elle-même. Jacques Le Rider rappelle qu’à la fin de la Lettre de Lord
Chandos, le héros connaît des instants de bonheur dans cette ouverture à
certains objets : « La désintégration du moi et du monde extérieur,
d’abord éprouvée comme une perte et une catastrophe, car elle met à
mal toutes les notions convenues, dissipe en fait les illusions
substantialistes du langage qui oppose artificiellement le moi au monde,
alors que le sujet et l’objet ne font qu’un en profondeur. »
526Chez Kafka s’opère une redéfinition de la place du sujet dans
l’espace. De nombreux fantasmes de défenestration parcourent le
520
Ibid., p. 176 (« homens de inacção » ; p. 170).
521 Ibid., p. 417 (« de um barco singrando num turismo infinito » ; p. 388).
522 Gil, J., Fernando Pessoa ou La Métaphysique des sensations, op. cit., p. 20.
523
Pessoa, F., Páginas sobre literatura e estética, op. cit., p. 137.
524
LI, p. 119 (« pensar de um modo táctil ou sensível, de dentro do objecto pensado » ; p. 119).
525 Ibid., p. 505 (« Escrevo, porque esse é o fim, o requinte supremo [...] da minha cultura de estados de alma. » ; p. 436).
526
Journal. Or, note Jacqueline Sudaka-Bénazéraf, il s’agit de « désirs
d’expansion spatiale propres à faire voler en éclats les barrières du sujet
et à renouveler la perception de l’espace »
527. L’exemple le plus frappant
de cette recomposition est sans doute la vision du 14 novembre 1911 :
« Passer à travers la fenêtre presque fermée et, alors qu’on est encore
devant les vitres, avant de tomber, planer les bras étendus, le ventre
bombé, les jambes repliées en arrière comme les figures de proue sur les
vaisseaux de jadis. »
528Le regard permet d’être à la fois l’observateur
derrière la vitre et le personnage figé devant celle-ci.
Déjà, dans le Journal florentin, Rilke dit apprendre « l’abandon
docile »
529aux choses, qui permet de surmonter les angoisses. Or
Jacques Le Rider note que l’on trouve chez Kassner – qui a influencé le
poète –, cette abolition de la coupure sujet-objet. La découverte des
œuvres de Cézanne, lors du second séjour en France, est déterminante,
comme en témoigne la correspondance de l’année 1907. Après Rodin, le
peintre enseigne à Rilke le chemin du travail, et le renoncement aux
privilèges du sujet, qui est l’unique moyen de tenir l’angoisse à distance.
Rilke découvre le processus de transformation dans l’espace. C’est au
contact de la peinture du maître d’Aix-en-Provence qu’il va donner
naissance à ce concept déterminant de « poème-objet »
(« Dinggedicht »). Se plaçant du point de vue de ce qu’il décrit, l’artiste
crée un changement radical de perspective. Cette écriture cessera d’être
celle d’un sujet. Il ne s’agira pas d’être écrivain, mais de devenir
écriture : « Mais, cette fois, c’est moi qui serai écrit. Je suis l’impression
qui va se changer. »
530Cette position sera difficile à occuper, car elle
suppose, comme le souligne Fedor Hoffmann, l’évanouissement de la
personne dans l’objet, sans que cela cesse pour autant d’être
l’expérience d’un sujet
531. Ainsi sera créé « l’espace intérieur du
monde », où le sujet se confond dans l’intimité des choses. Rilke prévoit
527 Sudaka-Bénazéraf, Jacqueline, Franz Kafka, Aspects d'une poétique du regard, Louvain / Paris / Sterling, Virginia, Peeters / Vrin, 2000, p. 178.
528
J, p. 158-159 (« Erwachen an einem kalten Herbstmorgen mit gelblichem Licht. Durch das fast geschlossene Fenster dringen und noch vor den Scheiben, ehe man fällt, schweben, die Arme ausgebreitet mit gewölbtem Bauch rückwärtsgebogenen Beinen wie die Figuren auf dem Vorderbug der Schiffe in alter Zeit. » ; I, p. 193).
529
Rilke, R. M., Journal florentin, in Journaux de jeunesse, Paris, Seuil, 1989, p. 63. (« gehorsame Hingebung » ; Das Florenzer Tagebuch, in Tagebücher aus der Frühzeit, Francfort-sur-le-Main, Insel, 1973, p. 77).
530 CM, p. 468 (« Aber diesmal werde ich geschrieben werden. Ich bin der Eindruck, der sich verwandeln wird, p. 47 »).
531 Cf. Hoffmann, Ernst Fedor, « Zum dichterischen Verfahren in Rilkes „Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge“ », in Hartmut Engelhardt (dir.),
Materialen zu R.M. Rilkes“Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge“ »‚ Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1974, p. 225.
que la rédaction sera longue et périlleuse pour son héros. Pour Blanchot,
la conscience, chez Rilke, nous empêche d’être dans la chose même.
Notre mauvaise intériorité nous exclut des choses
532. Malte devra donc
laisser se briser les frontières de son être. Malte, à la fin de l’épisode du
marchand de journaux, écrit qu’il voit tous les éléments composant le
personnage de cet homme « du même regard »
533. Parvenant à une vision
simultanée des choses, il n’est plus livré sans protection aux expressions
changeantes du monde extérieur
534. Cette vision le conduit aux preuves
de l’existence de Dieu.
C’est ce processus que Pessoa nomme « dé-subjectivisation »
535. Ce
que Soares désire obtenir, c’est ce regard impersonnel sur les choses,
cette connaissance intuitive et cette parfaite objectivité en même temps
que la totale subjectivité qu’est la vision divine. Il explique ce
phénomène psychique par son absence de coexistence au monde
(LI 256). C’est au moyen de ce regard fixe qu’il espère y parvenir, car
cette « connaissance intuitive absolue »
536permet de se dépouiller de la
subjectivité du moi tel qu’il a été construit. « Ce ciel profond [...] que je
fixe impersonnellement […] »
537, écrit-il. C’est cette vision qu’il
pressent au fragment 458 : « Voir l’agent de police comme Dieu le voit.
Prendre conscience de tout pour la première fois, non pas
apocalyptiquement, comme une révélation du Mystère, mais
directement, comme une floraison de la Réalité. »
538Ce n’est pas une
vision empirique, mais « méta-empirique », c’est-à-dire « sans la
médiation de la connaissance et de la culture »
539. Il y a donc un lien
entre l’abstrait et l’absolu. Le rêve permet au sujet, en intériorisant
l’univers, de s’étendre aux dimensions de ce dernier. « J’ai la dimension
de ce que je vois ! »
540,s’écrie le lisboète. Le regard a une puissance
démiurgique…
532 Blanchot, Maurice, « Rilke et l’Exigence de la mort », in L’Espace littéraire, Paris, Idées/Gallimard, 1955, p. 171-175.
533 CM, p. 572 (« ich alles fast gleichzeitig sah ») ; p. 166).
534 Cf. Huiru, Liu, Suche nach Zusammenhang, Rainer Maria Rilkes „Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge“, Francfort-sur-le-Main / Paris etc., Peter Lang, 1994, p. 177-178.
535 Seabra, José Augusto, Pessoa ou le Poétodrame, Paris, José Corti, 1988, p. 86.
536 Gil, J., Fernando Pessoa ou la Métaphysique des sensations, op. cit., p. 155.
537
LI, p. 362 (« o céu alto [...] que estou fitando impessoalmente […] » ; p. 339).
538
Ibid., p. 435 (« ver o polícia como Deus o vê. Reparar em tudo pela primeira vez, não apolipticamente, como revelações do Mistério, mas directamente como florações da Realidade. » ; p. 404).
539
Gil, J., « Qu’est-ce que voir ? », in Colloque de Cerisy, op. cit., p. 211-213.
540