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Privé d’unité, incertain de son langage et de son corps, le sujet est la proie d’autrui

Dans le document L'Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa (Page 77-84)

L'Étranger

« Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. »

323

Roswitha Kant

324

rappelle qu’au Moyen-Âge, le rang de l’individu

est fixé par la société à sa naissance. À la Renaissance, les nouvelles

structures économiques, la croissance des villes et la naissance de la

bourgeoisie entraînent une dissolution des structures sociales

traditionnelles : le rapport entre le moi et le monde, le rapport de

l’homme à soi-même et les relations interpersonnelles subissent une

réorganisation. L’homo economicus doit pouvoir se déterminer

lui-même, entrer en contact avec des personnes toujours différentes et

inconnues. Objet de l’expérience d’autrui, le moi atteint d’ »insécurité

ontologique » se sent privé de sa propre subjectivité. Tout autre,

constate Ronald D. Laing, constitue dès lors une menace, du fait « de sa

seule existence »

325

. Alain Girard note que le diariste refuse la place que

son corps lui assigne dans le monde. Il explique que le drame, c’est qu’il

faut habiter un corps, paraître

326

.

Rilke écrit à Clara : « Qu’un regard se pose sur moi et déjà je me

sens paralysé (« lähmts mich ») quelque part (« an einer Stelle »). »

327

Ainsi s’explique que le personnage du diariste créé par Rilke souffre de

cette incarnation. Si Malte est classé parmi les « déchets » de

l’humanité, c’est à cause de son apparence physique, de sa barbe un peu

négligée et de son vêtement usé, malgré ses efforts pour conserver une

322

Cf. Jongy, B., « Fernando Pessoa, une écriture occulte de l’intime », http://www.item.ens.fr/index.php?id=14207. Mis en ligne le 19 mars 2007.

323 Baudelaire, C., « L'Étranger », Petits poèmes en prose, in Œuvres complètes, op. cit., p. 148.

324

Kant, R. M., Visualität in Rainer Maria Rilkes « Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge... », op. cit., p. 49.

325 Laing, Ronald D., Le Moi divisé, Paris, Stock, 1970, p. 43.

326

Girard, A., Le Journal intime, op. cit., p. 499.

327

tenue irréprochable. D’ailleurs les pauvres ne s’y trompent pas : « Ils

savent qu’au fond je suis des leurs et que je me contente de jouer un peu

la comédie. C’est bien l’époque du carnaval. »

328

Le regard d’autrui

déclenche chez Malte une véritable paranoïa : « Qui sont donc ces

gens-là ? Que veulent-ils de moi ? Sont-ils gens-là à m’attendre ? À quoi me

reconnaissent-ils ? »

329

Lorsqu’une mendiante lui tend un crayon, il se

sent démasqué : « Je sentais que c’était un signe, un signe réservé aux

initiés, un signe que connaissent bien les réprouvés […] »

330

. Il imagine

même qu’un jour ils trouveront le chemin de son domicile (CM 460).

Dans une lettre à Lou Andreas-Salomé, Rilke exprime sa crainte du

jugement d’autrui, capable de le confondre avec les réprouvés : « Le

premier venu pouvait, par le verdict d’un bref regard de mépris

(« Aburtheil eines geringschätzigen Blickes »), me rejeter parmi

eux. »

331

Ainsi, le médecin a jugé Malte sur son apparence, et classé

parmi les pauvres : « Il me vint à l’esprit qu’on m’avait fait venir ici,

parmi ces gens, lors de la cohue de cette consultation générale. C’était

pour ainsi dire la première confirmation officielle du fait que

j’appartenais aux réprouvés […] »

332

. Autrui est celui qui met à nu,

comme ces hommes perçant à coups de pique le cadavre d’Otrepiov, et

découvrant ses failles.

Pessoa a vécu comme une humiliation le fait d’avoir un corps, d’être

au monde de cette façon-là. C’est pourquoi il a cherché, ainsi que le

montrent les diverses photographies que nous en avons, à le cacher aux

regards en lui donnant l’apparence la plus anodine qui soit. Il attribue à

Soares le même souci, ainsi que le révèle la présentation qu’il en fait au

début de l’ouvrage. Le regard d’autrui l’angoisse et l’effraie (LI

479-480). Pire, il suscite en lui une nausée irrépressible : « Chacun des

individu qui me parlent, chaque visage dont les yeux me fixent,

m’affecte comme une insulte, une ordure. »

333

Le diariste ne peut lui

échapper, car il porte les autres en lui, ils le poursuivent jusque dans sa

328 CM, p. 458 (« Die wissen, daß ich eigentlich zu ihnen gehöre, daß ich nur ein bißchen Komödie spiele. Es ist ja Fasching. » ; p. 36).

329

Ibid., p. 459 (« Wer sind diese Leute? Was wollen sie von mir? Warten sie auf mich? Woran erkennen sie mich? » ; p. 36).

330 Ibid. (« Ich fühlte, daß das ein Zeichen war, ein Zeichen für Eingeweihte, ein Zeichen, das die Fortgeworfenen kennen […] » ; p. 37).

331

Lettre du 18 juillet 1903 à Lou.

332

CM, p. 469 (« Es kam mir in den Sinn, daß man mich hierher gewiesen hatte, unter diese Leute, in diese überfüllte, allgemeine Sprechstunde. Es war sozusagen die erste öffentliche Bestätigung, daß ich zu den Fortgeworfenen gehörte […] » ; p. 49).

333

LI, p. 312 (« Cada indivíduo que me fala, cada cara cujos olhos me fitam, afecta-me como um insulto ou como uma porcaria. » ; p. 293).

solitude (LI 508). Pessoa s’étonne de la sympathie qu’il déclenche au

sein de ce qui est pour lui l’humanité médiocre, comme en témoigne le

fragment 24, et en déduit qu’elle le tient pour un des siens. Ainsi, en

même temps qu’elles le rassurent, ces membres d’une humanité

ordinaire – le garçon de course, l’employé du bureau de tabac, le patron

Vasques, le garçon coiffeur etc. – le maintiennent à une place humiliante

où il est, non un bâtisseur d’œuvre comme Dante, mais « Monsieur

Soares », employé de commerce. Cette méconnaissance de sa

personnalité provoque en lui une nausée née de la « dégradante

quotidienneté de la vie »

334

: « C’est la monotonie sordide de leur vie,

parallèle à la couche extérieure de la mienne, c’est leur intime

conviction d’être mes semblables – c’est cela qui m’habille d’un

costume de forçat […] »

335

. Au fragment 312, il s’indigne d’être

condamné, par son propriétaire et le voisinage, à être un locataire

comme les autres. Les autres sont une menace car, vivant à la surface

des choses, ils cherchent à réduire le moi à son image extérieure : « Me

voir obligé de vivre [...] de supporter [...] le contact avec le fait qu’il

existe d’autres gens, tout aussi réels, dans la vie ! »

336

Soares se voit

avec les yeux des avatars qu’il croise : « [Tous] traînent à mes yeux,

comme je le fais aux leurs, le fardeau misérable de notre commune

incongruence. »

337

Le regard-boomerang que le poète jette sur les autres

se retourne contre lui et le fige dans une identité.

L’individu moderne est le fruit d’une contradiction. D’une part,

comme on l’a vu, il vit dans un monde déshumanisé. Mais en même

temps, comme le souligne Alain Girard, « avec l’ère statistique,

l’homme entre dans une civilisation du nom »

338

. L’ère moderne signifie

aussi l’éveil de la conscience de soi. L’homme prend conscience de son

individualité en même temps que des menaces qui pèsent sur elle. Aussi

voit-on apparaître pour la première fois en littérature la revendication de

la singularité

339

.

334 LI, p. 66 (« quotidianidade enxovalhante da vida » ; p. 71).

335

Ibid. (« E a sordidez monótona da sua vida, paralela à exterioridade da minha, é a sua consciência ìntima de serem meus semelhantes, que me veste o traje de forçado […] ».

336 Ibid., p. 124 (« Ter de viver [...] de roçar [...] de haver outra gente, real também, na vida! » ; p. 123).

337

Ibid., p. 90 (« [todos] arrastam, a meus olhos, como eu aos olhos deles, a igual miséria da nossa comum incongruência » ; p. 93).

338 Girard, A., Le Journal intime, op. cit., p. XIII.

339

Elle était déjà apparue dans le romantisme mais il ne s'agissait pas de se construire contre les autres et l'univers, dans une solitude radicale.

La singularité est d’abord niée au sein de la famille.

L’incompréhension est patente lors du rituel des anniversaires, qui est

l’un des leitmotive des Carnets de Malte Laurids Brigge, cette vie

sociale où l’on s’applique « à rester dans l’intelligible »

340

, parmi des

êtres et des objets familiers. L’enfant découvre, au cours de visites

imposées et des anniversaires qu’on lui organise, qu’on le trouve

amusant alors même qu’il est triste, et que les fêtes qu’on lui prépare ne

sont pas pour lui (CM 499), mais sont un « plaisir destiné à quelqu’un

de tout différent »

341

. Le fils prodigue aussi a connu l’humiliation des

anniversaires, avec tous ces « cadeaux mal choisis »

342

. C’est surtout du

père, homme froid et rationnel (CM 455)

343

, que vient

l’incompréhension. Lorsque Malte est victime d’une de ses fièvres

nerveuses, les domestiques font chercher les parents en pleine nuit.

Tandis que la mère se précipite au chevet de son enfant, le père fait son

entrée, ou plutôt son intrusion, dans la sphère affective maternelle.

Malte et sa mère doivent se séparer. Le capitaine Brigge, négligeant

l’aspect psychologique de la maladie

344

, prend le pouls de son fils, parce

que la mère vient d’alléguer la fièvre de celui-ci. Cette figure solennelle,

qui symbolise la réussite sociale, grâce à son « uniforme de capitaine

des chasses avec le large et beau ruban bleu moiré de l’ordre de

l’Éléphant »

345

, laisse tomber la sentence : « Quelle sottise de nous avoir

fait venir ! »

346

Rilke, dans un commentaire d’un livre d’Ellen Key

347

, a

vigoureusement critiqué l’éducation des parents et de l’école. Il constate

que les enfants sont livrés, impuissants, aux adultes ; il dénonce leur

esclavage et appelle à leur libération au XX

e

siècle. Les adultes

méconnaissent les enfants car il se croient supérieurs à eux.

L’individualité de l’enfant, sitôt née, est méprisée ou tenue pour

négligeable, quand elle n’est pas tout simplement l’objet de sarcasmes.

Dans son commentaire au livre d’Ellen Key, Rilke ajoute que l’école

340

CM, p. 91 (« im Verständlichen vertrug » ; p. 93).

341

Ibid., p. 529 (« eine Freude für einen ganz anderen » ; p. 118).

342 Ibid., p. 600 (« schlecht erratenen Gegenständen » ; p. 97).

343

À l'apparition du fantôme de Christine Brahe, il est pris d'un mouvement de colère.

344

Cette scène est très proche de celle de A la Recherche du temps perdu de Proust, où le jeune narrateur et sa mère craignent la colère du père s'il apprend que l'enfant s'est levé en pleine nuit, tout agité, pour obtenir le baiser maternel (« Du côté de chez Swann, I : Combray ».

345

CM, p. 497 (« Jägermeisteruniform mit dem schönen, breiten, gewässerten blauen Band des Elefanten. » ; p. 81).

346 Ibid.Was für ein Unsinn, uns zu rufen ».

347

Ellen Key, Das Jahrhundert des Kindes. Commentaire in Sämtliche Werke V, 1965, p. 584-592.

poursuit la négation de la personnalité (« Persönlichkeit ») des enfants.

Cet écrit, aux accents sociaux-réformistes, si ce n’est révolutionnaires,

témoigne de la blessure dont souffre le poète, d’abord nié par ses

parents, puis broyé par l’école militaire. Dans les Carnets, la figure

d’autrui s’oppose à l’individu car elle est toujours plurielle, désignée par

des expressions telles que « les autres », « les gens », « les hommes »,

« on ». À force d’user leur visage, les hommes finissent par sortir avec

la doublure, le « non-visage »

348

. Ils sont dépersonnalisés dans ce

monde-fantôme, comme cette femme dont le visage reste entre les

mains, forme creuse et vide. Malte s’indigne que l’on puisse dire « les

femmes », « les enfants »

349

etc., alors que « ces mots n’ont plus de

pluriel depuis longtemps, mais seulement une quantité innombrable de

singuliers. »

350

Il s’insurge contre la négation de l’individu. La notion de

« bien commun » lui semble une erreur. La foi elle-même est une affaire

personnelle : « Est-il possible de croire qu’on puisse avoir un Dieu sans

l’user ? »

351

Ce monde est un univers de figurines, que l’on pose et retire

« comme des soldats de plombs », ou de poupées, plantées de travers

« comme les figures de proue dans les petits jardins »

352

à l’instar de ces

hommes et femmes qui, au fragment 25, nourrissent les oiseaux. Le moi

tend lui aussi à devenir l’un de ces jouets, disposés là arbitrairement,

pouvant disparaître l’instant d’après. Malte lui-même, dont le costume

n’a pas trompé le médecin de la Salpêtrière (CM 469), ne s’était-il pas

déguisé ? La carte qu’il lui avait présentée, et qui devait lui assurer une

identité, n’a servi en rien à le distinguer des marionnettes qui

l’entourent. C’est dans le carnaval que Malte fait l’expérience de

l’hostilité de la foule à l’individu. Ils lui barrent d’abord le chemin, puis

cherchent à l’entraîner dans leur ronde infernale. Les gens (« die Leute »

ou « die Menschen »), opposés, durant tout le passage, au « je »

(« Ich ») du narrateur, sont « poussés les uns dans les autres » (« einer in

den andern geschoben »), emboîtés comme des jouets (CM 465). Les

autres sont hostiles au solitaire : « Ils n’ont jamais vu de solitaire, ils

n’ont fait que le détester sans le connaître »

353

, écrit Brigge. La société

assigne une place à l’individu, tend à l’assimiler, l’engloutir. Alors qu’il

348

CM, p. 14 (« das Nichtgesicht » ; p. 10).

349

Ibid., p. 448 (« >die Frauen< » « >die Kinder< » ; p. 24).

350 Ibid. (« diese Worte längst keine Mehrzahl mehr haben, sondern nur unzählige Einzahlen ».

351

Ibid., p. 449 (« Ist es möglich, zu glauben, man könne einen Gott haben, ohne ihn zu gebrauchen? ».

352 Ibid., p. 485 (« wie Bleisoldaten » « wie die Schiffsfiguren in den kleinen Gärten » ; p. 67-68).

353

Ibid., p. 555 (« Sie haben nie einen Einsamen gesehen, sie haben ihn nur gehaβt, ohne ihn zu kennen. » ; p. 147).

arpente le couloir d’attente de la Salpêtrière, on désigne à Malte une

place fixée d’avance : « Là était donc la place qui m’était réservée. »

354

La vie est un rôle écrit avant la naissance, un costume déjà taillé : « On

arrive, on trouve une vie sur mesure, il ne reste plus qu’à l’enfiler. »

355

C’est pour échapper à ce « personnage collectif »

356

imposé par sa

maisonnée, à « la honte d’avoir un visage »

357

, c’est-à-dire cette identité

fixée d’avance, que le fils prodigue s’en va

358

. C’est pour préserver sa

singularité qu’il prend la fuite, comme le souligne Arlette Camion : « Le

fils prodigue de Rilke ne part pas « à la recherche de soi », mais loin de

l’image de soi. »

359

Kafka vit au milieu des siens en étranger. Le jeune garçon qu’il fut

« est maintenant tout aussi insaisissable pour eux qu’ils le sont pour

[lui] »

360

. Il a d’ailleurs écrit une parabole du fils prodigue : Retour au

foyer

361

, dans laquelle le fils, à son retour, reste étranger, porteur d’un

secret qui l’empêche de se sentir chez lui dans une maison paternelle où

nul ne l’attend.Il est victime d’un malentendu de la part de ses proches,

y compris de Brod, dont il se plaint de n’être pas compris (J 221). À tel

point qu’il envisage, pour clarifier la situation, de tenir un cahier sur

leurs relations. Toutes les anecdotes que Kafka rapporte au sujet de son

ami révèlent le fossé qui sépare ces deux personnalités. Autant le

diariste est timide, autant Brod est sociable ; le premier craint toute

parole gaspillée, le second a toujours un avis sur tout. L’auteur de la

Métamorphose se sent également incompris par sa mère. Au cours d’une

conversation au sujet des enfants et du mariage, il constate que

« l’image que [sa] mère se fait de [lui] est fausse et puérile »

362

. Elle est

convaincue qu’il est bien portant, et que ses malaises physiques

354

Ibid., p. 472 (Dies also der Platz sei, der für mich bestimmt gewesen war. » ; p. 52).

355

Ibid., p. 439 (« Man kommt, man findet ein Leben, fertig, man hat es nur anzuziehen » ; p. 13).

356 Ibid., p. 599 (« das gemeinsame Wesen » ; p. 196).

357 Ibid., p. 600 (« alle Schande, ein Gesicht zu haben. » ; p. 197).

358

Cf . à ce sujet Jongy, B., « Postface : Le Fils prodigue et la modernité », in Jongy, B., Chevrel, Yves et Léonard-Roques, Véronique (dir.), Le Fils prodigue et les siens (XXe-XXIe siècles), Paris, éditions du CERF, 2009, p. 284-290.

359 Camion, Arlette, « Le Fils prodigue chez Rilke », in Camion, A. et Lajarrige,Jacques (dir.), Religion(s) et littérature en Autriche au XXe siècle. Actes du colloque d'Orléans, octobre 1995, Francfort-sur-le-Main / Paris etc., Peter Lang, 1997, p. 29.

360

J, p. 128 (« ihnen jetzt so unbegreiflich ist wie sie [ihm] » ; I, p. 20).

361 Kafka, F., Heimkehr, in Sämtliche Erzählungen, dir. par Paul Raabe, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1981, p. 320.

362

Ibid., p. 188 (« [wie] unwahr und kindlich die Vorstellung ist, die sich meine Mutter von mir macht » ; I, p. 235).

disparaîtront avec le mariage ; et surtout, elle pense que son intérêt pour

la littérature prendra des proportions raisonnables. Elle nie ce que Kafka

ne cesse de vouloir faire entendre autour de lui, à savoir qu’il n’est rien

d’autre que littérature. Un autre entretien avec sa mère révèle l’ampleur

du malentendu. Le sujet abordé est, comme la première fois, le mariage,

qui préoccupait Julie autant que lui. Julie sait que son fils a envoyé au

père de Felice une lettre où il se discrédite totalement. Or Franz apprend

à sa mère qu’il a, dans un projet d’une seconde lettre à Carl Bauer, tracé

de lui un autoportrait plus noir encore que le premier. Julie avoue ne pas

le comprendre et l’incite à prendre contact avec l’oncle Alfred, si

bienveillant envers lui. Mais Kafka regimbe : les gestes de l’oncle ne

sont que de pure forme, il ne le comprend pas, et Kafka n’a « rien de

commun avec lui »

363

. À sa mère qui le blâme de se croire incompris, et

de considérer ses propres parents comme des étrangers qui veulent son

malheur, Kafka donne raison, excepté sur le dernier point : « "Certes,

vous m’êtes tous étrangers, il ne subsiste entre nous que les liens du

sang, mais ils ne parlent pas. Vous ne voulez certainement pas mon

malheur." »

364

Kafka se méfie de l’amour de ses proches : « Le fait qu’ils

ne m’ont nui que par amour aggrave leur faute, car avec leur amour,

quel bien n’auraient-ils pu me faire […] »

365

. Le conflit a surtout lieu

avec le père. L’incompréhension de Hermann Kafka est notoire ; pas

plus que Julie, il n’accorde d’importance à la vocation littéraire de son

fils. Il réfute toutes les explications psychologiques, et attribuera au

choix d’un logement insalubre la tuberculose de Franz ; il incarne la

réussite sociale et fait preuve de rationalité. Il craint que son fils ne

devienne comme l’oncle Rudolf, « le fou de la nouvelle génération de la

famille »

366

. Dans un récit, Kafka se plaint des torts que lui a causés son

éducation

367

. Plusieurs versions de ce texte lui permettent d’élargir son

champ d’accusation, qui s’étend à toute la société adulte qui l’a entouré.

Dans deux lettres à sa sœur Elli datant de l’été 1921, il s’appuie sur

Swift pour argumenter que l’éducation des enfants ne doit pas être

confiée aux parents, car ceux-ci ont un excès de pouvoir. De plus, les

êtres qui ne répondent pas aux exigences sont chassés ou dévorés. Kafka

souligne l’égoïsme des parents, accumule les images violentes pour

décrire ce qui n’est qu’un amour animal pour leurs enfants. Pour lui, les

363

Ibid., p. 306 (« nichts mit ihm zu tun »; II, p. 190).

364 Ibid. (« "Gewiß Ihr seid mir alle fremd, nur die Blutnähe besteht, aber sie äußert sich nicht ; Mein Schlechtes wollt Ihr gewiß nicht." »).

365

Kafka, F., Œuvres complètes, vol. 2, op. cit., p. 126 (« Daß sie mir aus Liebe geschadet haben, macht ihre Schuld noch größer, denn wie sehr hätten sie mir aus Liebe nützen können […] » ; I,p. 24).

366

J, p. 189 (« der Narr der neuen nachwachsenden Familie » ; I, p. 230).

367

parents qui attendent de la reconnaissance de leurs enfants sont des

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