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Rilke se nourrissait peu, était végétarien, et pratiquait la marche nu- nu-pieds, non dans un souci de destruction du corps, mais de purification

Dans le document L'Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa (Page 140-143)

Pessoa négligeait son corps, dans un désir de mortification qu’admire

parfois Soares chez les anachorètes. Ceux-ci, en effet, « essaient

d’échapper [...] à la loi animale »

739

.

Kafka veut mettre son corps au pas, briser cette enveloppe charnelle.

C’est la raison pour laquelle il le prive de nourriture. Sa façon de se

nourrir, ainsi qu’il l’écrit à Felice

740

, écœure tellement Hermann qu’il ne

peut la supporter et interpose entre son fils et lui un journal ouvert

741

.

Ainsi l’écrivain brise-t-il la contrainte sociale du repas, s’opposant en

particulier à l’éducation de son père qui exigeait de lui qu’il mangeât

vite et copieusement. Comme l’a souligné Canetti

742

, son attitude à table

736 Didier, B., Le Journal intime, Paris, PUF, 1976, p. 12.

737

Barthes, R., Comment vivre ensemble…, op. cit., p. 97.

738

Bourdieu, Pierre, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 129.

739 LI, p. 186 (« tentam, de facto, libertar-se da lei animal » ; p. 179).

740

Lettre du 7 novembre 1912.

741 Kafka suit en effet la méthode du diététicien américain Horace Fletcher, qui préconisait de mâcher longuement chaque bouchée pour faciliter la digestion.

742 Selon lui, Kafka est « de tous les écrivains, le plus grand expert du pouvoir « car il l'a vécu dans son âme et dans sa chair. Il note que l'écrivain cherche à se soustraire au pouvoir sous toutes ses formes. In Canetti, E., L'Autre Procès : lettres de Kafka à Felice, Paris, NRF/Gallimard, 1972, p. 106-107.

est dirigée contre les autres. Émilie Seffray note qu’il se pose ainsi en

législateur, et cherche à « détrôner » son père, dans un « fantasme de

parricide » qui prend la forme de l’anthropophagie

743

. Or, selon les

anthropologues, une des raisons du cannibalisme pratiqué dans les

sociétés primitives était la conviction d’acquérir les qualités de celui

qu’on mangeait, surtout s’il s’agissait d’un ennemi valeureux... De plus,

Freud, dans Totem et tabou, émet l’hypothèse que la horde primitive

aurait connu le meurtre puis la dévoration du père par les fils. Les

restrictions alimentaires de Kafka ne sont-elles pas le fruit de la censure

qu’il impose à ce fantasme ? Franz boit du lait, sans doute parce que le

lait est pur, ne mange pas d’aliments cuits, se nourrit essentiellement de

fruits. Ces habitudes alimentaires contrastent avec les manières d’ogre

d’Hermann

744

. Il ne fume pas, ne boit pas, ne mange pas de chocolat,

prend chaque jour le même repas. Dès 1908, il est végétarien. Certes,

cette pratique était répandue dans le monde germanique de l’époque.

Mais le végétarisme kafkéen est une exagération des contraintes de la

kashrut. Là où elle interdit le sang, il interdit la viande. Il institue les

règles de sa propre religion. Pour Ricœur, le rituel est propre à la

conscience coupable et constitue une « tactique d’évitement de la

faute »

745

. Ainsi, l’absence de sexualité est-elle – et sans doute aussi

chez Pessoa – également un rituel. Élisabeth Frisch montre que dans la

mesure où toute sexualité entre dans un système de répression sociale,

selon l’analyse foucaldienne

746

, le refus de sexualité est une forme de

résistance. La chasteté permet de soustraire son corps au pouvoir. Chez

Kafka, il y a une obsession du temps dans le corps, d’une part dans le

fonctionnement mécanique des différentes parties de celui-ci, d’autre

part dans la vision plus globale d’un corps vieillissant. Il cherche à

supprimer cette incarnation du temps, par exemple en éliminant les

processus de digestion. Dans la note sur les audaces alimentaires, il

avale les aliments sans les mâcher, et les fait ressortir en les tirant « à

travers l’estomac et les intestins »

747

. La viande, qui est un cadavre, est

rejetée comme sale. Kafka était lui-même très méticuleux quant à sa

toilette, comme le rappelle Reiner Stach

748

. À la lourdeur des corps de

son entourage, qui, on l’a vu, lui rappelle les bêtes d’une étable (J 420),

743 Seffray, Émilie, Franz Kafka et la nourriture, Maîtrise, Université de Cergy-Pontoise, 2001, p. 26.

744 Cf. Lettre à son père, op. cit., p. 841.

745

Ricoeur, P., Finitude et culpabilité, vol. 2 : La Symbolique du mal, op. cit., p. 140.

746

Cf. Foucault, Michel, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976-1984.

747 J, p. 133 (« von hinten den Magen und die Därme durchreißend... » ; I, p. 164).

748

Stach, Reiner, Die Jahre der Entscheidungen, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2002, p. 10.

il oppose sa propre maigreur ; à leur animalité grossière sa pureté

d’ascète, à leur vieillissement prématuré son éternelle jeunesse. Ce qu’il

retient du judaïsme, outre les restrictions alimentaires, ce sont les rites

de purification. Il fait référence au bain rituel des communautés juives

de Russie, servant à « laver l’âme de sa saleté terrestre »

749

. Il évoque

également la coutume de plonger au réveil les doigts dans l’eau pour s’y

purifier du contact qu’ils ont pu avoir pendant la nuit avec certaines

parties du corps. Il suit, avec l’exagération obsessionnelle qui lui est

propre, les méthodes du Docteur danois Jens Peter Müller : il se lave à

l’eau glacée, s’impose des exercices de gymnastique suédoise, nu devant

la fenêtre ouverte, refuse tout chauffage, et s’habille légèrement, même

pendant le rigoureux hiver pragois. En octobre 1911, il note

l’étonnement d’un employé de son père devant sa tenue vestimentaire si

peu adaptée à la saison (J 111). Il appelle ces habitudes « mülleriser »

(« müllern »). Kafka dort peu. Naturiste, il croit aux vertus

thérapeutiques du soleil et des plantes, et refuse les remèdes médicaux.

Il consulte, dès 1911, un naturopathe. Il veut se donner une nouvelle

identité où le corps tienne aussi peu de place que possible, ce qui

explique sa maigreur. Il cherche à ordonner une vie organique

anarchique. Le corps, comme le note Émilie Seffray, « se comporte

comme une machine agressive et étrangère, alors que Kafka rêve d’un

corps-tube »

750

dont le fonctionnement serait synonyme de pureté. Il

rêve d’un corps infaillible. Le journal intime participe de ce rituel, dans

la mesure où il tente d’assurer la transsubstantiation littéraire du corps.

Celui-ci ne doit pas faire obstacle à l’écriture, mais doit être dressé afin

de la servir. L’ascétisme kafkéen ne vise pas à s’assurer le ciel, il

participe d’une vision du corps comme instrument de production.

Peut-être faut-il voir dans cette conception une influence du productivisme

assigné au corps par le capitalisme

751

. Ces contraintes rappellent aussi

les exercices de l’âme et du corps des bouddhistes, qui s’adonnent

également au jeûne et aux médecines naturelles. Elles préparent à la

méditation, qui permet d’obtenir la dissolution du moi, le vide. Les

rituels sont la voie vers l’écriture et l’être, nécessaires à

l’accomplissement de la vocation.

749 J, p. 127 (« den irdischen Schmutz der Seele abzuwaschen » ; I, p. 157).

750

Seffray, É., Franz Kafka et la nourriture, op. cit., p. 9.

751

Dans le document L'Invention de soi : Rilke, Kafka, Pessoa (Page 140-143)

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