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Chapitre 2. Des producteurs avant-gardistes au premier plan : une tradition dans l’innovation

2.1 S’adapter pour mieux régner : « La tradition c’est bon, mais faut comme l’améliorer »

2.2.2 Un système de valeurs en mutation

On ne saurait exprimer l’enchevêtrement des valeurs se dégageant du concept d’autocueillette tel qu’il se présente au moment de la mise en place du programme régional

Cueillez-les vous-mêmes sans citer l’étude de Jean-Louis Coujard : « Une telle pratique

réalise en une audacieuse synthèse la coïncidence la plus achevée entre aspects économiques et symboliques, liant systématiquement la cueillette à un échange marchand, tout en la maintenant sur le terrain de la consommation familiale »303. Les motivations énoncées par les consommateurs aux débuts de cette mise en marché en témoignent : l’autocueillette représente pour eux une façon d’économiser et une occasion de se retrouver en famille. La suggestion de laisser une marge de profit au consommateur, émise en 1980 par le conseiller du service en horticulture du ministère de l’Agriculture, Jacques Rioux, permet de statuer sur l’incitatif réel que représente l’économie en cette période304. Mais rapidement, les années

1980-1990 annoncent une réorganisation du réseau de valeurs.

En 1984, cueillir soi-même coûte environ 2.50$ le panier tandis que les producteurs offrent des paniers déjà remplis à leur kiosque au prix de 2.50$305. Malgré ce changement de dynamique marchande, la popularité de l’activité ne dérougit pas. L’enracinement de la pratique s’effectue non plus sur des velléités économiques, mais bien sur l’attrait du plaisir et des moments partagés en famille. Les images conjointes aux articles portant sur l’autocueillette le démontrent, la thématique familiale occupe dorénavant une place prépondérante: un bébé croquant une fraise, les petits enfants des producteurs, etc.

Les titres eux aussi évoquent l’importance des valeurs familiales et l’attrait de la sociabilité : « Partir à la cueillette de ses fruits et légumes : une expérience à faire en famille »306 ou

303 Jean-Louis Coujard, « La cueillette, pratique économique et pratique symbolique », Études rurales, 87-88,

1982, p. 266.

304 Nous avons observé une légère incohérence dans les arguments livrés par les promoteurs de la campagne

d’autocueillette. Tantôt l’activité apparaît comme une manne pour les consommateurs désireux de réaliser des économies substantielles tout en profitant du grand air, tantôt on affirme que les vacanciers ne peuvent espérer conclure une affaire monétairement profitable. Malgré ces quelques contradictions, l’incitatif économique semble représenter une plus-value réelle jusqu’en 1985.

305 Jean-Claude Paquet, « L’autocueillette ça ne prend pas tant de temps », Le Soleil, 10 juillet 1984, p. A-7. 306 [S.n.], « Partir à la cueillette de ses fruits et légumes : une expérience à faire en famille ». Le Soleil, 17 juillet

encore, « L’autocueillette, une partie de plaisir. Parents et amis se retrouvent dans les champs de l’île »307. Malgré la saison pluvieuse de l’été 86, les cueilleurs « du dimanche » ne boudent

pas les champs de fraises : « Ils considèrent la cueillette comme un jeu, une détente, sans aucune visée économique […]. […] Et tous confient au détour d’un rang la nostalgie du jardin de papa ou des confitures de môman »308. Si les souvenirs se composent d’éléments distinctifs pour chacun des consommateurs – les personnes, les lieux, les habitudes – la trame de l’autocueillette renvoie généralement, comme nous le constatons, à des activités domestiques comme la fabrication de conserves et l’entretien d’un jardin, synonymes des moments partagés en famille. Autrement dit, la cueillette révèle un aspect bien moins trivial que le seul acte de prélever un fruit. Elle lève le voile sur un univers symbolique évoquant la survivance d’une pratique associée aux valeurs rurales, représentées par la solidarité communautaire et la cellule familiale309.

Cette rapide évolution nous permet d’entrevoir comment l’autocueillette s’articule autour d’un système de valeur où l’affirmation des dimensions sociale et affective prend le dessus sur les considérations économiques à l’origine de l’initiative; une transformation qui s’opère conjointement à celle éprouvée par la fraise de l’île d’Orléans. L’épanouissement de l’autocueillette en une activité à portée majoritairement sociale traduit le passage de la fraise de l’île, autrefois majoritairement considéré comme un bien de consommation au fort potentiel économique, à l’état de bien culturel. Grâce aux entrevues réalisées par les journalistes du Soleil en 1993 après s’être rendus sur trois fraiseraies de Saint-Laurent, on peut déterminer que les motifs des cueilleurs venus sur l’île correspondent à l’évolution du réseau de valeurs présenté ci-haut.

307 Gilles Angers, « L’autocueillette, une partie de plaisir. Parents et amis se retrouvent dans les champs de

l’île », Le Soleil, 14 juillet 1993, p. C-1.

308 Sylviane Carin, « Où aller cueillir ses fraises ? », Le Soleil, 4 juillet 1986, p. B-1.

309 Jean-Louis Coujard, op.cit., p. 265. En ce qui concerne notre étude, cette association prend sa source dans

une réalité foncièrement préindustrielle. Avant la diminution de la taille des familles et l’agrandissement de la superficie totale des champs exploités, les cultivateurs pouvaient compter sur leurs enfants pour cueillir les fraises.

D’emblée, on rapporte que les principales raisons pour lesquelles la population québécoise se rend dans les champs « de chez nous » sont essentiellement pour partager du plaisir en famille et rechercher la paix. Pour un couple de cinquantenaires, l’activité leur rappelle leur jeunesse au temps des fruitages310. Comme le résume un dénommé Louis, « c’est purement sentimental » et si « [l]’asphalte a chassé quelques arpents de terre, il n’a pas remplacé les beaux cœurs de bœuf qu’on mangera à Noël, en se souvenant de l’Île d’Orléans »311. Autre

cas de figure, Johanne Guérard de Beauport, vient en compagnie de sa famille chez qui l’invitation à la cueillette sur l’île a été positivement reçue : « La proposition a été accueillie dans l’enthousiasme. Le fruit est si beau, si bon, si enraciné dans notre culture que quand les gens le voient, ils sont transportés »312. Cette dernière phrase nous autorise à confirmer que la fraise de l’île s’insère dans un processus de patrimonialisation et ce, avant même l’apparition des activités d’autocueillette.

À n’en point douter, l’omniprésence des producteurs dans cette campagne de valorisation stimule la reconnaissance du produit, comme nous l’expliquerons plus loin. Mais elle sous- entend aussi une reconnaissance déjà existante expliquant, en partie du moins, la notoriété du lieu pour l’autocueillette de fraises. De fait, l’autocueillette apporte un éclairage sur le processus de sélection et de valorisation dans la mesure où elle implique des choix : celui d’un lieu et d’un fruit.