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Je faisais comme un homme auquel on entend simplement donner une leçon en le touchant avec une poignée de verges qui ne doit lui faire aucun mal ;

Dans le document L'Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa (Page 195-198)

mais qui, lui, délie les verges, en isole chaque pointe pour la faire entrer en

lui et commence à gratter et à piquer l’intérieur de son corps selon son

propre plan, tandis que la main étrangère tient encore posément les verges

par l’autre bout.

104

Le judaïsme, en plus de son milieu familial, joue ici un rôle moteur.

Grözinger

105

rappelle que dans le Talmud chaque faute est comptée. De

même, l’écrivain pragois utilise le journal comme un livre de comptes et

récapitule soigneusement tous ses crimes. La tyrannie arbitraire du père,

qui punissait et graciait sans raison, est redoublée par l’éthique

hassidique, qui enseigne que ce n’est pas le Talmud la mesure de la

faute, mais la volonté cachée de Dieu. Günther Anders écrit que le héros

kafkaïen – mais il en est de même de Kafka –, est un « horsain »

106

. Il est

pris dans un « carrousel moral des tourments »

107

: se sentant exclu du

monde, il est convaincu d’être dans son tort, attitude qui, en aggravant

les tourments de sa conscience, renforce son exclusion. Paul Ricœur a

bien montré que la conscience coupable est « une conscience close ».

Complaisante à son mal, elle se fait bourreau d’elle-même, et n’espère

101 Ibid., p. 359 (« Voll Lüge, Haß und Neid. Voll Unfähigkeit, Dummheit, Begriffstützigkeit. Voll Faulheit, Schwäche und Wehrlosigkeit. » ; II, p. 166).

102 Ibid., p. 368 (« Übelkeit vor mich selbst » ; III, p. 59).

103 Pour tout le développement qui suit, cf. Jongy, B., « Kafka, cet oiseau de malheur : Günther Anders contre Franz Kafka. », in Zard, Philippe (dir.), Sillages de Kafka, Le Manuscrit, 2007.

et « Kafka : le Mal, les mots », in Lacheny, Marc et Laplénie, Jean-François, Au nom de Goethe ! Hommage à Gerald Stieg, Paris, L’Harmattan, 2009.

104 Ibid., p. 421 (« Es war so, wie wenn jemand mit einer Rute, die keinen Schmerz verursachen soll, nur zur Warnung berührt wird, er aber nimmt das Flechtwerk auseinander, zieht die einzelnen Rutenspitzen in sich und beginnt nach eigenem Plan sein Inneres zu stechen und zu kratzen, während die fremde Hand noch immer ruhig den Rutengriff hält. » ; [« Jeder Mensch ist eigentümlich« ], in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit.,p. 146).

105

Grözinger, K. E., « Schuld und Sühne bei Kafka im Lichte jüdischer Theologie », art. cit., p. 129.

106

Le terme « horsain« est un régionalisme (Normandie).

107

pas être sauvée : « […] elle est la conscience sans promesse […] »

108

. À

Janouch, Kafka avoue sa honte d’être fonctionnaire, de ne pas suivre sa

vocation. Souvent, il file la métaphore de son nom, le choucas, variété

de corbeau, l’oiseau charognard présage de malheur : « Mes ailes se sont

atrophiées. […] je suis gris comme cendre. »

109

La mauvaise conscience

entraîne humiliation et masochisme. À l’instar de Gregor Samsa, le

corps du diariste risque d’être jeté aux ordures d’un coup de balai :

« […] j’aurais aimé, mes papiers à la main, me rouler une bonne fois en

boule sur les dalles de ciment du corridor […] »

110

. Kafka prend la

posture du chien. Son père l’ayant accusé de coucher avec les chiens

(J 142), – ce terme de « chien » était en effet l’insulte courante des juifs

assimilés aux juifs de l’Est –, Franz endosse le rôle prescrit : « Au fond,

je suis un être incapable et ignorant qui, s’il n’avait été mis de force à

l’école […], serait tout juste bon à rester blotti dans une niche à chien, à

sauter dehors quand on lui apporte sa pâtée et à rentrer d’un bond quand

il l’a engloutie. »

111

L’image réapparaît dans Le Procès où le héros est

tué « comme un chien »

112

, et dans le Journal de 1920, dans le récit Les

Recherches d’un chien [Forschungen eines Hundes]. « Du reste,

avoue-t-il, y a-t-il quelqu’un devant qui je ne m’incline pas ? «

113

Il se met

dans la situation de pouvoir choisir entre sa mort et celle d’un autre

homme, Grünberg, et se condamne sans hésiter : « […] il va de soi que

Grünberg – un homme incomparablement plus précieux que moi –

devrait être conservé. »

114

Il inverse ainsi la parabole du mandarin

chinois exposée par Balzac

115

. Kafka pervertit cette question éthique en

108 Ricoeur, P., La Symbolique du mal, op. cit., p. 141.

109

Janouch, G., Conversations avec Franz Kafka, op cit., p. 18.

110

J, p. 167 (« […] [ich] hätte mich einmal gerne vor lauter Todesbereitschaft mit den Akten in der Hand auf den Cementplatten des Korridors zusammengerollt. » ; I, p. 205).

111

Ibid., p. 316 (« Im Grunde bin ich ein unfähiger unwissender Mensch, der wenn er nicht gezwungen […], in die Schule gegangen wäre, gerade imstande wäre in einer Hundehütte zu hokken [sic], hinauszuspringen, wenn ihm Fraß gereicht wird und zurückzuspringen, wenn er es verschlungen hat. » ; II, p. 203).

112 Kafka, F., Der Prozeß, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch, 1979, p. 194. Je traduis.

113 J, p. 408 (« Gibt es übrigens jemanden vor dem ich mich nicht beuge? » ; III, p. 113).

114 Ibid., p. 409 (« [da] selbstverständlich der ungleich wertvollere Grünberg erhalten werden müsse. »).

115

Balzac (de), Honoré, Le Père Goriot, Paris, Livre de Poche, 1983, p. 162. Balzac l'avait lui-même sans doute lue dans le Génie du Christianisme de Chateaubriand (Livre VI, chap. 2, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, vol. 1, p. 200). Dans cette parabole, Rastignac, se référant à Rousseau, demande à Bianchon ce qu'il ferait s'il pouvait s'enrichir en tuant en Chine, par sa seule volonté, un vieux mandarin.

un fantasme masochiste. Anders constate chez les héros kafkaïens un

« narcissisme négatif, une voluptas humilitatis »

116

que l’on peut sans

hésiter étendre à leur auteur. Il fustige chez l’écrivain une tendance à la

servilité et à l’assimilation. De même que Job s’humilie

intellectuellement car il reconnaît qu’il n’a rien créé, Kafka « reconnaît

que sa propre impuissance lui enlève le droit d’exprimer des doutes sur

les droits »

117

. De plus, chez cet auteur, l’instance suprême n’est pas

Dieu, mais le monde. « Son attitude ne peut être qualifiée que de comble

d’ignominie dans l’humiliation spontanée », observe Anders. D’ailleurs,

le diariste n’en reste pas à ce généreux sacrifice de soi, mais précise

qu’une fois venus les derniers instants, il « inventerai[t] des arguments

en [sa] faveur »

118

, arguments dont il souligne que d’ordinaire ils lui

auraient donné la nausée en raison de leur « caractère grossier, pauvre,

perfide »

119

. Kafka est un grand lecteur de Dickens, en particulier de

David Copperfield. Or que fait le héros dans cet ouvrage ? Il assiste,

impuissant, à toutes sortes d’injustices, qu’elles s’exercent sur lui-même

ou ceux qu’il aime. Et que dire du rêve de Kafka où il ne parvient pas à

franchir un mur que son père a escaladé facilement, en partie parce que

des excréments humains s’accrochent à lui ? (J 254-255). Au père le

triomphe, à lui la honte et la saleté… Le moi est souillé, à l’opposé de la

pureté qu’il recherchait. À Milena, il écrit : « Je suis impur, Milena,

infiniment impur, c’est pourquoi je parle tant de pureté. »

120

Il se couvre

lui-même d’infâmie. Il s’accuse de lâcheté, par exemple lors de

l’épisode avec le tailleur (J 211-212), de vanité lors de la lecture à ses

sœurs (J 214-215). Il se considère comme mauvais fils, mauvais frère et

mauvais ami. Il se sent « étranger », « méprisable » et « inutile »

121

.

Kafka raconte comment, étant jeune, il exhibait en vain ses singularités

afin de se montrer dans toute sa pureté : « Mais il ne s’ensuivait aucune

délivrance, la masse des choses cachées ne diminuait pas pour autant ;

en affinant mon observation, je découvris qu’il ne serait jamais possible

de tout avouer. »

122

Il a même conscience de chercher dans l’écriture

116

Anders, G., Kafka. Pour et contre, op cit.,p. 8.

117 Ibid., p. 128. Et suivante.

118

J, p. 409 (« würde ich […] Beweise zu meinen Gunsten erfinden » ; III, p. 114).

119

Ibid. (« ihrer Rohheit, Kahlheit, Falschheit »).

120 Lettre du 26 août 1920 à Milena (« Schmutzig bin ich Milena, endlos schmutzig, darum mache ich ein solches Geschrei mit der Reinheit. Niemand singt so rein, als die welche in der tiefsten Hölle sind »).

121

J, p. 222 (« fremd, « verächtlich, « nutzlos » ; II, p. 22).

122 Ibid., p. 421 (« Eine Erlösung brachte mir das aber nicht, die Menge des Geheimgehaltenen nahm dadurch nicht ab, es fand sich bei verfeinerter Beobachtung, daß niemals alles gestanden werden konnte » ; [« Jeder Mensch ist eigentümlich« ] in

intimiste un avilissement : « Au lieu de me secouer, je reste là à

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