Pessoa négligeait son corps, dans un désir de mortification qu’admire
parfois Soares chez les anachorètes. Ceux-ci, en effet, « essaient
d’échapper [...] à la loi animale »
739.
Kafka veut mettre son corps au pas, briser cette enveloppe charnelle.
C’est la raison pour laquelle il le prive de nourriture. Sa façon de se
nourrir, ainsi qu’il l’écrit à Felice
740, écœure tellement Hermann qu’il ne
peut la supporter et interpose entre son fils et lui un journal ouvert
741.
Ainsi l’écrivain brise-t-il la contrainte sociale du repas, s’opposant en
particulier à l’éducation de son père qui exigeait de lui qu’il mangeât
vite et copieusement. Comme l’a souligné Canetti
742, son attitude à table
736 Didier, B., Le Journal intime, Paris, PUF, 1976, p. 12.
737
Barthes, R., Comment vivre ensemble…, op. cit., p. 97.
738
Bourdieu, Pierre, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 129.
739 LI, p. 186 (« tentam, de facto, libertar-se da lei animal » ; p. 179).
740
Lettre du 7 novembre 1912.
741 Kafka suit en effet la méthode du diététicien américain Horace Fletcher, qui préconisait de mâcher longuement chaque bouchée pour faciliter la digestion.
742 Selon lui, Kafka est « de tous les écrivains, le plus grand expert du pouvoir « car il l'a vécu dans son âme et dans sa chair. Il note que l'écrivain cherche à se soustraire au pouvoir sous toutes ses formes. In Canetti, E., L'Autre Procès : lettres de Kafka à Felice, Paris, NRF/Gallimard, 1972, p. 106-107.
est dirigée contre les autres. Émilie Seffray note qu’il se pose ainsi en
législateur, et cherche à « détrôner » son père, dans un « fantasme de
parricide » qui prend la forme de l’anthropophagie
743. Or, selon les
anthropologues, une des raisons du cannibalisme pratiqué dans les
sociétés primitives était la conviction d’acquérir les qualités de celui
qu’on mangeait, surtout s’il s’agissait d’un ennemi valeureux... De plus,
Freud, dans Totem et tabou, émet l’hypothèse que la horde primitive
aurait connu le meurtre puis la dévoration du père par les fils. Les
restrictions alimentaires de Kafka ne sont-elles pas le fruit de la censure
qu’il impose à ce fantasme ? Franz boit du lait, sans doute parce que le
lait est pur, ne mange pas d’aliments cuits, se nourrit essentiellement de
fruits. Ces habitudes alimentaires contrastent avec les manières d’ogre
d’Hermann
744. Il ne fume pas, ne boit pas, ne mange pas de chocolat,
prend chaque jour le même repas. Dès 1908, il est végétarien. Certes,
cette pratique était répandue dans le monde germanique de l’époque.
Mais le végétarisme kafkéen est une exagération des contraintes de la
kashrut. Là où elle interdit le sang, il interdit la viande. Il institue les
règles de sa propre religion. Pour Ricœur, le rituel est propre à la
conscience coupable et constitue une « tactique d’évitement de la
faute »
745. Ainsi, l’absence de sexualité est-elle – et sans doute aussi
chez Pessoa – également un rituel. Élisabeth Frisch montre que dans la
mesure où toute sexualité entre dans un système de répression sociale,
selon l’analyse foucaldienne
746, le refus de sexualité est une forme de
résistance. La chasteté permet de soustraire son corps au pouvoir. Chez
Kafka, il y a une obsession du temps dans le corps, d’une part dans le
fonctionnement mécanique des différentes parties de celui-ci, d’autre
part dans la vision plus globale d’un corps vieillissant. Il cherche à
supprimer cette incarnation du temps, par exemple en éliminant les
processus de digestion. Dans la note sur les audaces alimentaires, il
avale les aliments sans les mâcher, et les fait ressortir en les tirant « à
travers l’estomac et les intestins »
747. La viande, qui est un cadavre, est
rejetée comme sale. Kafka était lui-même très méticuleux quant à sa
toilette, comme le rappelle Reiner Stach
748. À la lourdeur des corps de
son entourage, qui, on l’a vu, lui rappelle les bêtes d’une étable (J 420),
743 Seffray, Émilie, Franz Kafka et la nourriture, Maîtrise, Université de Cergy-Pontoise, 2001, p. 26.
744 Cf. Lettre à son père, op. cit., p. 841.
745
Ricoeur, P., Finitude et culpabilité, vol. 2 : La Symbolique du mal, op. cit., p. 140.
746
Cf. Foucault, Michel, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976-1984.
747 J, p. 133 (« von hinten den Magen und die Därme durchreißend... » ; I, p. 164).
748
Stach, Reiner, Die Jahre der Entscheidungen, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2002, p. 10.
il oppose sa propre maigreur ; à leur animalité grossière sa pureté
d’ascète, à leur vieillissement prématuré son éternelle jeunesse. Ce qu’il
retient du judaïsme, outre les restrictions alimentaires, ce sont les rites
de purification. Il fait référence au bain rituel des communautés juives
de Russie, servant à « laver l’âme de sa saleté terrestre »
749. Il évoque
également la coutume de plonger au réveil les doigts dans l’eau pour s’y
purifier du contact qu’ils ont pu avoir pendant la nuit avec certaines
parties du corps. Il suit, avec l’exagération obsessionnelle qui lui est
propre, les méthodes du Docteur danois Jens Peter Müller : il se lave à
l’eau glacée, s’impose des exercices de gymnastique suédoise, nu devant
la fenêtre ouverte, refuse tout chauffage, et s’habille légèrement, même
pendant le rigoureux hiver pragois. En octobre 1911, il note
l’étonnement d’un employé de son père devant sa tenue vestimentaire si
peu adaptée à la saison (J 111). Il appelle ces habitudes « mülleriser »
(« müllern »). Kafka dort peu. Naturiste, il croit aux vertus
thérapeutiques du soleil et des plantes, et refuse les remèdes médicaux.
Il consulte, dès 1911, un naturopathe. Il veut se donner une nouvelle
identité où le corps tienne aussi peu de place que possible, ce qui
explique sa maigreur. Il cherche à ordonner une vie organique
anarchique. Le corps, comme le note Émilie Seffray, « se comporte
comme une machine agressive et étrangère, alors que Kafka rêve d’un
corps-tube »
750dont le fonctionnement serait synonyme de pureté. Il
rêve d’un corps infaillible. Le journal intime participe de ce rituel, dans
la mesure où il tente d’assurer la transsubstantiation littéraire du corps.
Celui-ci ne doit pas faire obstacle à l’écriture, mais doit être dressé afin
de la servir. L’ascétisme kafkéen ne vise pas à s’assurer le ciel, il
participe d’une vision du corps comme instrument de production.
Peut-être faut-il voir dans cette conception une influence du productivisme
assigné au corps par le capitalisme
751. Ces contraintes rappellent aussi
les exercices de l’âme et du corps des bouddhistes, qui s’adonnent
également au jeûne et aux médecines naturelles. Elles préparent à la
méditation, qui permet d’obtenir la dissolution du moi, le vide. Les
rituels sont la voie vers l’écriture et l’être, nécessaires à
l’accomplissement de la vocation.
749 J, p. 127 (« den irdischen Schmutz der Seele abzuwaschen » ; I, p. 157).
750
Seffray, É., Franz Kafka et la nourriture, op. cit., p. 9.
751