Depuis Saint-Augustin, conversion religieuse et littéraire sont liées.
Le topos est repris par Pétrarque dans la lettre dite « L’ascension du
Mont Ventoux ». Le poète florentin cite l’évêque d’Hippone, qui écrit
que les hommes parcourent le monde mais oublient de s’examiner
eux-mêmes (Confessions Livre VIII)
752. De même que Les Confessions de
Saint-Augustin, chacune des œuvres qui nous occupent donne quelque
part la clé du passage à la création et le début de la vocation. Les trois
auteurs se sentent en effet appelés à une tâche supérieure : refonder le
sujet et l’univers. Le journal intime est l’instrument privilégié de la
quête. Georges Gusdorf souligne en effet la portée ontologique du genre
intimiste. Le diariste cherche le « moi du moi »
753et « l’écriture
journalière poursuit la recherche du fondement »
754.
Rilke, dans une lettre, fait allusion au texte de Pétrarque et s’identifie
au projet du poète italien
755. Dans les Carnets, c’est l’épisode dela main
qui donne la clé de l’écriture. D’après Naumann, il symbolise en effet le
passage de l’enfance à l’âge adulte. Le début de ce récit précise que le
jeune Malte a pour habitude de dessiner des officiers à cheval ou des
scènes de bataille. À propos de ce dernier motif, il écrit : « […] c’était
beaucoup plus facile, parce qu’il suffisait alors de faire la fumée qui
enveloppait tout. »
756Il est encore situé dans le monde indistinct de la
toute petite enfance, puisqu’il doit se mettre à genoux sur le fauteuil,
dans la facilité du collectif. Mais le jour où le drame se produit, il
dessine un chevalier, « un seul chevalier bien distinct »
757. Il prend
conscience de lui-même. La main qu’il voit s’avancer au-devant de la
sienne, « une main plus grande et d’une maigreur inaccoutumée »
758,
n’est-ce pas la prophétie de sa propre main d’adulte ?
759C’est parce que
752
Pétrarque, Lettres familières, dir. par Pierre Laurens, Paris, Les Belles Lettres, vol. 2, livres IV-VII.
753
Gusdorf, Georges, Lignes de vie,vol. 2 : Auto-bio-graphie, Paris, Odile Jacob 1991, p. 412.
754
Ibid., vol. 1 : Les Écritures du moi, op. cit., p. 393.
755
Lettre du 30 décembre 1913 à Pia de Valmarana.
756 CM, p. 494 (« […] das war viel einfacher, weil dann fast nur der Rauch zu machen war, der alles einhüllte. » ; p. 77).
757
Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, trad. par Maurice Betz, Paris, Seuil, 1966 (« einen einzelnen, sehr deutlichen Ritter » ; p. 85).
758 CM, p. 495 (« eine größere, ungewöhnlich magere Hand » ; p. 78).
759
Naumann, Helmut, Gesammelte Malte-Studien: zu Rilkes „Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge“, Rheinfelden-Berlin, Schäuble, 1993 ; 2e partie : Neue Malte Studien, p. 96.
Malte a le pressentiment de cette réalité à venir, qu’il retire sa propre
main
760. De plus, c’est au moment où il dessine cet unique chevalier
qu’il fait tomber son crayon de couleur, mettant fin, symboliquement, au
monde enfantin du dessin. C’est d’une plume que devra désormais se
servir le jeune Malte. La main est en effet, dans les interprétations
psychanalytiques, symbole de l’intellect. Le jeune Malte, qui prend
conscience de sa main comme d’un élément à part entière, accède en
même temps à la maturité intellectuelle. Le narrateur veut croire qu’il
avait eu conscience, à ce moment-là, de vivre un événement décisif de
son existence : « C’est naturellement de l’imagination, si je prétends
aujourd’hui avoir senti déjà en ce temps-là que quelque chose venait
d’entrer dans ma vie, précisément dans ma vie, avec quoi je devrais
toujours me mouvoir, toujours et quoi qu’il arrive. »
761Il comprend
soudain ce qu’est un adulte : une personne qui fait des expériences
incommunicables. Aussi ressent-il « une fougueuse sympathie pour les
grandes personnes »
762. Naumann souligne l’opposition entre la table sur
laquelle Malte dessine et qu’éclaire la lampe, et la partie située sous
cette table, dans l’obscurité. Il y voit la séparation symbolique du
conscient et de l’inconscient. La main n’est donc pas une hallucination,
mais une réalité inconsciente, que l’enfant n’oubliera jamais. C’est cette
expérience indicible qui le pousse à chercher sa propre langue. Là
commence sa solitude, et sa vocation de poète (CM 109). Cette
expérience se renouvelle à l’âge adulte, et c’est en cela qu’elle est bien
scène fondatrice : sa résurgence a valeur d’incitation à l’écriture. À
chaque fois, le narrateur est mis face à face avec « La Chose », et sa
terreur le pousse vers la création. Après avoir assisté à la mort d’un
homme, Malte se réfugie dans sa chambre. Il prend à nouveau
conscience de sa vocation : « En dépit de toute ma peur, je suis malgré
tout comme quelqu’un que de grandes choses attendent et je me rappelle
que j’avais autrefois un sentiment semblable avant de commencer à
écrire. »
763À nouveau, la main est un membre autonome, initiateur de
l’acte scripturaire : « Mais il viendra un jour où ma main se sera
éloignée de moi et, quand je lui ordonnerai d’écrire, elle écrira des mots
760 Ibid., p. 100.
761
CM, p. 496 (« Es ist natürlich Einbildung, wenn ich nun behaupte, ich hätte in jener Zeit schon gefühlt, daß da etwas in mein Leben gekommen sei, geradeaus in meines, womit ich allein würde herumgehen müssen, immer und immer. » ; p. 79).
762 Ibid. (« ungestüme Sympathie für die Erwachsenen. » ; p. 80).
763
Ibid., p. 468 (« Bei aller Furcht bin ich schließlich doch wie einer, der vor etwas Großem steht, und ich erinnere mich, daß es früher oft ähnlich in mir war, eh ich zu schreiben begann. » ; p. 47).
que je n’aurai pas pensés. »
764On pense ici aux Tables de la Loi. C’est
que Malte se fait une haute idée de la place de l’artiste parmi les
hommes. Sa mission est difficile, comme le constate Rilke dans sa
correspondance : « Nous sommes solitude. […] plus rien ne sera
proche […] »
765Il compare le poète à un homme sur la montagne pris de
vertige, au point d’en être presque détruit. Les modèles de Malte sont le
saint, qui se surmonte lui-même, à l’exemple de Saint-Julien
l’Hospitalier au fragment 21, et Beethoven. Malte espère être le « chaste
à l’oreille vierge »
766capable de recueillir et de faire fructifier la
semence de cette musique. La mission se déroule à Paris, ville peu
nommée car symbolique. À l’image des forêts des romans de chevalerie,
elle recèle maints dangers qu’il faut surmonter pour parvenir à son but.
D’autres lieux – imaginaires ceux-là – sont également initiatiques : les
montagnes où erre le fils prodigue et le désert de la Thébaïde (CM 484).
Malte sent la métamorphose s’opérer en lui : « À quoi bon dire aux gens
que je change ? Si je change, je ne suis plus celui que j’étais, et si je ne
suis plus celui que j’étais auparavant, il est clair qu’il n’y a plus
personne qui me connaisse. Et il m’est impossible d’écrire à des
étrangers, à des gens qui ne me connaissent pas. »
767C’est à soi-même désormais qu’il faut écrire, percer le sujet pour en
faire jaillir la vérité fondamentale. « On savait autrefois, écrit-il, qu’on
contenait la mort à l’intérieur de soi-même, comme un fruit son
noyau. »
768Cette recherche de l’essence, du noyau (Wesen, Kern), est
propre à l’expressionnisme, note Henri Meschonnic
769, car elle est
recherche de l’intensité. Le but visé par l’écriture est donc ce noyau dur
de la personne, que cherchaient ceux qui ont piqué de toutes parts le
cadavre de Grischa Otrepiov (CM 559). Rilke espère, en créant Malte,
son double, parvenir à l’essence de son être. Il présume que le reflet sera
détenteur de vérité. N’est-ce pas en lui montrant son reflet qu’Erik veut
aider le fantôme de Christine Brahe à achever sa mort ? Le miroir a ici
764
Ibid., p. 466 (« Aber es wird ein Tag kommen, da meine Hand weit von mir sein wird, und wenn ich sie schreiben heißen werde, wird sie Worte schreiben, die ich nicht meinte. ».
765
Lettre du 12 août 1904 à Franz Xaver Kappus (« Wir sind einsam. […] es gibt nichts Nahes mehr […]. »).
766 CM, p. 484 (« Jungfräulicher unbeschlafenen Ohrs » ; p. 66).
767
Ibid., p. 436-437 (« Wozu soll ich jemandem sagen, daß ich mich verändere? Wenn ich mich verändere, bleibe ich ja doch nicht der, der ich war, und bin ich etwas anderes als bisher, so ist klar, daß ich keine Bekannten habe. Und an fremde Leute, an Leute, die mich nicht kennen, kann ich unmöglich schreiben. » ; p. 10-11).
768 Ibid., p. 439 (« Früher wußte man [...] , daß man den Tod in sich hatte wie die Frucht den Kern. » ; p. 14).
769
le même sens que la perforation du cœur, et que l’écriture du journal. Il
est à la recherche de sa Vérité, celle-là même que le marquis de Belmare
portait dans son sang et avec laquelle il mourut. Le sang est en effet la
métaphore de cette intimité de l’être. En lui est déjà contenue notre
mort. Malte le pressent en sortant de l’hôpital où il s’est trouvé
confronté à elle : « Et mon sang me traversait et la traversait comme un
seul et même corps. »
770C’est pourquoi, conformément au vœu du
comte Brahe qui constate que les livres sont vides, Malte devra écrire
avec son sang. C’est alors seulement qu’il pourra opérer la
transmutation du réel en littérature, à l’instar du marquis de Belmare,
dont le sang devenu livre est un laboratoire d’alchimie : « il n’y avait
pas une page dans son sang qui ait été laissée en blanc. Et, quand il
s’enfermait de temps en temps et qu’il restait tout seul à feuilleter, il
trouvait les passages sur l’or et la façon de le fabriquer […] »
771. Or,
nous dit Rilke, le marquis de Belmare « était » (« war »)
772. « L’acte
autobiographique, rappelle Philippe Lejeune, [...] a pour fonction
immédiate d’assurer la cohérence du moi. »
773Rilke en était conscient,
qui en 1907, considérait déjà que les Carnets seraient une naissance
(Geburt)
774.
La scène fondatrice de la quête kafkéenne est aussi une scène
d’écriture. Kafka la rapporte le 19 janvier 1911. Alors qu’il écrivait au
milieu de sa famille quelques phrases d’un roman, un oncle prit le
papier, le parcourut et le lui rendit, en déclarant aux autres : « le fatras
habituel »
775. Le jeune Franz, qui attendait de la littérature qu’elle
l’arrachât de sa place (J 19), se sentit « chassé de la société d’un seul
coup »
776. Le rejet de son écriture est un rejet de soi-même : « J’acquis,
au sein même du sentiment familial, un aperçu des froids espaces de
notre monde, qu’il me faudrait réchauffer à l’aide d’un feu que je
voulais chercher d’abord […] »
777. À la différence du mythe
prométhéen, le feu, chez Kafka, ne préexiste pas à la quête : il doit
770 CM, p. 60 (« Und mein Blut ging durch mich und durch es, wie durch einen und denselben Körper » ; p. 59).
771 Ibid., p. 533 (« Und wenn er sich einschloß von Zeit zu Zeit und allein drin blätterte, dann kam er zu den Stellen über das Goldmachen […] » ; p. 122).
772 Ibid., p. 534. Traduction modifiée.
773 Lejeune, P., Les Brouillons de soi, op. cit., p. 54.
774
Lettre du 21 février 1907 à Karl von Heydt.
775
J, p. 20 (« das gewöhnliche Zeug » ; I, p. 116).
776 Ibid. (« aus der Gesellschaft [...] mit einem Stoß vertrieben »).
777
Ibid. (« Ich bekam selbst innerhalb des Familiengefühls einen Einblick in den kalten Raum unserer Welt, den ich mit einem Feuer erwärmen mußte, das ich erst suchen wollte […] »).
même le créer. Ce qui préside à cette scène, c’est le lien qui se tisse chez
l’écrivain entre son existence, la culpabilité et l’écriture. Isolé au sein de
sa famille, le jeune garçon prend en effet conscience de son
individualité ; mais en même temps, il est l’objet d’une accusation : « Le
jugement de l’oncle se répéta en moi avec une signification déjà presque
réelle […] »
778. L’écrivain est un paria : coupable d’imposture, il est
exclu de la société et condamné à la solitude. Dès lors, il s’identifie à un
combattant, comme Rilke et Soares, d’ailleurs, qui ont pour modèles
soldats et chevaliers. Son arme n’est pas l’épée : il devra tremper leur
âme dans l’encre. Cette métaphore hante tout l’œuvre kafkéen, on la
retrouve notamment dans le titre « Description d’un combat ». Le
fragment du 29 mai 1914 (J 347) évoque la lutte qu’il doit livrer dans
une forêt. Il s’agit d’un combat semblable à celui de Moïse libérant le
peuple d’Israël. L’écrivain désire passer des « souffrances inférieures de
la création littéraire – qui est maintenue en esclavage [...] – à la liberté
plus haute qui est peut-être en train de [l]’attendre »
779. La violence de la
création s’exprime à travers des métaphores guerrières : « Acte créateur.
Avance ! Suis le chemin ! Rends-moi des comptes ! Demande-moi des
comptes ! Juge ! Tue ! »
780En 1917, elles ponctuent les notes du
Journal, car l’écrivain se sait atteint d’un mal mortel. Le diariste a en
effet le sentiment de mener une guerre (J 440). La quête de l’Un (J 439)
ne peut se faire que par une concentration de tout l’être qui devient dur
et tranchant : « De telle sorte, s’exhorte-t-il, qu’une fois le moment
décisif venu, tu tiennes tout ton être dans une seule main comme une
pierre à lancer, comme un couteau prêt à tuer. »
781Il veut lutter contre le
monde, mais « avec des armes plus réelles que l’espoir et la foi. »
782Il a
pour modèle la figure du saint. L’autre modèle est Moïse, qui institua de
nouvelles règles pour la conquête de la terre promise. Il écrit, parmi
d’autres annotations de la Genèse : « Et comme il menait une vie divine,
778
Ibid. (« Das Urteil des Onkels wiederholte sich in mir schon fast wirklicher Bedeutung […] »).
779 Ibid., p. 363 (« über die untersten Leiden des [...] Schreibens in die größere auf mich vielleicht wartende Freiheit » ; III, p. 38).
780
Ibid., p. 426 (Schöpferisch. Schreite! Komme des Weges daher! Stehe mir Rede! Stelle mich zur Rede. Urteile! Töte! » [Im Dunkel der Gasse...] in Das Ehepaar und andere Schriften aus dem Nachlaß, in Gesammelte Werke in zwölf Bänden..., op. cit.,
p.143-164, p. 163.
781
Ibid., p. 440-441 (« Daß Du wenn es zur Entscheidung kommt, Dein Ganzes in einer Hand so zusammenhältst wie einen Stein zum Werfen, ein Messer zum Schlachten. » [Oktavheft G], in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit., p. 161).
782
Ibid., p. 477 (« mit Waffen die wirklicher sind als Hoffnung und Glaube. » [Oktavheft H] in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit., p. 210).
Dieu le prit avec lui et on ne le vit plus. »
783Comme l’artiste rilkéen,
Kafka veut achever l’univers, car c’est seulement en l’achevant qu’on
peut le détruire (J 472). Le solitaire devient maître du monde : « Il n’est
pas nécessaire que tu sortes de ta maison ; reste à ta table et écoute.
N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois
absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que
tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant
toi. »
784La pensée progresse dans ce fragment vers une ascèse de plus en
plus grande, qui aboutit enfin au surgissement du monde, non pas le
monde impur que dénonce le Talmud, mais le monde pur de la création.
Ce désir est apparenté au hassidisme, où l’accent est mis sur la vie
intérieure du fidèle et l’ascèse
785. Contrairement au héros de conte,
l’écrivain doit découvrir lui-même ses capacités. Kafka écrit :
« Assurément, il existe des possibilités pour moi, mais sous quelle pierre
sont-elles cachées ? »
786Le journal a pour tâche de « mettre la
singularité en évidence »
787, il est un télescope braqué sur le moi (J 7).
L’écrivain affirme son projet d’ »enquête autobiographique »
788. Il est
lui-même un grand lecteur d’œuvres de ce type, et sa bibliothèque
contient, entre autres, les journaux d’Amiel, Byron, Hebbel, Tolstoï.
Manfred Jürgensen a bien mis en lumière le rôle du Journal, montrant
qu’il offre un exemple particulièrement manifeste d’une « analyse
existentielle de soi », d’une « incessante interrogation sur soi », d’une
« conscience critique de soi », d’une « mise en question de soi »,
destinées à s’assurer de « l’essence de sa propre existence »
789. Kafka se
783
Ibid., p. 416 (« Und dieweil er ein göttlich Leben führte, nahm ihn Gott hinweg und ward nicht mehr gesehn. » ; III, p. 127).
784
Ibid., p. 485 (« Es ist nicht notwendig, daß Du aus dem Haus gehst. Bleib bei Deinem Tisch und horche. Horche nicht einmal, warte nur. Warte nicht einmal, sei völlig still und allein. Anbieten wird sich Dir die Welt zur Entlarvung, sie kann nicht anders, verzückt wird sie sich vor Dir winden. » [Es war der erste Spatenstich] in Zur Frage der Gesetze..., op. cit., p. 94).
785
Cf. Chouraqui, André, Histoire du judaïsme, Paris, PUF, 1957, p. 92-93. Hassidisme : courant mystique du judaïsme, né dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, fondé par Baal Shem Tov. Son principal représentant littéraire fut Martin Buber, que Kafka avait lu.
786 J, p. 331 (« Es gibt Möglichkeiten für mich, gewiß, aber unter welchem Stein liegen sie? » ; II, p. 226).
787
Ibid., p. 422. Note absente de l'édition allemande.
788 Ibid., p. 548 (« selbstbiographischen Untersuchungen » [Ein junger Student…] ; in
Das Ehepaar…, op. cit., p. 10).
789
Jürgensen, Manfred, Das fiktionale Ich, Bern / Munich, Francke, 1979, p. 134. Je traduis.
relit, afin de saisir une personnalité qui lui échappe
790. C’est souvent
cette relecture qui relance la machine d’écriture. Après une interruption
de six mois, il écrit, le 27 juin 1919 : « Nouveau journal, je ne le
commence à vrai dire que parce que j’ai relu l’ancien. »
791Écrire doit
permettre d’ordonner les forces obscures de l’être, de voir clair en soi.
« Un homme qui domine le chaos », écrit-il à Brod, fera « des livres
sacrés »
792. Pour laisser jaillir le feu de l’inspiration, il faut créer un
passage vers l’extérieur, percer le moi. Dans une note du 5 novembre
1915, Kafka raconte comment il est la proie d’un feu dévorant qui ne
parvient pas à se déclarer. Il se chante alors, pour se calmer, une étrange
berceuse : « Mon petit ami, épanche-toi »
793, qu’il répète inlassablement,
en s’accompagnant de son mouchoir comme d’un instrument. Cet
épanchement a lieu le soir même, lorsqu’il raconte cette scène dans son
journal. Ce dernier permet de faire jaillir ce feu prométhéen que Kafka a
senti très tôt brûler en lui. D’autres exhortations parcourent le Journal.
Le genre intimiste est en effet le lieu des délibérations et résolutions.
Aussi le diariste se prend-il fréquemment à partie, et se prodigue
conseils et encouragements. Le sujet doit s’ouvrir, c’est le seul chemin
vers l’écriture : « Also öffne Dich Thor Mensch komme hervor. / Atme
die Luft und die Stille. » (Allons, ouvre-toi. Que l’être humain sorte. /
Aspire l’air et le silence.)
794La solennité du moment est rendue par la mise en forme poétique, rare
chez Kafka. La note se présente comme deux vers, dont le premier
comporte une rime interne. La solennité se lit également dans l’usage de
l’impératif. Dans ce jeu d’écriture de soi, le diariste est son propre texte.
Le projet d’écriture et la quête de soi n’ont peut-être jamais à ce point
coïncidé chez un auteur. « Tu es la tâche »
795, affirme-t-il. Il est
convaincu que l’écriture autobiographique lui permettra d’obtenir une
nouvelle identité qui à son tour donnera naissance à l’œuvre : « La
création littéraire se refuse à moi. D’où mon plan d’enquêtes
autobiographiques. […] C’est là-dessus que je m’édifierai ensuite […] »
(J 548). Le journal doit aider à se construire, à trouver le sol, l’air et la
loi qui lui font défaut et le font échouer dans son œuvre et sa vie. À
790 Cf. par exemple J, p. 286. Note du 15 août 1912.
791 J, p. 489 (« Neues Tagebuch, eigentlich nur weil ich im alten gelesen habe. » ; III, p. 171).
792
Lettre de fin juillet 1922 (« ein das Chaos beherrschender Mann » « heilige Bücher ».
793
J, p. 408 (« Freundchen ergieße Dich » ; III, p. 113).
794 T III, p. 131 ; J, p. 418. Je souligne.
795
J, p. 448 (« Du bist die Aufgabe. » ; [Oktavheft G] in Beim Bau der chinesischen Mauer..., op. cit., p. 173).