mais qui, lui, délie les verges, en isole chaque pointe pour la faire entrer en
lui et commence à gratter et à piquer l’intérieur de son corps selon son
propre plan, tandis que la main étrangère tient encore posément les verges
par l’autre bout.
104Le judaïsme, en plus de son milieu familial, joue ici un rôle moteur.
Grözinger
105rappelle que dans le Talmud chaque faute est comptée. De
même, l’écrivain pragois utilise le journal comme un livre de comptes et
récapitule soigneusement tous ses crimes. La tyrannie arbitraire du père,
qui punissait et graciait sans raison, est redoublée par l’éthique
hassidique, qui enseigne que ce n’est pas le Talmud la mesure de la
faute, mais la volonté cachée de Dieu. Günther Anders écrit que le héros
kafkaïen – mais il en est de même de Kafka –, est un « horsain »
106. Il est
pris dans un « carrousel moral des tourments »
107: se sentant exclu du
monde, il est convaincu d’être dans son tort, attitude qui, en aggravant
les tourments de sa conscience, renforce son exclusion. Paul Ricœur a
bien montré que la conscience coupable est « une conscience close ».
Complaisante à son mal, elle se fait bourreau d’elle-même, et n’espère
101 Ibid., p. 359 (« Voll Lüge, Haß und Neid. Voll Unfähigkeit, Dummheit, Begriffstützigkeit. Voll Faulheit, Schwäche und Wehrlosigkeit. » ; II, p. 166).
102 Ibid., p. 368 (« Übelkeit vor mich selbst » ; III, p. 59).
103 Pour tout le développement qui suit, cf. Jongy, B., « Kafka, cet oiseau de malheur : Günther Anders contre Franz Kafka. », in Zard, Philippe (dir.), Sillages de Kafka, Le Manuscrit, 2007.
et « Kafka : le Mal, les mots », in Lacheny, Marc et Laplénie, Jean-François, Au nom de Goethe ! Hommage à Gerald Stieg, Paris, L’Harmattan, 2009.
104 Ibid., p. 421 (« Es war so, wie wenn jemand mit einer Rute, die keinen Schmerz verursachen soll, nur zur Warnung berührt wird, er aber nimmt das Flechtwerk auseinander, zieht die einzelnen Rutenspitzen in sich und beginnt nach eigenem Plan sein Inneres zu stechen und zu kratzen, während die fremde Hand noch immer ruhig den Rutengriff hält. » ; [« Jeder Mensch ist eigentümlich« ], in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit.,p. 146).
105
Grözinger, K. E., « Schuld und Sühne bei Kafka im Lichte jüdischer Theologie », art. cit., p. 129.
106
Le terme « horsain« est un régionalisme (Normandie).
107
pas être sauvée : « […] elle est la conscience sans promesse […] »
108. À
Janouch, Kafka avoue sa honte d’être fonctionnaire, de ne pas suivre sa
vocation. Souvent, il file la métaphore de son nom, le choucas, variété
de corbeau, l’oiseau charognard présage de malheur : « Mes ailes se sont
atrophiées. […] je suis gris comme cendre. »
109La mauvaise conscience
entraîne humiliation et masochisme. À l’instar de Gregor Samsa, le
corps du diariste risque d’être jeté aux ordures d’un coup de balai :
« […] j’aurais aimé, mes papiers à la main, me rouler une bonne fois en
boule sur les dalles de ciment du corridor […] »
110. Kafka prend la
posture du chien. Son père l’ayant accusé de coucher avec les chiens
(J 142), – ce terme de « chien » était en effet l’insulte courante des juifs
assimilés aux juifs de l’Est –, Franz endosse le rôle prescrit : « Au fond,
je suis un être incapable et ignorant qui, s’il n’avait été mis de force à
l’école […], serait tout juste bon à rester blotti dans une niche à chien, à
sauter dehors quand on lui apporte sa pâtée et à rentrer d’un bond quand
il l’a engloutie. »
111L’image réapparaît dans Le Procès où le héros est
tué « comme un chien »
112, et dans le Journal de 1920, dans le récit Les
Recherches d’un chien [Forschungen eines Hundes]. « Du reste,
avoue-t-il, y a-t-il quelqu’un devant qui je ne m’incline pas ? «
113Il se met
dans la situation de pouvoir choisir entre sa mort et celle d’un autre
homme, Grünberg, et se condamne sans hésiter : « […] il va de soi que
Grünberg – un homme incomparablement plus précieux que moi –
devrait être conservé. »
114Il inverse ainsi la parabole du mandarin
chinois exposée par Balzac
115. Kafka pervertit cette question éthique en
108 Ricoeur, P., La Symbolique du mal, op. cit., p. 141.
109
Janouch, G., Conversations avec Franz Kafka, op cit., p. 18.
110
J, p. 167 (« […] [ich] hätte mich einmal gerne vor lauter Todesbereitschaft mit den Akten in der Hand auf den Cementplatten des Korridors zusammengerollt. » ; I, p. 205).
111
Ibid., p. 316 (« Im Grunde bin ich ein unfähiger unwissender Mensch, der wenn er nicht gezwungen […], in die Schule gegangen wäre, gerade imstande wäre in einer Hundehütte zu hokken [sic], hinauszuspringen, wenn ihm Fraß gereicht wird und zurückzuspringen, wenn er es verschlungen hat. » ; II, p. 203).
112 Kafka, F., Der Prozeß, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch, 1979, p. 194. Je traduis.
113 J, p. 408 (« Gibt es übrigens jemanden vor dem ich mich nicht beuge? » ; III, p. 113).
114 Ibid., p. 409 (« [da] selbstverständlich der ungleich wertvollere Grünberg erhalten werden müsse. »).
115
Balzac (de), Honoré, Le Père Goriot, Paris, Livre de Poche, 1983, p. 162. Balzac l'avait lui-même sans doute lue dans le Génie du Christianisme de Chateaubriand (Livre VI, chap. 2, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, vol. 1, p. 200). Dans cette parabole, Rastignac, se référant à Rousseau, demande à Bianchon ce qu'il ferait s'il pouvait s'enrichir en tuant en Chine, par sa seule volonté, un vieux mandarin.
un fantasme masochiste. Anders constate chez les héros kafkaïens un
« narcissisme négatif, une voluptas humilitatis »
116que l’on peut sans
hésiter étendre à leur auteur. Il fustige chez l’écrivain une tendance à la
servilité et à l’assimilation. De même que Job s’humilie
intellectuellement car il reconnaît qu’il n’a rien créé, Kafka « reconnaît
que sa propre impuissance lui enlève le droit d’exprimer des doutes sur
les droits »
117. De plus, chez cet auteur, l’instance suprême n’est pas
Dieu, mais le monde. « Son attitude ne peut être qualifiée que de comble
d’ignominie dans l’humiliation spontanée », observe Anders. D’ailleurs,
le diariste n’en reste pas à ce généreux sacrifice de soi, mais précise
qu’une fois venus les derniers instants, il « inventerai[t] des arguments
en [sa] faveur »
118, arguments dont il souligne que d’ordinaire ils lui
auraient donné la nausée en raison de leur « caractère grossier, pauvre,
perfide »
119. Kafka est un grand lecteur de Dickens, en particulier de
David Copperfield. Or que fait le héros dans cet ouvrage ? Il assiste,
impuissant, à toutes sortes d’injustices, qu’elles s’exercent sur lui-même
ou ceux qu’il aime. Et que dire du rêve de Kafka où il ne parvient pas à
franchir un mur que son père a escaladé facilement, en partie parce que
des excréments humains s’accrochent à lui ? (J 254-255). Au père le
triomphe, à lui la honte et la saleté… Le moi est souillé, à l’opposé de la
pureté qu’il recherchait. À Milena, il écrit : « Je suis impur, Milena,
infiniment impur, c’est pourquoi je parle tant de pureté. »
120Il se couvre
lui-même d’infâmie. Il s’accuse de lâcheté, par exemple lors de
l’épisode avec le tailleur (J 211-212), de vanité lors de la lecture à ses
sœurs (J 214-215). Il se considère comme mauvais fils, mauvais frère et
mauvais ami. Il se sent « étranger », « méprisable » et « inutile »
121.
Kafka raconte comment, étant jeune, il exhibait en vain ses singularités
afin de se montrer dans toute sa pureté : « Mais il ne s’ensuivait aucune
délivrance, la masse des choses cachées ne diminuait pas pour autant ;
en affinant mon observation, je découvris qu’il ne serait jamais possible
de tout avouer. »
122Il a même conscience de chercher dans l’écriture
116
Anders, G., Kafka. Pour et contre, op cit.,p. 8.
117 Ibid., p. 128. Et suivante.
118
J, p. 409 (« würde ich […] Beweise zu meinen Gunsten erfinden » ; III, p. 114).
119
Ibid. (« ihrer Rohheit, Kahlheit, Falschheit »).
120 Lettre du 26 août 1920 à Milena (« Schmutzig bin ich Milena, endlos schmutzig, darum mache ich ein solches Geschrei mit der Reinheit. Niemand singt so rein, als die welche in der tiefsten Hölle sind »).
121
J, p. 222 (« fremd, « verächtlich, « nutzlos » ; II, p. 22).
122 Ibid., p. 421 (« Eine Erlösung brachte mir das aber nicht, die Menge des Geheimgehaltenen nahm dadurch nicht ab, es fand sich bei verfeinerter Beobachtung, daß niemals alles gestanden werden konnte » ; [« Jeder Mensch ist eigentümlich« ] in