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Le contraste est saisissant, dans l’Empire austro-hongrois du début du siècle, entre la célébration de l’amour comme idéal et des habitudes

Dans le document L'Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa (Page 71-74)

sexuelles cyniques. Ainsi Kafka a sa première expérience avec une

commise, ce qui était rituel pour les jeunes bourgeois de Vienne et

Prague. Johnston rappelle qu’à Vienne – cela vaut aussi pour Prague – le

jeune homme de bonne famille entretenait une liaison avec une « Süsse

Mädel », demoiselle de magasin ou bonne

287

. Cette situation entraîne des

conflits psychiques pouvant mener jusqu’à la folie, comme le montre le

triste cas de Weininger, qui se suicida en 1903. La question sexuelle est

au centre des interrogations de l’époque ; en témoignent les œuvres

picturales de Kokoschka, Schiele ou Gerstl, les dessins de Kubin et les

œuvres littéraires de Schnitzler. De nombreux rêves de Kafka portent

sur les prostituées ; mais en même temps que son désir, il donne à lire le

refus de celui-ci. Dans la note du 10 octobre 1911, il imagine qu’il

presse les cuisses d’une fille, mais celle-ci se révèle soudain pleine de

sceaux de cire rouge, qu’on peut sans peine assimiler au sang, et du

281 Mouvement de la jeunesse allemande du début du siècle, à résonance nationaliste. Hans Blüher est l'auteur d'une histoire des Wandervögel.

282

Gilman, S., Franz Kafka, The Jewish Patient, op. cit., p. 158.

283

Lettre de mi-novembre 1917 à Max Brod (« Falle ich mitten in das Blühersche Buch hinein. »).

284

Lettre du premier au 2 février 1913.

285

Lettre du 20 octobre 1910 à Max et Otto Brod.

286 On ignore si Kafka a finalement posé pour ce tableau ; le seul indice est une note laconique du 7 janvier 1912, J, p. 222 : « Je dois poser nu en saint Sébastien pour le peintre Ascher. ».

287

même coup, la sexualité pratiquée par Kafka à une torture. La cire,

collant à ses doigts comme le sang aux mains de Lady Macbeth, prouve

sa culpabilité : « Je remarquais alors […] que j’avais posé mon pouce

dans les taches de ses cuisses et que ces particules, rouges comme celles

d’un sceau brisé, collaient aussi à mes doigts. »

288

Il se sent en faute dans

ce plaisir, car il est déviant : « J’en tirai un si grand plaisir que je

m’étonnai de n’avoir encore rien à payer pour ce divertissement [...].

J’étais persuadé que je dupais le monde. »

289

Ce rêve est révélateur.

Kafka repousse ses fantasmes, mais s’inquiète lorsqu’il manque de désir

sexuel, ainsi qu’il l’avoue dans une note du 8 décembre 1911 (J 175). Il

aime les danseuses et les actrices, car elles sont séparées de lui par la

distance de la scène à la salle, mais aussi par les artifices du costume et

du maquillage. D’ailleurs, constate-t-il à propos de la danseuse

Eduardowa (J 4), la femme est plus jolie sur scène que dans la réalité.

De même, les prostituées qui lui plaisent sont « les grosses filles un peu

mûres qui ont des vêtements démodés, auxquels toutes sortes de

fanfreluches donnent cependant un certain air de luxe »

290

. Il évoque

surtout la « possibilité lointaine »

291

d’aller avec l’une d’elle, ajoutant

toutefois que ce désir lui paraît innocent. Comme Baudelaire, la seule

sexualité possible semble être pour lui une sexualité payante. Son

dégoût le pousse à dresser des caricatures des femmes qui lui plaisent.

C’est le visage qui fait l’objet de la plupart des descriptions, car c’est en

lui que se révèle la monstrueuse nature féminine. Chez la femme du

peintre Karlin, l’écrivain remarque « deux grandes et fortes incisives

supérieures qui taillent en pointe un grand visage plutôt plat »

292

. Cette

obsession de la dentition réapparaît dans une note du 9 octobre 1911, où

il est question des incisives supérieures de Mlle K. Il décrira avec effroi

le même type de dentition chez sa fiancée Felice. Le désir non assumé

de l’homme transforme la femme en animal carnassier. Il écrivait déjà

avant sa rencontre : « Si je devais atteindre ma quarantième année,

j’épouserais probablement une vieille fille aux dents de devant

288

J, p. 103 (« Jetzt bemerkte ich [...], daß ich meinen Daumen auf ihren Schenkeln in solchen Flecken hielt und daß auch auf meinen Fingern diese rote Partikelchen wie von einem zerschlagenen Siegel lagen » ; I, p. 59).

289 Ibid., p. 103 (« Mein Vergnügen dabei war so groß, daß ich mich wunderte, daß man für diese Unterhaltung [...] noch nichts zahlen müsse » ; I, p. 59).

290

Ibid., p. 316 (« die dicken ältern, mit veralterten aber gewissermaßen durch verschiedene Behänge üppigen Kleidern » ; II, p. 204).

291 Ibid. (« ferne [...] Möglichkeit »).

292

Ibid., p. 31 (« zwei breite große Vorderzähne oben, die das große eher flache Gesicht zuspitzen » ; I, p. 27).

proéminentes et quelque peu découvertes par la lèvre supérieure. »

293

La

première description qu’il fait de Felice ne laisse aucunement présager

une liaison amoureuse : « Je l’ai [...] pourtant prise pour une bonne. […]

Visage osseux, insignifiant, qui portait franchement son

insignifiance. […] Elle semble être habillée tout à fait comme une

ménagère […] Nez presque cassé. Cheveux blonds, un peu raides et sans

charme, menton fort. »

294

La caricature est une revanche née de sa

frustration sexuelle. Lorsque Mme Klug, femme mariée et donc

inaccessible, quitte Prague, il se la représente en rêve, la nuit suivante,

« anormalement petite, presque sans jambes »

295

, l’air très malheureuse.

Dès l’année 1911, il constate qu’il n’a plus de désir sexuel. En 1912, il

évoque auprès de Felice, de façon voilée, son impuissance : « J’ai tout

juste assez de santé pour moi, mais cela ne suffit déjà plus pour me

marier et avoir des enfants. »

296

Mais c’est seulement le premier avril

1913 que l’aveu éclate : « Je ne pourrai jamais te posséder »

297

, lui

écrit-il. Il ne parviendra à vivre avec une femme (Dora Diamant) que lorsqu’il

ne pourra plus avoir de relation charnelle avec elle, dans ses dernières

années. En 1916, il confie à son Journal (J 418) qu’il n’a jamais été

« intime » (« vertraut ») avec une femme, excepté deux fois, et qu’il fut,

la première fois ignorant, la seconde dans le désarroi. Aussi, le seul

mariage qu’il puisse envisager doit être libéré du devoir conjugal : « Le

coït considéré comme châtiment du bonheur de vivre ensemble. Vivre

dans le plus grand ascétisme possible, plus ascétiquement qu’un

célibataire, c’est pour moi l’unique possibilité de supporter le

mariage. »

298

Mais alors il se souvient de « l’impureté naturelle des

femmes », et ajoute, à propos de Felice : « Mais elle ? » (« Aber sie? »)

Il y a, dans le dégoût de Kafka pour la sexualité, la peur de la fusion, de

perdre son moi, mais aussi son énergie. Alain Corbin rappelle que le

293 Ibid., p. 101 (« Sollte ich das 40te Lebensjahr erreichen, so werde ich wahrscheinlich ein altes Mädchen mit vorstehenden, etwas von der Oberlippe entblößten Oberzähnen heiraten. » ; I, p. 57).

294

Ibid., p. 287-288 (« [sie] kam mir [...] wie ein Dienstmädchen vor. [...] Knochiges leeres Gesicht, das seine Leere offen trug. [...] Sah ganz häuslich angezogen aus [...] Fast zerbrochene Nase. Blondes, etwas steifes reizloses Haar, starkes Kinn. » ; II, p. 79).

295 Ibid., p. 138 (« unnatürlich klein fast ohne Beine » ; I, p. 171).

296

Lettre du 11 novembre 1912 à Felice Felice (« Ich bin noch knapp gesund für mich, aber nicht mehr zur Ehe, und schon gar nicht zur Vaterschaft. »).

297 Ibid. (« ich Dich niemals werde besitzen können. »).

298

J, p. 305 (« Der Coitus als Bestrafung des Glückes des Beisammenseins. Möglichst asketisch leben, asketischer als ein Junggeselle, das ist die einzige Möglichkeit für mich, die Ehe zu ertragen » ; II, p. 188).

discours médical, au XIX

e

et XX

e

siècles jusqu’à la première guerre

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