pas mon activité à la littérature envers et contre tout, en faisant comme suit
la part des choses : je ne puis rien risquer pour moi, tant que je n’aurai pas
accompli un travail d’une certaine importance capable de me satisfaire
pleinement. Ce qui est assurément irréfutable […].
60Cette attestation de soi comme écrivain va lui être fournie peu après,
lorsqu’il écrira en une nuit Le Verdict (J 294-295). Il prendra un congé
d’une semaine pour écrire, mais là se bornera le changement de vie rêvé.
Il suffit que son père lui fasse des reproches au sujet de l’usine, et le soir
même Franz se surprend à penser « qu’[il] devrai[t] être bien content de
[s]a situation actuelle et [s]e garder surtout de consacrer tout [s]on temps
à écrire »
61. Et il conclut : « Je me contestai la capacité de faire servir
tout mon temps à la littérature. »
62Jamais il n’a totalement renoncé à
l’intégration sociale. Il avait peur de la solitude et de la folie. Il aspire au
nivellement
63, et tente de régler sa conduite en se jugeant de l’extérieur.
Il écrit, dans l’un des tableaux comparatifs qu’il dresse sur le célibat et
le mariage, concernant le choix du célibat : « […] tu deviens
bouffon […] »
64, intègrant le regard parental, qui le comparait à l’oncle
Rudolf, le fou de la famille. Lorsque ses parents trouvent pour Felice et
59
Ibid., p. 342 (« Die Einförmigkeit, Gleichmäßigkeit, Bequemlichkeit und Unselbständigkeit meiner Lebensweise halten mich dort, wo ich einmal bin, unweigerlich fest. Außerdem habe ich einen mehr als gewöhnlichen Hang zu einem bequemen und unselbständigen Leben, alles Schädigende wird also noch durch mich verstärkt. » II, ; p. 134-135).
60
Ibid., p. 177 (« Selbst wenn ich von allen Hindernissen (körperlicher Zustand, Eltern, Charakter) absehe, erziele ich eine sehr gute Entschuldigung dafür, daß ich mich nicht trotz allem auf die Literatur einschränke, durch folgende Zweiteilung: ich kann solange nichts für mich wagen, solange ich keine größere, mich vollständig befriedigende Arbeit zustande gebracht habe. Das ist allerdings unwiderleglich […] » ; I, p. 222).
61 Ibid., p. 181 (« […] daß ich mich mit meiner gegenwärtigen Stellung sehr zufrieden geben könne und mich nur hüten müsse, die ganze Zeit für die Literatur freizubekommen. » ; I, p. 228).
62
Ibid. (« Ich sprach mir die Fähigkeit ab, die ganze Zeit für die Literatur ausnützen zu können. »).
63 Ibid., p. 423. Passage absent de l'édition allemande.
64
Ibid. (« […] [du] wirst ein Narr […] » ; [« Jeder Mensch ist eigentümlich« ], in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit., p. 156 ).
lui un appartement, il fait une étrange comparaison : « Est-ce qu’ils me
coucheront aussi dans la tombe, à l’issue d’une vie que leur sollicitude
aura rendue heureuse ? »
65Le mariage est ainsi rapproché de l’idée de sa
propre mort, et Kafka s’abandonne aux désirs de son entourage. En
outre, dans une étrange prescience, il se voit mourir avant ses parents. Il
ne parvient pas à se libérer de sa culpabilité vis-à-vis de son entourage.
Évoquant les divers problèmes familiaux, il se sent coupable d’être « là
à écrivasser »
66. Il ne sait pas comment faire advenir ce grand
changement dont il rêve (J 384). Il écrit, le 5 décembre 1919 : « Je suis
une fois de plus tiraillé à travers cette fente longue, étroite, terrible, dont,
à vrai dire, je ne puis triompher qu’en rêve. À l’état de veille et par la
seule force de ma volonté, je n’y parviendrais jamais. «
67Il reste pris
dans l’étau existentiel. Pour en sortir, il tâche de se faire mobiliser, et
redoute d’être déclaré inapte à cause d’une « maladie du cœur »
68. Il
n’irait plus au bureau, et ne serait pas tenu d’écrire, puisqu’il
participerait à la guerre. Ses démarches en vue de la mobilisation lui
permettent de faire pression sur son chef (J 413-414), à qui il demande
en mai 1915 soit de lui accorder un congé de longue durée à partir de
l’automne, soit de lever son exemption. La contradiction de cette
demande provoque un malentendu, et son supérieur ne lui accorde qu’un
congé immédiat de trois semaines, ne relevant même pas l’allusion à
l’armée. Kafka avoue que sa demande est hypocrite, car il n’a pas osé
présenter sa démission. De plus, il préfèrerait un congé de longue durée,
mais sans percevoir de traitement, « parce qu’il ne s’agit pas d’une
maladie organique qu’on peut constater à coup sûr »
69. En ce sens, la
déclaration de la tuberculose sera un véritable soulagement, car elle
mettra fin à ces atermoiements. En attendant, c’est la défenestration qui
pourrait résoudre le dilemme. Incapable de sortir par la porte, Kafka
imagine une autre issue... Par deux fois dans la correspondance et quatre
fois dans le Journal, il caresse ce projet suicidaire. En 1911 et 1912, les
raisons en sont l’étau dans lequel l’écrivain se sent pris, contraint qu’il
est de travailler au bureau et à l’usine, et d’endurer les reproches de son
père, tout en fréquentant Löwy, image vivante de la liberté qu’il n’a pas
su conquérir. En 1914, le désir de mort surgit au moment de ses
65
Ibid., p. 346 (« Ob sie mich auch noch ins Grab legen werden nach einem durch ihre Sorgfalt glücklichen Leben » ; II, p. 143).
66 Ibid., p. 256 (« mit meinen Schreibereien » ; II, p. 70).
67
Ibid., p. 489 (« Wieder durch diesen schrecklichen langen engen Spalt gerissen, der eigentlich nur im Traum bezwungen werden kann. Aus eigenem Willen gienge es allerdings im Wachen niemals. » ; III, p. 172).
68 Ibid., p. 395 (« Herzfehler » ; III, p. 91).
69
Ibid., p. 414 (« weil es sich nicht um eine organische zweifellos feststellbare Krankheit handelt. » ; III, p. 124).
fiançailles avec Felice, autre impasse dans sa vie d’homme. À cette
occasion, après avoir écrit une lettre au père de la jeune femme pour le
mettre en garde contre lui-même et l’assurer qu’il fera le malheur de sa
fille, Kafka écrit : « Le saut par la fenêtre m’est apparu comme l’unique
solution. »
70Ce n’est pas par conviction métaphysique qu’il désire la
mort, mais par impossibilité d’agir. À la suite de nouveaux reproches au
sujet de l’usine, en mars 1912, il dit avoir réfléchi au « saut par la
fenêtre »
71. C’est une question de vie et de mort, ainsi qu’il l’écrit à Brod
en octobre
72. Il faudra l’intervention de ce dernier pour que Kafka, grâce
à sa mère, soit déchargé du soin de surveiller l’usine. Le « saut par la
fenêtre », seule issue possible, est la forme kafkaïenne du saut
d’obstacles.
Les atermoiements kafkéens sont réellement tragiques, puisqu’ils
l’ont mené, de son propre avis, à la tuberculose. Ce que Kafka a écrit à
propos de Grillparzer peut s’appliquer à lui-même : « […] c’est un
exemple malheureux que les générations futures sont tenues de
remercier parce qu’il a souffert pour elles. »
73Les défaillances physiques
n’autorisent pas le changement de vie. Dans la note du 8 mars 1914
(J 345) où Kafka envisage le départ à Berlin, il constate qu’il souffre du
cœur, de troubles du sommeil et de la digestion. Expression somatique
courante de l’angoisse, le trouble digestif est la manifestation d’une
impossibilité à intégrer la réalité à sa propre intimité. Kafka souffre de
douleurs qui l’amènent à des restrictions diététiques de plus en plus
importantes
74. Le 17 juin 1912, il demande un congé pour traiter en
sanatorium sa nervosité, son mauvais sommeil et ses problèmes
digestifs. La migraine est également un symptôme d’anxiété. Kafka s’en
plaint dès le mois d’octobre 1911. Les mises en scène du corps, où le
cerveau est découpé, disent l’acuité de la douleur. Il souffre aussi de
démangeaisons (J 115). Le plus souvent, les symptômes s’accumulent :
« […] mes poignets sont meurtris de fatigue, mon corps maigre se
détruit à force de trembler et de s’exciter pour des choses dont il ne lui
est pas permis de prendre clairement conscience, ma tête est parcourue
70
Ibid., p. 306 (« Einzige Lösung im Sprung aus dem Fenster gesehn » ; II, p. 189).
71 Ibid., p. 244 (« Aus dem Fenster springen » ; II, p. 50).
72
Lettre du 8 octobre 1912.
73
J, p. 426 (« […] ein unglückseliges Beispiel, dem die Künftigen danken sollen, weil er für sie gelitten hat. » ; III, p. 138).
74
Il partage ce mal avec d'autres artistes en proie à l'angoisse, comme Kubin. Leurs problèmes digestifs sont d'ailleurs, lors de leur rencontre, le sujet de conversation principal (J 82).
de spasmes prodigieux. »
75Comme Rilke, il se sait neurasthénique. Le 3
mai 1913, il note dans le Journal : « La terrible insécurité de mon
existence intérieure »
76, et le lendemain, il énumère les différents maux
dont il souffre : « 1. Digestion. 2. Neurasthénie. 3. Dysenterie. 4.
Insécurité intérieure. »
77Dans un projet de lettre au père de Felice, il
écrit que « des états nerveux de la pire espèce »
78le dominent. Les choix
de vie revendiqués par l’écrivain lui sont en réalité imposés par sa santé.
Le jeûne, avant d’être l’instrument d’une purification de soi, est une
tentative de remédier aux troubles digestifs. Comme Malte et Soares, il
ressent fréquemment une oppression de la poitrine (J 115). En avril
1916, il consulte un neurologue, qui diagnostique une « névrose
cardiaque » et recommande une électrothérapie. Dans une lettre à
Felice
79, l’écrivain attribue au bien-être organique la cause de la gaieté et
de la spontanéité des gens. Pour lui, toujours en proie à quelque mal,
vivre est un effort. La conscience excessive de soi aurait donc pour
origine un déséquilibre physique, qui interdit tout rapport immédiat au
monde. Sans cesse la fatigue et la maladie prennent le dessus :
« […] insomnie, maux de tête, sauter par la fenêtre haute, mais tomber
sur le sol amolli par la pluie où le choc ne sera pas mortel. Rouler sans
fin, les yeux fermés s’offrant à je ne sais quel regard ouvert. »
80Au lieu
d’user de son regard, instrument de la quête, Kafka ferme les yeux, et
s’abandonne à un hypothétique regard extérieur : celui de Dieu, de
Felice ou de son père. Le corps ne laisse plus au sujet la possibilité
d’écrire, car il le prive de sa force. Ainsi, Kafka, en proie à l’insomnie,
passe-t-il de nombreuses heures sur son canapé : « J’ai perdu une partie
de l’après-midi à dormir […] »
81, écrit-il dès 1910. La constante fatigue
de l’écrivain, qui tourne très vite à l’obsession, est sans doute l’une des
principales causes de l’inachèvement de ses écrits (J 229). Tout le
Journal pourrait être lu comme le diagramme du sommeil de son auteur.
Ainsi, le 16 novembre 1911, Kafka note : « Trois nuits sans sommeil, au
75
J, p. 166 (« […] die Gelenke habe ich wund vor Müdigkeit, mein dürrer Körper zittert sich zugrunde in Aufregungen, derer er sich nicht klar bewußt werden darf, im Kopf zuckt es zum Erstaunen. » ; I, p. 203).
76
Ibid., p. 299 (« Die schreckliche Unsicherheit meiner inneren Existenz. » ; II, p. 299).
77
Ibid., p. 299 (« 1. Verdauung 2. Neurasthenie 3. Ausschlag 4. Innere Unsicherheit. » ;
II, p. 178).
78 Ibid., p. 308 (« Nervöse Zustände schlimmster Art » ; II, p. 192).
79
Lettre du 23 mai 1913 à Felice.
80
J, p. 417 (« […] Schlaflosigkeit, Kopfschmerzen, von dem hohen Fenster hinunterspringen, aber auf den vom Regen durchweichten Boden, auf dem der Aufschlag nicht tötlich sein wird. Endloses Wälzen mit geschlossenen Augen, dargeboten irgendeinem offenen Blick. » ; III, p. 128-129).
81
moindre effort pour faire quelque chose, je touche immédiatement la
limite de mes forces […] »
82, et quelques jours plus tard, il constate : « Il
est certain que mon état physique constitue l’un des principaux obstacles
à mon progrès. Avec un corps pareil, on ne peut obtenir aucun
résultat. »
83Il recense toutes les défaillances de son organisme, à l’affût
perpétuel des signes que lui adresse celui-ci. Mais le corps en bonne
santé prive également de l’écriture, sans doute parce qu’il supprime les
raisons d’écrire. Kafka semble l’avoir pressenti. Le 15 août 1911, il note
que pendant la période qui précède, il n’a rien écrit, mais a en revanche
cessé d’avoir honte de son corps. Dans la carte envoyée à Max Brod le
27 mai, donc pendant cette période de réconciliation avec son corps, il
se plaint de n’être même pas en mesure d’envoyer un livre à son ami. Le
23 novembre de la même année, Kafka note une légère amélioration de
son sommeil. « […] en conséquence, ajoute-t-il, je crains d’écrire moins
bien […] »
84. Le 24 novembre 1911, il souffre de troubles de l’estomac.
Il perd alors tout courage : « […] mon triste avenir immédiat me
paraissait tel que cela ne valait pas la peine d’y entrer… Mais […] la
pensée de mon avenir lointain se présenta à son tour. Comment ferais-je
pour le supporter avec ce corps emprunté à un cabinet de débarras ? »
85Kafka passe une grande partie de son temps prostré, soit sur son canapé,
soit à sa table de travail. Il se plaint souvent, tel le mauvais moine
baudelairien
86, de son improductivité. Dans un texte narratif publié sous
le titre « Résolutions »
87, il évoque cet état de marasme dans lequel il se
trouve plongé, et qui, aussitôt secoué, le saisit à nouveau. Il observe
chez lui deux symptômes : sécheresse et apathie (J 363). La sécheresse,
c’est l’encre figée du spleen, la boue qui paralyse l’écriture. « Mon
univers cesse peu à peu de résonner, je suis éteint »
88, confie-t-il à
82 Ibid., p. 160 (« Drei Nächte nicht geschlafen, bei dem kleinsten Versuche etwas zu machen, gleich auf dem Grunde meiner Kraft […] » ; I, p. 196).
83 Ibid., p. 166-167 (« Sicher ist, daß ein Haupthindernis meines Fortschritts mein köperlicher Zustand bildet. Mit einem solchen Körper läßt sich nichts erreichen. » ;
I, p. 204).
84
Ibid., p. 168 (« […] infolgedessen befürchte ich, weniger gut schreiben zu können […] » ; I, p. 206).
85
Ibid., p. 168-169 (« […] meine traurige nächste Zukunft erschien mir nicht wert in sie einzutreten […] Da kamen mir […] wieder die Gedanken an die spätere Zukunft. Wie wollte ich sie mit diesem aus einer Rumpelkammer gezogenem Körper ertragen? » ; I, 207).
86
Baudelaire, C., « Le Mauvais Moine », in LesFleurs du Mal, op. cit., p. 49.
87 Kafka, F., Œuvres complètes, vol. 2, op. cit., 175 ; II, p. 31. Le titre est de l'éditeur français.
88
Janouch, G.,, Conversations avec Franz Kafka, op. cit., p. 203 (« Meine Welt verklingt. Ich bin ausgebracht. » ; Gespräche mit Kafka, op. cit., p. 170).
Janouch. En 1915, il constate : « Indifférence et apathie totales. Une
fontaine à sec, l’eau se trouve à une profondeur inaccessible et même là,
son existence est douteuse. »
89Il voudrait se tenir à son livre, mais lâche
prise et recule. Il n’a de cesse de se blâmer de son inertie. En 1912,
l’absence de son chef lui semble être l’opportunité d’accomplir un
travail personnel. Mais il n’exploite pas cette occasion, et s’en plaint le
dernier jour du mois. Cette après-midi là encore, il la passe sur son lit,
« en [se] donnant des excuses chimériques »
90. Dans la « Lettre à son
père », il tire le bilan de ses années d’écriture : « La somme totale de
travail que j’ai produite tant à la maison qu’au bureau […] est
infime. »
91Il redouble ainsi les reproches paternels : non seulement il ne
s’occupe pas de sa famille, mais ce temps qu’il s’arroge pour écrire, il le
gaspille. De tous côtés, il est coupable : comme fils et frère, fiancé, ami,
employé et écrivain. Même pour le suicide, il manque de volonté :
« […] je vis tout empêtré dans la vie, je ne le ferai pas [le saut par la
fenêtre] […] »
92. Il ne cessera de s’accuser que lorsqu’il se saura
réellement malade. Seule une infection organique, attestée par un
médecin, pouvait le disculper de sa procrastination.
Cette prostration dont souffre le diariste provoque le dégoût de
soi-même. La haine de l’univers se conjugue, chez les trois auteurs, avec la
haine de soi. Freud constate chez le mélancolique un « abaissement
extraordinaire de son sentiment du moi, un prodigieux appauvrissement
du moi »
93. Malte, Kafka et Soares sont les mal-aimés, les oubliés de
l’existence. En effet, le mélancolique, écrit encore Freud, se complaît
dans l’exposition de son indignité. Le journal est donc le lieu privilégié
de cette exhibition. Les allégories font du moi un cabinet de curiosités à
l’image de celui de Rodolphe II ou d’Albrecht Dürer, dont les éléments
pétrifiés apparaissent dans Melancholia I (1514), et que le romantisme
remit à l’honneur sous son versant mélancolique. Chez Rilke, Kafka et
Pessoa, le moi est un rebut. La figure qui le représente, on l’a vu, est Job
sur son tas de fumier. Les hyperboles négatives présentes dans ces
œuvres sont l’envers de l’apothéose du moi. Narcisse en proie à la
89
J, p. 392 (« Vollständige Gleichgültigkeit und Stumpfheit. Ein ausgetrockneter Brunnen, Wasser in unerreichbarer Tiefe und dort ungewiß. » ; III, p. 89).
90 Ibid., p. 289 (« träumerischen Entschuldigungen » ; II, p. 80).
91
Lettre à son père, op. cit., p. 867 (« Meine Gesamtarbeitsleistung sowohl im Büro [...] als auch zu Hause ist winzig » ; Brief an den Vater, op. cit., p. 49).
92 J, p. 340 (« […] ich lebe ganz verwickelt ins Leben, ich werde es nicht tun […] » II, p. 236).
93
Freud, Sigmund, Deuil et mélancolie, in Œuvres complètes XIII, Paris, PUF, 1988, p. 264-265. Et suivante.
mélancolie s’inflige son reflet. « Devenir miroir, écrit Starobinski, c’est
se réduire à n’être que surface réfléchissante : la conscience muée en
miroir éprouve la réflexion sur le mode passif. Elle ne peut que
subir […] »
94.
La haine de soi donne lieu à des métaphores d’une violence rare sous
la plume rilkéenne, et qui relèvent du courant expressionniste. Au
fragment 16, Malte exprime sa peur d’appartenir aux épaves. Son
dégoût à la vue de ces « déchets », de ces « pelures d’hommes que le
destin a recrachées »
95est en réalité un dégoût de soi-même, puisqu’on
le confond avec ces miséreux. À propos de ces doubles, il écrit :
« Encore humides de la salive du destin, ils restent collés aux murs, aux
réverbères, aux colonnes de publicité, ou bien ils s’écoulent lentement le
long des rues, en laissant derrière eux leur trace sombre et sale. »
96« Mis
au rebut »
97, le sujet se sent comme un « papier vide »
98.
Kafka recourt à des termes concrets, à des objets dérisoires du
quotidien, pour exprimer le mal existentiel. Lorsqu’il imagine une
blessure faite à sa tête par la douleur, c’est sous forme d’un trou aux
bords recourbés comme sur une boîte de conserve (J 313). L’objet hors
d’usage, détruit par le temps, est une représentation de soi chère au
mélancolique : « Un pot vide encore entier qu’on a déjà mis avec les
débris, ou déjà un débris qu’on laisse parmi les pots intacts. »
99Le
diariste donne comme image de son existence celle d’ »une perche
inutile couverte de neige et de givre, plantée légèrement et de travers
dans le sol, sur un champ retourné de fond en comble, à la lisière d’une
grande plaine vue par une sombre nuit d’hiver »
100. Les topoï de la
mélancolie sont convoqués : l’inutilité, la solitude, le gel, l’obscurité. Le
mauvais moine ne remplit plus son office, car il est loin des hommes.
L’anachorèse est un échec. Le sujet reste « planté légèrement » dans la
94
Starobinski, J., La Mélancolie au miroir: trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989, p. 35.
95 CM, p. 459 (« Abfälle, Schalen von Menschen, die das Schicksal ausgespieen hat » ; p. 37).
96
Ibid. (« Feucht vom Speichel des Schicksals kleben sie an einer Mauer, an einer Laterne, an einer Plakatsäule, oder sie rinnen langsam die Gasse herunter mit einer dunklen, schmutzigen Spur hinter sich her. »).
97 Ibid, p. 381 (« ausgeworfen » ; p. 76).
98
Ibid., p. 480 (« leeres Papier » ; p. 61).
99
J., p. 359 (« Ein leeres Gefäß, noch ganz und schon unter Scherben oder schon Scherbe und noch unter den ganzen » ; II, p. 166).
100
Ibid., p. 370 (« eine nutzlose, mit Schnee und Reif überdeckte, schief in den Erdboden leicht eingebohrte Stange auf einem bis in die Tiefe aufgewühlten Feld am Rande einer großen Ebene in einer dunklen Winternacht. » ; III, p. 61).