diariste semble renvoyer à

une enfance indéterminée. Le souci d’économie, la crainte d’épuiser des

réserves constituées enfant préside à la vision de l’existence chez cet

auteur : « Toutes ces forces ne sont qu’un résidu de celles que je

possédais dans mon enfance […] »

844

. Dès lors, toute vie n’est que

détérioration.

837

Gusdorf, G., Lignes de vie, vol. 1 : Les Écritures du moi, op. cit., p. 393.

838 Loc. cit. 839

J, p. 8 (« Eine Zeitlang sah [er] ihn ja auf der Erde liegen, wie mit Kalk ausgespritzt […] » ; I, p. 16).

840 Ibid., p. 422 ; [« Jeder Mensch ist eigentümlich« ] in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit., p. 147.

841

Ibid., p. 543. Note du 10 avril 1922 ; III, p. 228.

842

Ibid., p. 396 (« waren auch die Eltern rein. » ; III, p. 98).

843 Ibid., p. 88 (« jene Nächte » ; I, p. 42).

844

Kafka, F., Œuvres complètes vol. 2, op. cit., p. 125 (« Alle diese Kräfte sind wieder nur ein Rest jener die ich als Kind besaß […] » ; I, p. 23).

Dans un poème intitulé « Un soir à Lima »

845

, écrit quelques

Dans le document L'Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa (Page 154-157)

Outline

Documents relatifs