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Un processus de patrimonialisation vivant et populaire en milieu québécois : la fraise de l’île d’Orléans (1900 à aujourd’hui)

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Un processus de patrimonialisation vivant et populaire

en milieu québécois : la fraise de l’île d’Orléans (1900 à

aujourd’hui)

Mémoire

Florence Gagnon-Brouillet

Maîtrise en histoire - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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Un processus de patrimonialisation vivant et populaire en milieu québécois : la fraise de l’île d’Orléans (1900 à aujourd’hui)

Mémoire

Florence Gagnon-Brouillet

Sous la direction de :

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Résumé

S’inscrivant dans l’histoire culturelle de l’alimentation, l’objet de ce mémoire est de montrer en quoi la fraise de l'île d'Orléans – incubateur réel et symbolique favorisant le développement de l'agriculture et des traditions culinaires – s'ancre dans un processus de patrimonialisation basé sur des mesures de valorisation économiques, sociales et symboliques depuis le début du XXe siècle. Nous proposons donc d’analyser les différentes formes de patrimonialisation à l’œuvre dans ce cas, soit le réinvestissement du passé, la transmission, l’ancrage dans un territoire précis, mais surtout, les stratégies de valorisation déployées par de nombreux acteurs. Comment s’est opérée l’association du lieu au produit, puis du produit à l’identité culinaire québécoise? Ces interrogations, nous proposons de les analyser en levant le voile sur les constructions patrimoniales alimentaires en milieu québécois.

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Abstract

As part of the cultural history of food, the purpose of this thesis is to show how the strawberry from Île d'Orléans - a real and symbolic incubator promoting the development of agriculture and culinary traditions - has been anchored in a heritage development process based on economic, social and symbolic enhancement measures since the beginning of the 20th century. We therefore propose to analyze the different forms of heritage development at work in this case, namely the reinvestment of the past, the transmission, the anchoring in a specific territory, but above all, the valuation strategies deployed by many actors. How did the association of the place with the product come about, then the product with the Quebec culinary identity? We propose to analyze these questions by lifting the veil on food heritage constructions in Quebec.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Liste des figures, tableaux, illustrations ... viii

Liste des abréviations, sigles, acronymes ... ix

Remerciements ... xii

Introduction ... 1

1- Historiographie ... 4

Une histoire de l’alimentation en plein essor : du global au local ... 4

Modalité de construction du patrimoine : la patrimonialisation ... 9

La rencontre de deux variables au potentiel immense : le patrimoine alimentaire ... 13

2- Problématique et hypothèses ... 17 3 - Corpus ... 19 Sources écrites ... 19 Sources numériques... 22 Sources orales ... 23 4 - Méthode ... 24 Sources écrites ... 24 Sources numériques... 26 Sources orales ... 26 5 - Plan du mémoire ... 28

Chapitre 1. Villégiature et monoculture : une réaction à l’industrialisation et un terreau fertile à la patrimonialisation ... 30

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1.1 La mythification de l’île d’Orléans et la mise en place d’un lieu de pèlerinage : retour

aux origines ... 31

1.1.1 Tourisme littéraire, recherches historiques et guide de voyage : la campagne et la villégiature comme objet d’écriture ... 33

1.2 La rationalisation de l’agriculture comme vecteur de spécificité ... 44

1.2.1 Les causes de la production intensive de la fraise à l’île au tournant du XXe siècle ... 46

1.2.2 Inscription territoriale et attachement au lieu ... 54

Chapitre 2. Des producteurs avant-gardistes au premier plan : une tradition dans l’innovation et les activités de valorisation ... 59

2.1 S’adapter pour mieux régner : « La tradition c’est bon, mais faut comme l’améliorer » ... 60

2.1.1 Devoir conjuguer avec l’abondante rareté d’un fruit corruptible ... 61

2.1.2 Congélation et entrepôt frigorifique : ouverture d’un nouveau marché ... 65

2.1.3 Une réputation basée sur la qualité et la préservation des terres ancestrales ... 69

2.2 « Cueillez-les vous-mêmes » : une initiative commerciale à portée sociale à l’aube des années 70 ... 75

2.2.1 Identification sans certification : le développement d’un circuit court et de l’agrotourisme ... 76

2.2.2 Un système de valeurs en mutation ... 80

2.2.3 La cueillette de fraise à l’île : à l’origine d’un passé commun ... 82

2.3 Manifestions festives d’une reconnaissance populaire en milieu urbain et territoire insulaire : nouvelles formes de revendications identitaires ... 84

2.3.1 « J’aime ta fraise », mais celle de l’île encore plus ... 86

2.3.2 Mise en scène autour d’un produit valorisé à Saint-Jean-de-l’île-d’Orléans ... 92

Chapitre 3. La domination d’une fraise localisée dans les réseaux de commercialisation et les habitudes de consommation : la clé pour un patrimoine alimentaire populaire vivant ... 98

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3.1 Économie de subsistance et protectionnisme : incubateur fécond des mesures de

valorisation des produits du terroir ... 99

3.1.1 À la Saint-Jean, c’est le temps des fraises fraîches de l’île d’Orléans ... 100

3.1.2 Des fraises congelées pour Noël ... 105

3.1.3 Des confitures préparées avec les fameuses fraises de l’île ... 107

3.2 L’implantation durable d’un fruit dans le régime alimentaire québécois et la permanence de l’achat local (1970 à aujourd’hui) ... 110

3.2.1 La saisonnalité et l’engouement pour un fruit de saison ... 112

3.2.2 Campagne de promotion et authentification partielle ... 118

3.2.3 Au rythme du temps qui passe : l’évolution des marchés publics ... 121

Chapitre 4. La fraise de l’île fait-elle partie du mythe fondateur de l’identité culinaire québécoise? ... 124

4.1 Littérature culinaire et souvenirs en conserves : entre pragmatisme et hédonisme .. 128

4.1.1 Les ménagères : des femmes économes et avisées à l’origine des traditions .... 129

4.1.2 « Oui, nous pouvons l’affirmer hautement, la cuisine québécoise existe » ... 139

4.2 Élaboration d’un menu aux saveurs d’icitte : à la table des maîtres ... 149

4.2.1 Boire et manger le patrimoine : substitution et métissage culinaire ... 150

4.2.2 Fierté et émancipation gastronomique : rencontres culturelles et légitimité du discours... 154

Conclusion ... 161

Bibliographie ... 167

Annexe 1. Guide du producteur ... 198

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Liste des figures, tableaux, illustrations

Figure 1. Joseph-Camille Pouliot, Glanures historiques et familiales : L’Île d’Orléans, Québec, [s.n.], 1927, p. 173. ... 43 Figure 2. Service de l'horticulture. Division des marchés, Le commerce des fruits et légumes frais dans la ville de Québec […], Québec, ministère de l'Agriculture, Service de l'horticulture, 1942, p. 15. ... 52 Figure 3. Service de l'horticulture. Division des marchés, Le commerce des fruits et légumes frais dans la ville de Québec […], Québec, ministère de l'Agriculture, Service de l'horticulture, 1942, p. 39. ... 52 Figure 4. François Fleury, Fraisier -charançon au laboratoire d'entomologie de

Sainte-Famille, Ile d'Orléans, 1941. ... 64 Figure 5. Robert Fleury, « Mille façons d’apprêter les fraises », Le Soleil, 9 juillet 1980, p. D-3. ... 88 Figure 6.Québec Hilton, « Les fraises de l'île...en ville ! », Le Soleil, 4 juillet 1981, p. E-11.

... 92 Figure 7. J.R.A Lemire, « Pour un dessert royal », Le Soleil, 6 juillet 1950, p. 6. ... 105 Figure 8. Pony Brand, « Les confitures Pony Brand sont à point », Le Soleil, 7 février, 1942, p. 11. ... 109 Figure 9. L'île d'Orléans, Politique de développement de la zone agricole : MRC de l'île d'Orléans : rapport final, Île d'Orléans, Sainte-Famille-de-l'île-d'Orléans, 2015, p. 26. ... 111 Figure 10. Site fraises et framboises du Québec, [en ligne], URL

https://fraisesetframboisesduquebec.com/wp-content/uploads/2019/04/8.-Tendances-alimentaires-chez-nous-Nielsen-2019.pdf, page consultée le 22 mai 2020. ... 113

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Liste des abréviations, sigles, acronymes

APFFQ Association des producteurs de fraises et framboises du Québec CARTV Conseil des appellations réservées et des termes valorisants MAPAQ Ministère de l’Agriculture des Pêcheries et de l’Alimentation MRC Municipalité régionale de comté

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À ma mamie, pour son potager et sa cuisine réconfortante, mais surtout pour tout son amour.

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Remerciements

Je tiens d’abord à remercier mon directeur de recherche, Laurier Turgeon. Son intérêt pour mon sujet et son ouverture m’auront permis de développer des aptitudes académiques et personnelles indispensables pour une chercheuse. Un merci sincère pour vos commentaires avisés et les belles opportunités que vous m’avez offertes. Merci également à tous les producteurs interrogés pour leur temps et leur confiance. Il faut mentionner que ce projet n’aurait pu être mené sans le soutien financier du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FRQSC). Je souhaiterais également souligner chaleureusement l’appui inconditionnel des membres de ma famille : mon frère et ma sœur, ma tante et mon oncle, ma marraine et mon parrain, mais surtout, mes parents Nathalie et Jean. La couleur qu’ils ont apportée à mon parcours parfois ombragé et les multiples encouragements dont ils m’ont gratifiée auront été une véritable source de motivation. Un merci particulier à mon fiancé, pour sa confiance, ses paroles bienfaisantes et son amour.

Ce mémoire n’aurait pas vu le jour sans de nombreux mercredis et vendredis d’études passés avec mes très chères amies Julie et Servane. Vos compétences, vos relectures, mais surtout votre amitié, m’auront été indispensables pour surmonter cette étape de mon parcours. À Benoît, mon plus grand critique et ami, pour ces réflexions pertinentes sur l’approche ethnologique. À Myriam, Antho, Evelyne, Mille et Emma, pour le support moral et le réconfort lors de bons soupers à discuter entre ami(e)s. À ma meilleure amie Anne, que j’aurai finalement convaincue de la pertinence d’étudier un « fruit », pour son soutien et son affection.

J’aimerais aussi remercier ma tendre mamie, une personne qui a été particulièrement significative dans ma vie. Nombreux sont les souvenirs d’enfance qui teintent mes intérêts d’aujourd’hui. Les heures passées dans sa cuisine à humer les parfums de la soupe et à confectionner les carrés de Noël me rappellent les bonheurs simples que procurent les traditions et pratiques culinaires, d’où mon inclination pour l’histoire de l’alimentation.

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Introduction

Non seulement la fraise est aujourd’hui considérée comme l’un des aliments saisonniers les plus consommés au Québec1, mais elle lève également le voile sur un riche univers

sociosymbolique. Vecteur de continuité et de mémoire, rempart de l’identité, source de sociabilité, ces caractéristiques désignent un héritage particulièrement riche et complexe sur lequel notre attention s’est portée, la fraise de l’île d’Orléans. Comment un simple aliment ou une recette familiale parvient à développer chez l’être humain un sentiment d’appartenance, à éveiller autant de souvenirs et de fierté? Comment une fraise, un fruit délicieux certes, peut se détacher de sa fonction biologique primaire pour devenir un symbole culturel créateur de lien social? Dans le cadre de ce mémoire, nous proposons de répondre à toutes ces questions en portant notre attention sur la manière dont la fraise de l’île d’Orléans s’est insérée dans un processus de patrimonialisation.

À l’aube du XXIe siècle, une véritable mise en marche vers le « tout-patrimoine » provoque l’explosion du concept. Alors qu’il référait initialement aux monuments historiques et aux objets matériels, le patrimoine recouvre aujourd’hui un champ beaucoup plus large depuis de la Convention sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée en 2003 par l’UNESCO. Reconnu comme une nouvelle catégorie du patrimoine à l’échelle mondiale, le patrimoine culturel immatériel (PCI) désigne l’ensemble des traditions et des expressions vivantes transmises de génération en génération comme les pratiques sociales, les rituels, les savoir-faire relatifs à l’artisanat traditionnel – dont fait aussi partie le patrimoine alimentaire2.

Depuis, on observe une véritable course à la reconnaissance des spécificités culturelles, comme ce fut le cas pour les traditions culinaires – consacrées par l’inscription du repas gastronomique des Français en 20103. Cette évolution du concept à l’échelle internationale s’applique également au cadre géographique nord-américain spécifique de notre étude.

1 L’île d’Orléans, Politique de développement de la zone agricole : MRC de l’île d’Orléans : rapport final, île

d’Orléans, Saint-Famille-de-l’île-d’Orléans, 2015, p. 26.

2 Site de l’UNESCO, [en ligne], URL :

https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immateriel-00003, page consultée le 12 août 2020.

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En 1922, l’État québécois adopte sa première loi sur le patrimoine concernant les monuments historiques, les objets d’art et les musées, un véritable coup d’envoi de l’institutionnalisation d’un patrimoine national4. Progressivement, un élargissement des champs d’intérêt du

gouvernement et des scientifiques s’effectue par l’intégration du patrimoine immatériel, la prolifération des mesures de valorisation et les inventaires des biens culturels. Quelle que soit l’origine de cette intense activité patrimoniale, on ne peut nier que l’alimentation québécoise est devenue un outil identitaire puissant depuis quelques années : la création du Conseil des appellations réservées et des termes valorisants en 2004, la prolifération des restaurants de type terroir ou boréal, l’engouement pour les recettes traditionnelles québécoises et l’agrotourisme en sont la preuve. Mais, par-dessus tout, c’est l’entrée en vigueur de la Loi sur le patrimoine culturel en 2012 qui reconnaît officiellement le PCI comme catégorie du patrimoine et fait, du même coup, de l’alimentation une catégorie de patrimoine incontournable au Québec. Pourquoi, alors que l’étude du XXIe siècle offre des éléments d’analyse amplement suffisants pour une étude sur le patrimoine alimentaire québécois, avons-nous décidé de reporter notre attention sur le début du XXe siècle?

Considéré ici comme catégorie essentielle d’un nouveau type de relation au passé qui s’élabore dans les sociétés contemporaines, le patrimoine matérialise la mémoire et la rend accessible. Sollicitant les sens et les émotions, plus que la raison, les manifestations patrimoniales reconstituent un épisode du passé, le mettent en scène ou en exposition, l'inscrivent dans le présent et, par conséquent, le rendent populaire et vivant5. Comme le soulignent plusieurs chercheurs, la notion de patrimoine allie la contemporanéité et l’historicité6. Malgré l’idée que « toute permanence intègre des variations7», on note qu’une

4 Yves Bergeron, « La question du patrimoine au Québec. État des lieux et mise en perspective », Rabaska, 9,

2011, p. 12.

5 Dominique Poulot, « De la raison patrimoniale aux mondes du patrimoine », Socio-anthropologie, 19, 2006,

p. 1-8.

6 Charles-Édouard De Suremain et Matta Raùl, « Manger tradition ou la fabrication d’un patrimoine alimentaire

inégal », Trace, 64, 2013, p. 44-54. ; Laurence Bérard et Philippe, Marchenay, « Les procédures de patrimonialisation du vivant et leurs conséquences » in Dominique Poulot. Patrimoine et modernité, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 159-170. ; Marie-Noëlle Aubertin et Geneviève Sicotte, Gastronomie québécoise et

patrimoine, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2013.

7 Gérard Lenclud, « La tradition n’est plus ce qu’elle était…Sur la notion de tradition et de société traditionnelle

en ethnologie », Terrain, 9, 1987, p. 110-123. ; Éric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

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des fonctions sociales du patrimoine alimentaire consiste à assurer un ancrage historique, soit par la consommation ou la reconnaissance dudit patrimoine pour une société qualifiée de « déracinée », c’est-à-dire privée de ses repères. Selon Véronique et Bernard Cova, la plupart des consommateurs cherchent à trouver une solution face au « déracinement de la vie quotidienne8 », provoqué par l’alimentation industrielle à laquelle on attribue la dénaturation des aliments, l’absence de saveur et les dangers de contamination. Les consommateurs trouvent « dans les expériences de reconstruction du passé local un moyen de vivre une vie enracinée, la vraie vie » où l’important est « de générer une perception d’authenticité dans l’expérience, vécue par et basée sur l’individu9 ». On peut dire que l’authenticité « garantie »

par l’aliment patrimonial renforce l’impression d’accéder au vrai en établissant un rapport privilégié avec les lieux et les personnes.

Dans cet ordre d’idées, le patrimoine agit à titre de médiateur entre le passé et le présent; cette filiation, il faut le souligner, s’effectue de manière non chronologique, c’est-à-dire qu’elle se consacre à partir du présent et non l’inverse10. Somme toute, il serait totalement

artificiel de séparer le patrimoine de son passé, lointain ou proche, ce qui explique l’orientation prise par notre mémoire. Les années 1930-1940, par exemple, représentent une période où les effets de l’industrialisation instaurent un nouveau rapport au monde agricole et bouleversent les habitudes alimentaires des Québécois en faveur de la consommation des fraises de l’île. Plus tardivement, les années 1970-1980 s’imposent comme une période caractéristique de la multiplication des signes de reconnaissance de la cuisine québécoise et de valorisation du petit fruit orléanais, de la diversification de sa commercialisation et de sa revendication comme marqueur identitaire. La construction patrimoniale de la fraise de l’île d’Orléans s’observe dans un temps long qui nous le pensons, est une manière de rendre compte de la complexité d’un phénomène en constante réactualisation lié au passé et au présent, répondant aux exigences de son temps et de son milieu. Voici brièvement ce qui justifie les balises temporelles 1900 à aujourd’hui adoptées pour le cadre de cette étude.

8 Bernard Cova et Véronique Cova, « Les particules expérientielles de la quête d’authenticité du

consommateur » Décisions marketing, 28, 2002, p. 38-42.

9 Agnès Pecolo et Myriam Bahuaud, « Patrimoine historique et publicitaire : la communication se saisit du

passé », Communiquer, 16, 2016, p. 74.

10 Jean Davallon, « Le patrimoine : une filiation inversée ? », Les Cahiers Espaces Temps, 74-75, 2000, p.

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Quant à notre terrain d’enquête, le choix s’est porté sur l’île d’Orléans pour des raisons historiques et géographiques. Dès le XVIIe siècle, l'île d’Orléans s’impose comme terre d’accueil privilégiée des premiers colons français. Devenue une icône de l’identité canadienne-française puis de l’identité québécoise, l’île se prévaut d’un riche passé agricole grâce à la fertilité de ses terres et la variété de ses productions11. Même si le territoire insulaire est réputé pour l’ensemble de ses produits maraîchers et fruitiers, la renommée des producteurs s’est construite sur la culture des fraises, d’où l’intérêt de consacrer notre mémoire à ce fruit distinctif. Avec un territoire aux dimensions pourtant limitées à 190,4 km carrés, l’île d’Orléans se démarque par l’abondance des récoltes qu’elle fournit au marché depuis 1870 et l’historicité de cette culture particulière; tellement qu’on la surnomme « le pays de la fraise ». À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la fraise représente la deuxième culture dominante de l’île d’Orléans12. En 1991 par exemple, la superficie totale

attribuée à la culture des petits fruits était accaparée par la fraise à 88%13. Aujourd’hui, ce produit distinctif continue d’alimenter l’imaginaire des Québécois et des touristes qui, à l’été, envahissent les fraiseraies disponibles pour l’autocueillette14 et les étals des supermarchés pour se procurer ce fruit saisonnier symbolique si chargé de sens.

1- Historiographie

Une histoire de l’alimentation en plein essor : du global au local

Parmi les pionniers des études sur l’alimentation, on peut signaler Claude Levi-Strauss et son article de 1965 intitulé « Le Triangle culinaire »15, proposant une vision structuraliste de

l’alimentation qui implante de facto la cuisine, considérée comme marqueur de distinction culturelle, au cœur de la recherche anthropologique ; ou encore Jean-Paul Aron et son étude

Le Mangeur du XIXe siècle16, réalisée en 1973 selon une approche historico-ethnographique.

11 Chantal Prud’Homme, « Île d’Orléans: Mutations agricoles », Continuités, 109, 2006, p. 37. 12 L’île d’Orléans, op.cit., p. 26.

13 Ibidem.

14 Site de l’Association des producteurs de fraises et framboises du Québec, [en ligne], URL :

https://fraisesetframboisesduquebec.com/autocueillette/, page consultée le 1 août.

15 Claude Levi-Strauss, « Le Triangle culinaire », L’Arc, 26, 1965, p. 19-29. 16 Jean-Paul Aron, Le Mangeur du XIXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1973.

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Largement influencée par l’épanouissement de l’histoire des sensibilités dans les années 1980, l’approche historique du fait alimentaire adopte de nouvelles perspectives d’études valorisant la culture, l’identité et ses implications psychologiques17. Œuvre-clée témoignant du renouvellement majeur de la discipline, mais également de l’autonomie récente de l’alimentation comme objet d’étude, L’Histoire de l’alimentation de Jean-Louis Flandrin et de Massimo Montanari, parue en 1996, est une imposante synthèse historique qui pose les jalons des recherches actuelles. L’ouvrage traite ainsi de la période de la préhistoire à aujourd’hui en s’intéressant au rôle des aliments, à la manière de les préparer, à la valeur qu’ils acquièrent au sein d’une population donnée, mais aussi au rapport que les sociétés entretiennent avec les produits et les mets qu’elles cuisinent.

Cet examen sociopsychologique de l’alimentation sous l’angle de la diversité culturelle, de la quête identitaire et des représentations collectives18 lève le voile sur l’immense potentiel des thèmes qu’elle génère, non seulement pour l’histoire, mais aussi pour l’ensemble des sciences humaines : la boisson, la consommation, les manières de tables, les lieux des restaurations et les métiers de bouche19, le goût et les peurs alimentaires20, etc21. Depuis, la dimension socioculturelle reflète un pan important, voire fondamental, des études sur l’alimentation – une porte d’entrée privilégiée donnant accès au système de valeurs d’une société et à son identité22. Tel que suggéré par Anne Murcott, la cuisine peut être façonnée, voire imaginée – au même titre que l’ethnicité – et favoriser la construction d’une identité23.

17 Typhaine Haziza, « Alimentation et identité(s) : de l’Antiquité à l’étude du fait alimentaire contemporain, un

rapprochement heuristique », Kentron, 35, 2019, p. 18. ; Claude Fischler, L’Homnivore, Paris, Odile Jacob, 1990. ; Jean-Pierre Poulain, Anthroposociologie de la cuisine et des manières de tables, Paris, Université de Paris VII, 1985.

18 Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 1996. 19 Alain Drouard, Histoire des cuisiniers en France XIXe-XXe siècles, Paris, Éditions CNRS, 2004.

20 Madeleine Ferrières, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Âge à l’aube du XXe siècle, Paris, Seuil,

2002.

21 Philippe, Meyzie. « Bibliographie générale », in Philippe, Meyzie. L’alimentation en Europe à l’époque

moderne, Paris, Armand Colin, 2010, p. 273-278.

22 Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, op.cit., p.12. ; Pat Kaplan, « Approaches to the study of food,

health and identity », in Pat, Kaplan (ed). Food,Health and Identity, London/New York, Routledge, p. 1-31. Voir aussi Carol Harris-Shapiro, « Bloody Shankbones and Braided Bread : The Food Voice and the Fashioning of American Jewish Identities », Food and Foodways, 14, 2, 2006, p. 67-90.

23 Anne Murcott, « Food as an expression of identity », in Sverker, Gustavsson et Leif Lewin (ed). The future

of the nation state: essays on cultural pluralism and political integration, Stockholm, Nerenius & Santerus,

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En plus d’être un objet d’étude, faire l’histoire de l’alimentation d’une nation se présente également comme un acte d’affirmation identitaire. Même si certains ethnologues comme Marius Barbeau24 et Robert Lionel-Séguin avaient introduit cette démarche au début du XXe siècle au Québec par l’étude de la culture matérielle alimentaire, la reconnaissance d’une culture alimentaire canadienne-française est un phénomène relativement nouveau en Amérique du Nord, amorcé au courant des années 198025. Pionniers de cette démarche, Yvon Desloges et Marc Lafrance entreprennent la réalisation d’un ouvrage sur la gastronomie québécoise26. Dans cet ouvrage, l’histoire de l’alimentation québécoise se cantonne essentiellement au travail d’inventaire des plats traditionnels à l’époque de la Nouvelle-France27.

Il faut donc attendre les années 2000 avant que les historiens tentent de relier « les pratiques alimentaires aux faits sociaux, culturels et politiques » 28 et que le champ historiographique de l’alimentation devienne prolifique. Dans la littérature scientifique québécoise, nous remarquons que cela se traduit majoritairement par le réinvestissement du cadre temporel symbolique qu’est la Nouvelle-France, considérée comme « berceau de la civilisation québécoise29 » : Jardins et potagers en Nouvelle-France : joie de vivre et patrimoine

culinaire30 de Martin Fournier (2004), À table en Nouvelle-France31 d’Yvon Desloges (2009)

et Bacchus en Canada : Boissons, buveurs et ivresse en Nouvelle-France32 de Catherine

24 Charles-Marius Barbeau, « Ce qu’on mangeait autrefois », Cahiers de l’Académie canadienne-française, 9,

1944, p. 107-112.

25 Geneviève Sicotte, « Yvon Desloges, avec la collaboration de Michel P. de Courval, À table en

Nouvelle-France : alimentation populaire, gastronomie et traditions alimentaires dans la vallée laurentienne avant l’avènement des restaurants, Québec, Septentrion, 2009, 231 p. », Francophonies d’Amérique, 29, 2010, p. 183.

26 Yvon Desloges et Marc Lafrance, Goûter l’histoire. Les origines de la gastronomie québécoise, Ottawa,

Éditions de la Chenelière, 1989.

27 Denys Delâge, « L’Influence des Amérindiens sur les Canadiens et les Français au temps de la

Nouvelle-France », Lekton, 2, 2, 1992, p. 80-190. ; Donald Fyson, « Du pain au madère. L’alimentation à Montréal au début du XIXe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française, 46, 1, 1992, p. 67-90.

28 Jérôme Morneau, « Le Québec rural entre tradition et modernité : la consommation alimentaire à

Saint-Pamphile, 1881-1911 », Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2006, p. 5.

29 Ibid., p. 6.

30 Martin Fournier, Jardins et potagers en Nouvelle-France. Joie de vivre et patrimoine culinaire, Québec,

Septentrion, 2004.

31 Yvon Desloges. À table en Nouvelle-France. Alimentation populaire et gastronomie dans la vallée

laurentienne avant l’avènement des restaurants, Québec, Septentrion, 2009.

32 Catherine Ferland, Bacchus en Canada : Boissons, buveurs et ivresse en Nouvelle-France, Québec,

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Ferland (2009) en sont quelques exemples. Si Yvon Desloges marque « d’une pierre bien nette l’historiographie » en tentant de mettre en lumière les origines et les influences ayant marqué l’alimentation québécoise en s’appuyant sur les concepts ambigus de tradition et d’authenticité33, Geneviève Sicotte souligne que l’histoire alimentaire du Québec « n’est pas

encore arrivée à maturité » et qu’il faut essayer de mieux comprendre la construction du fait alimentaire34.

En ce sens, l’investissement massif de la Nouvelle-France comme période d’étude est critiqué. Dans son mémoire portant sur les continuités et les changements de la cuisine au Québec, Caroline Coulombe dénonce les manquements des historiens en ce qui concerne l’étude de la période contemporaine et les transformations des habitudes alimentaires35.

L’auteur remarque d’ailleurs que la période post Deuxième Guerre mondiale a été très peu étudiée par les chercheurs québécois et que pour mieux cerner cette époque, il faut avoir recours aux études étatsuniennes36. Fort éclairante, Coulombe met la table pour notre sujet

de mémoire qui entend traiter des mutations que la notion paradoxale de « tradition » suggère37. À travers sa présentation, l’auteur souligne également des éléments essentiels à la compréhension du fait alimentaire québécois, la saisonnalité et l’économie. Dans cette optique, l’ouvrage de Caroline Durand Nourrir la machine humaine : nutrition et

alimentation au Québec (1860-1945) a été une source d’inspiration dans la mesure où même

si elle consacre une attention particulière à la nutrition, l’auteur révèle que la population québécoise a surtout modifié ses habitudes de consommation en fonction des aliments qu’elle jugeait abordables et attrayants38. Cette conclusion nous a dès lors amenés à examiner le rôle des classes moyennes dans la création d’une cuisine nationale et de sa vitalité, mais aussi à considérer les dimensions socio-économiques comme un facteur déterminant de l’adoption d’un aliment dans le régime alimentaire d’une population.

33 Catherine Ferland, « Desloges, Yvon, À table en Nouvelle-France. Alimentation populaire et gastronomie

dans la vallée laurentienne avant l’avènement des restaurants, avec la collaboration de Michel P. de Courval (Québec, Septentrion, 2009), 240 p. », Revue d’histoire de l’Amérique française, 64, 1, 2010, p. 146-148.

34 Geneviève Sicotte, op.cit., p. 186.

35 Caroline Coulombe, « Entre l’art et la science : la littérature culinaire et la transformation des habitudes

alimentaires au Québec », Revue d’histoire de l’Amérique française, 58, 4, 2005, p. 510.

36 Ibid., p. 509.

37Gérard Lenclud, op.cit., p. 110-123.

38 Caroline Durand, Nourrir la machine humaine. Nutrition et alimentation au Québec (1865-1945), Montréal

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S’éloignant de la tangente identitaire empruntée par l’historiographie, les travaux de Coulombe et Durand, au même titre que l’étude de Ian Mosby sur l’alimentation en temps de guerre39, mettent en valeur l’importance de prendre en considération l’impact des périodes de crise sur la culture culinaire. Toutefois, cette approche ne rejette en rien l’influence des goûts, des règles et des symboles sur les choix alimentaires d’une société. Ces réflexions sur la manière de traiter la consommation nous ont amenées à favoriser une approche combinant deux courants historiographiques : l’histoire économique et l’histoire socioculturelle. L’étude de l’alimentation québécoise du XXe siècle permet ainsi d’appréhender les effets de l’industrialisation et de conférer une légitimité à l’alimentation populaire de l’époque contemporaine, un sujet et une périodisation – surtout en ce qui concerne la période post 1945 – peu exploités auxquels nous espérons apporter notre contribution.

À l’aube du XXIe siècle et encore aujourd’hui, les publications sur l’alimentation confortent l’idée selon laquelle la cuisine, les habitudes et les pratiques alimentaires témoignent de l’importante quête identitaire et de la récente patrimonialisation alimentaire qui en découle en se voulant des repères indispensables. La gastronomie, depuis le début des années 2000, admet dorénavant les angles de recherches portant sur les mets populaires : Maudite poutine :

l’histoire approximative d’un plat populaire (2007)40 et Le mystère insondable du pâté

chinois41. Ces deux exemples, évocateurs quant à la reconnaissance de l’alimentation

populaire comme objet d’étude, cernent toutefois le potentiel identitaire d’un plat préparé, et non d’une production agricole. De fait, très peu d’études scientifiques québécoises abordent l’histoire d’un aliment brut dans une perspective culturelle. Rachel Caux a bien écrit une thèse sur la production laitière et sa commercialisation42, mais les dimensions socioculturelles y sont quasiment absentes.

39 Ian Mosby, Food Will Win the War: The Politics, Culture and Science of Food on Canada’s Home Front,

Vancouver/Toronto, UBC Press, 2014.

40 Charles-Alexandre Théorêt, avec la collaboration d’Ève Derome et de Raphaël Martin, Maudite poutine :

l’histoire approximative d’un plat populaire, Montréal, Heliotrope, 2007.

41 Jean-Pierre Lemasson, Le mystère insondable du pâte chinois, Verdun, Amérik média, 2009.

42 Rachel Caux, « L’argent du lait : famille, genre et marché dans la région de Québec, 1870-1930 », Thèse de

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L’historien ethnologue Paul-Louis Martin est probablement l’un des premiers spécialistes de l’alimentation québécoise à signer un ouvrage qui aborde les dimensions culturelles, les parcours économiques et les usages de fruits particuliers, et non d’un mets cuisiné43. Les

Fruits du Québec : Histoire et traditions des douceurs de la table, offre une synthèse

historique de productions anciennes comme le melon de Montréal ou les cerises de Montmorency, s’inscrivant ainsi dans la nouvelle vague d’intérêt des sciences humaines pour les produits du terroir. Au Québec, la reconnaissance des produits du terroir est un phénomène particulièrement jeune, contrairement à ce que l’on observe en territoire européen, expliquant le caractère innovant des publications portant sur le contexte québécois. Mentionnons la contribution de Laurier Turgeon44 et de Manon Boulianne45 dans ce champ d’étude pluridisciplinaire, autrefois cantonné aux sciences de l’alimentation ou de l’agronomie. L’analyse d’un produit agricole dans une perspective ethnohistorique s’inscrit donc dans un contexte historiographique en plein essor, au même titre que les études portant sur le patrimoine.

Modalité de construction du patrimoine : la patrimonialisation

Miroirs des mutations historiographiques46 et « rencontres pionnières » en matière de patrimoine en France, Les Entretiens du patrimoine illustrent néanmoins un phénomène qui embrasse plus largement les pays occidentaux. Au début des années 1990, on assiste à un important virage de ces réunions ; les interventions de nombreux spécialistes mettent en exergue le caractère multidisciplinaire de cet objet de recherche – lequel s’émancipe progressivement des seuls enjeux de la restauration des bâtiments pour investir le registre de l’immatériel. Cette impulsion soumet toutefois les chercheurs à un dilemme sérieux : définir la notion du patrimoine et ces modes de construction47. Avec Les Lieux de Mémoire, Pierre

43 Paul-Louis Martin, Les Fruits du Québec : Histoire et traditions des douceurs de la table, Québec,

Septentrion, 2002.

44 Laurier Turgeon, « Les produits du terroir. Version Québec », Ethnologie française, 3, 40, 2010, p. 477-486. 45 Manon Boulianne, « Artisans du pays et imaginaires fromagers : la qualification des fromages fins du Québec

comme produits de terroir », Anthropologie et Sociétés, 37, 2, 2013, p. 213–231.

46 Cécile Lestienne, « Les « Entretiens du patrimoine » (1988-2001) ou la « grande-messe » des professionnels

du patrimoine », In Situ Revue des patrimoines, 30, 2016, p.1. ; Jean-Pierre Babelon et André Chastel, La

notion de patrimoine, Paris, Liana Levi, 1994.

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Nora cerne un élément fondamental du rapport particulier que maintiennent les individus avec le patrimoine. En développant le concept de mémoire collective, Nora établit une nette distinction entre l’histoire et la mémoire en estimant que le patrimoine instaure « un rapport au passé qui est en rupture avec une connaissance historique avec celui-ci »48. Cette logique soulève dès lors des réflexions sur le rapport qu’une population entretient avec le passé et les usages qu’elle en fait49.

Sans aborder strictement l’histoire du patrimoine, certains spécialistes avaient déjà commencé à défricher ce terrain en examinant des variables indissociables du patrimoine : la tradition. À ce propos, on ne peut passer sous silence l’important ouvrage d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, une contribution majeure publiée en 1983 qui a démenti l’idée selon laquelle la tradition résulte d’un passé nécessairement éloigné pour montrer qu’elle peut aussi constituer le fruit d’une invention contemporaine répondant à un besoin récent de légitimation culturelle et d’unité nationale50. Que l’on reconstitue

l’épanouissement de la tradition à partir du présent ou du passé, cette dernière se construit en adéquation avec le besoin social d’un groupe. Dans une perspective chronologique, Gérard Lenclud propose trois aspects primordiaux sur lesquels la définition de tradition repose : « la permanence du passé dans le présent », l’idée d’une sorte de « dépôt culturel » et finalement, la nécessité d’une transmission51.

Ce détour vers l’élaboration du concept de tradition n’en est pas un puisqu’il se recoupe avec celui du patrimoine. Une fois de plus, on remarque la juxtaposition de l’histoire et de la contemporanéité, de même que la différenciation exposée par Pierre Nora entre l’histoire et la mémoire. Le dépôt culturel est en fait ce qui subsiste dans la mémoire d’une société pour laquelle il doit faire sens; une société éprouvant le besoin de créer et de s’accrocher à de multiples référents identitaires. Par ailleurs, cette logique a ouvert la voie à de nombreuses

48 Jean Davallon, « À propos des régimes de patrimonialisation : enjeux et question », Lisbonne, Université

nouvelle de Lisbonne, 2014, p. 7.

49 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.

Henry Rousso, Le regard de l’histoire. L’émergence et l’évolution de la notion de patrimoine au cours du XXe

siècle en France, Paris, Fayard, 2003, p. 13.

50 Eric Hobsbawm et Terence Ranger, op.cit. 51Gérard Lenclud, op.cit., p. 110-123.

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perspectives d’analyse : l’une critiquant les excès de la « consommation patrimoniale »52,

d’autres examinant les mécanismes socioculturels de revendications identitaires53.

D’ailleurs, Dominique Poulot définit le patrimoine comme un « objet social total ». Reprenant à son compte cette notion, Guy Di Méo met en évidence les liens indéniables du patrimoine, ici présenté comme une bouée de sauvetage d’une société en mal de repère et d’ancrage, avec les enjeux sociaux, économiques et politiques auxquels une population fait face. Le dynamisme engendré par ces réflexions, combinées à celles portant sur la tradition, la mémoire, la transmission et l’historicité, favorisent l’émergence d’un concept important de l’histoire du patrimoine, traité et décortiqué par l’ensemble des disciplines en sciences sociales; la patrimonialisation.

Depuis quelques années, les travaux portant sur cette notion se multiplient et tendent vers une idée commune : la patrimonialisation est une forme de construction sociale pouvant remplir une fonction culturelle54, économique55 et sociale. Établissant que ce phénomène

peut suivre des logiques variables et complexes, certains chercheurs s’étant penchés sur les enjeux de la construction du patrimoine parviennent à distinguer deux catégories distinctes : la patrimonialisation institutionnelle et la patrimonialisation sociale. Contrairement aux démarches institutionnelles de reconnaissance (inventaire, désignation dans les registres nationaux, inscription à l’UNESCO, certification, labellisation), la patrimonialisation sociale s’amorce grâce à l’effort de mobilisation d’un groupe56.

52 Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Édition du Seuil, 1992. ; Henri-Paul Jeudy, « Inflation

patrimoniale et politiques culturelles », in Henry Rousso. Le Regard de l’histoire : L’émergence et l’évolution

de la notion de patrimoine au cours du XXe siècle en France, Entretiens du patrimoine, 26-28 novembre 2001,

Paris, Arthème Fayard, p. 31-37.

53Dominique Poulot, Une histoire du patrimoine en Occident, XVIIIe-XXie siècles : du monument aux valeurs,

Paris, Presses universitaires de France, 2006. ; L. K. Morisset, Des régimes d’authenticité : essai sur la mémoire

patrimoniale, Québec, Presse de l’Université du Québec, 2009. ; Kamel Laroussi, « Le patrimoine comme

nouveau label du territoire et la question identitaire à l’épreuve de la mondialisation », Tunisie, Revue des

régions arides, 28, 2, 2012, p. 311-323. ; Dominique Poulot, « Vous avez dit patrimoine rural? », Pour, 2, 226,

2015, p. 39-47.

54 François Hartog, op.cit. ; Christina Cameron, « Démarche de classe mondiale », Continuité, Action

patrimoine, 2016, p. 23-25.

55 Marie Lavoie, « Les enjeux de la patrimonialisation dans la gestion du développement économique : un cadre

conceptuel », Sociétés, 3, 125, 2014, p. 137-151. ; L.K. Morisset, « L’effet patrimoine mondial », Continuité, Action patrimoine, 2016, p. 26-28.

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Autrefois cantonnée à l’univers matériel, la reconnaissance du patrimoine immatériel avec la Convention de l’UNESCO sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003 entérine la légitimité de la patrimonialisation sociale. Dans une publication scientifique sur les enjeux du patrimoine immatériel, Laurier Turgeon remet en question l’absolue nécessité de l’intervention des experts et met en lumière le pouvoir de reconnaissance des groupes sociaux depuis l’adoption de la convention : « Le modèle de gestion privilégié est celui du bas vers le haut qui implique la participation des groupes concernés à toutes les étapes de la mise en valeur, depuis le choix du bien valorisé jusqu’à son interprétation et sa communication »57. La période post 2003 introduit dès lors une nouvelle ère dans l’historiographie, celle de la multiplication des travaux de recherche analysant ce processus sous l’angle social. C’est d’ailleurs l’influence de ces travaux qui teinte l’approche de notre sujet de mémoire et qui nous conduit à exploiter le caractère évolutif et vivant du patrimoine pour traiter de la fraise de l’île d’Orléans.

Le défi que représente l’élaboration d’un cadre conceptuel de la construction du patrimoine immatériel a été relevé par plusieurs chercheurs. Guy Di Méo, tout comme Jacinthe Bessière – pour ne citer que ces deux auteurs – s’entendent pour présenter la patrimonialisation comme une réaction à une perte identitaire ou à une crise générant un désir de sauvegarde qui doit impérativement passer par une démarche de valorisation58. Alors que Di Méo détaille cette construction en six étapes, Bessière simplifie l’équation en distinguant deux stades du processus : celui de la conscience patrimoniale puis celui de la valorisation59. S’imprime à cette dynamique de valorisation, aussi définie comme une construction sociale, un « dispositif tridimensionnel » caractérisé par trois concepts: l’espace, le temps et la légitimation (aussi qualifiée d’appropriation) qui se présente comme un système de valeurs reconnu et partagé par les différents acteurs pouvant prendre la forme d’une valeur économique, symbolique ou sociale60. Ce cadre référentiel permet donc d’amorcer le

57 Laurier Turgeon, « Introduction. Du matériel à l’immatériel. Nouveaux défis nouveaux enjeux », Ethnologie

française, 3, 40, 2010, p. 391.

58 Guy Di Méo, « Processus de patrimonialisation et construction des territoires », Colloque Patrimoine et

industrie en Poitou-Charentes : connaître pour valoriser, septembre 2007, Poitiers-Châtellerault, France,

Geste Éditions, septembre 2008, p. 87-109.

59 Jacinthe, Bessière. Innovation et patrimoine alimentaire en espace rural, Paris, Éditions Quae, 2013a. 60 Vincent Veschambre, « Patrimoine : un objet révélateur des évolutions de la géographie et de sa place dans

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processus de patrimonialisation ou de confirmer le statut de patrimoine d’un bien immatériel61.

La rencontre de deux variables au potentiel immense : le patrimoine alimentaire

Selon des approches et des méthodologies différentes, de nombreuses disciplines des sciences sociales se sont penchées sur le patrimoine alimentaire. Obligatoires pour traiter de la question, les nombreux articles et ouvrages de la sociologue Jacinthe Bessière posent les premiers fondements du concept, défini « comme l’ensemble des éléments matériels ou immatériels des cultures alimentaires, reconnus par la collectivité comme un héritage partagé […] compren[ant] l’ensemble des produits agricoles, […] les savoirs et les savoir-faire mobilisés qui leur sont associés (techniques culturales et culinaires) ainsi que les modes de distribution alimentaire » 62 . En sociologie, la littérature admet que le patrimoine alimentaire est une construction sociale s’inscrivant bel et bien dans le passé et la tradition, bien qu’il subisse une réactualisation permanente. Pour Bessière, le patrimoine alimentaire « peut être questionné comme un espace d’innovation », en ce sens qu’il intègre des changements ou des nouveautés introduites par des acteurs économiques et sociaux63. Ainsi, on retient qu’on ne doit pas occulter les variations, somme toute inévitables, malgré le discours prévalant sur l’authenticité et le mimétisme entourant la reconnaissance du patrimoine – un discours toutefois critiqué.

Depuis la fin des années 1990, la notion d’authenticité sème la controverse et d’aucuns sont d’avis qu’il faudrait bannir la notion, alors que d’autres soulignent la nécessité de l’appréhender sous différentes facettes. Cette polémique a d’ailleurs influencé notre manière de concevoir la construction du patrimoine alimentaire, inspirée des approches nuancées développées par Bessière et d’autres après elle. En 2013, Matta Raùl et Charles-Édouard De Suremain soulignent en effet que les constructions patrimoniales valorisent aussi bien les

61 Jacinthe Bessière (2013a), op.cit., p. 42-43.

62 Jacinthe Bessière et al., « Patrimoine alimentaire et innovations : Essai d’analyse typologique sur les trois

territoires de la région Midi-Pyrénées », Montpellier, ISDA, juin 2010, p. 3.

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coutumes que les transformations64. Ce discours paradoxal qui situe le patrimoine alimentaire entre tradition et innovation suppose une construction patrimoniale s’édifiant grâce à une forme inédite de transmission ; celle où les caractéristiques d’un fruit ou d’un légume cultivé selon un savoir-faire transmis ne peuvent être identiques à celles qu’il présentait « dans ses plus lointaines origines connues 65». Quelques années avant, André Micoud avait déjà cerné le caractère improbable de la pérennité du vivant et s’interrogeait sur les processus de certification.

À ce sujet, des chercheurs spécialisés en ethnobiologie et en écoanthropologie ont commencé au même moment à défricher sérieusement cette question des labellisations et des problématiques de certification. En 2004, Laurence Bérard et Philippe Marchenay publient un ouvrage qui fait état des obstacles entourant la valorisation des produits du terroir et la difficulté d’établir les critères attestant de la « typicité » de l’aliment dans un contexte où savoir traditionnel et savoir scientifique se confrontent66. Si certains travaux analysent les

produits labellisés ou dotés d’une certification officielle (Appellation d’Origine Contrôlée, Indice Géographique Protégé), d’autres examinent le processus de patrimonialisation de produits n’ayant pas encore obtenu une appellation d’origine protégée (AOP). Avec pour objet d’étude les fromages corses (non certifiés), Pascale Moity Maïzi et Rémi Bouche introduisent le concept de « savoir-faire collectif ancré territorialement », une hybridation des savoir-faire traditionnels et des techniques industrielles; ce qui rejoint, en d’autres termes, la théorie de Jacinthe Bessière sur l’innovation67.

Visiblement, la définition du patrimoine alimentaire s’est considérablement élargie, et ce, en très peu de temps. Dorénavant, le mimétisme des savoir-faire anciens comme critère de reconnaissance du patrimoine semble désuet, non pas totalement puisque la tradition et le passé historique véhiculent encore une sorte de légitimité et d’ancrage, mais partiellement compte tenu de la tolérance à l’égard de l’innovation, de l’absence de certification, des

64Charles-Édouard De Suremain et Matta Raùl, op.cit., p. 44-54.

65 André Micoud, « Patrimonialiser le vivant », Espaces Temps, 74-75, 2000, p. 70-71.

66 Laurence Bérard et Philippe Marchenay, Les produits de terroir. Entre cultures et règlements, Paris, CNRS

Éditions, 2004.

67 Pascale Moity Maïzi et Rémi Bouche, « Ancrage territorial et hybridation des savoir-faire au sein d’un

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variations et des constructions récentes. Comme l’explique Julia Csergo, le patrimoine alimentaire peut être défini comme un patrimoine social, c’est-à-dire reconnu grâce au phénomène d’appropriation et non seulement désigné par une institution68. Cette perspective

ouvre ainsi la voie aux études portant sur la patrimonialisation des aliments en milieu québécois qui, malgré la création d’un Conseil des appellations réservées et des termes valorisant, compte très peu de produits protégés par une certification. Le processus de reconnaissance par le « bas »69, donc par l’appropriation des citoyens, met en lumière les aspects identitaires du patrimoine alimentaire (les études sur le tourisme en font état)70. Abondamment développé par les recherches en ethnologie, le rapport entre les dimensions identitaires et l’aliment et mis de l’avant par une variété de travaux portent sur le foie gras71, l’huile d’olive72, le vin73, faisant foi du large éventail qu’offre la thématique du fait

alimentaire74. La tendance actuelle est toutefois à l’étude des patrimoines alimentaires en

milieu rural par le biais des thématiques telles que les produits artisanaux et du terroir.

L’excellent ouvrage de Heather Paxson sur le rôle des artisans fromagers dans la production d’un bien à la fois culturel et économique aux États-Unis nous a ouvert les yeux sur le potentiel que renferme le thème du patrimoine alimentaire. L’ouvrage confirme l’existence d’une cohérence entre fait identitaire, investissement affectif des acteurs concernés, systèmes alimentaires et commercialisation75. Dans un chapitre intitulé « Economies of Sentiment », l’auteure met l’emphase sur l’enjeu que représente la conjugaison d’un mode vie artisanal et

68 Julia Csergo, « Penser le(s) patrimoin(e)s gastronomique(s) : à propos de quelques obstacles à l’appréhension

d’un protéiforme au coeur d’un incertain », In Situ, 41, 2019, p. 5.

69 Louise Saint-Pierre, « Le patrimoine à la carte : Individualisation, réflexivité et globalisation dans le

processus de patrimonialisation du végétal domestique au Québec », Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2007.

70 Jacinthe Bessière et al., « L’alimentation au cœur du voyage. Le rôle du tourisme dans la valorisation des

patrimoines alimentaires locaux », Tourisme et recherche, 2013, p. 78.

71 Dominique Coquart et Jean Pilleboue, « Le foie gras : un patrimoine régional? », in Michel, Rautenberg.

Campagnes de tous nos désirs : Patrimoines et nouveaux usages sociaux, Paris, Éditions MSH, 2000, p.

91-104.

72 Abel Duarte Alonso et Vlad Krajsic, « Food heritage down under : olive growers as Mediterranean food

ambassadors », Journal of Heritage Tourism, 8, 2-3, 2013, p. 158-171.

73 Sandrine Barrey et Geneviève Teil, « Faire la preuve de l’authenticité du patrimoine alimentaire. Les cas de

vins de terroir » [en ligne], Anthropology of food, 8, 2011.

74Sara Muller, « Les plantes à tubercules, au cœur de la redéfinition des territoires et de l'identité au Vanuatu

(Mélanésie) », Autrepart, 2, 50, 2009, p. 167-186.

75 Heather Paxson, The Life of Cheese: Crafting Food and Value in America, Berkeley, Presses de l’Université

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celui imposé par les normes capitalistes. Selon elle, ceci n’empêche toutefois pas les producteurs de mener ce qu’ils considèrent comme une bonne vie ; une vie qui leur permet de retourner à la terre, mais aussi de ressentir la satisfaction et le plaisir que génèrent l’investissement affectif derrière l’acte de faire du fromage : « Quand on produit un morceau de fromage, c’est un morceau de soi-même qu’on met dedans »76. Cette approche, nous

l’avons conservée à l’esprit lorsqu’est venu le temps de traiter du rôle des producteurs orléanais dans le processus de patrimonialisation de la fraise. D’abord, parce qu’elle exprime brillamment l’adéquation des multiples variables dont nous souhaitons traiter, mais aussi parce que peu d’études québécoises se sont penchées sur la question avec autant de finesse.

Le dynamisme des études sur le patrimoine alimentaire commence tout juste à interpeller les chercheurs québécois77. Selon certains, le Québec commence à peine à s’émanciper et se

décomplexer des influences multiples qui l’ont façonné. L’ouvrage de Marie-Noëlle Aubertin et Geneviève Sicotte sur le patrimoine gastronomique des Québécois reste probablement l’œuvre pionnière de ce champ d’études encore très peu exploité en milieu canadien-français ou québécois. Se questionnant sur la manière dont s’effectue la mise en patrimoine de la gastronomie québécoise, les autrices concluent qu’il existe bel et bien un patrimoine alimentaire (et gastronomique) au Québec, développé et en développement, basé sur le réinvestissement du passé à partir du présent, sur l’emblématisation d’un produit reconnu par une collectivité, sur des lois et des célébrations festives78. Dans un contexte récent caractérisé par « un assouplissement et une redéfinition des anciennes hiérarchies culturelles », les pratiques populaires et minoritaires anciennement dévaluées sont dorénavant jugées légitimes. Ce renouvellement des mentalités, mis en lumière par le recueil d’Aubertin et de Sicotte, permet de légitimer les particularités du patrimoine gastronomique québécois jusqu’à maintenant peu considérées.

76 Heather Paxson, « Artisanat et authenticité », [en ligne], URL :

https://www.alimentarium.org/fr/magazine/soci%C3%A9t%C3%A9/artisanat-et-authenticit%C3%A9, page consultée le 22 juillet 2020.

77 Geneviève Piché, « Du jardin à l’assiette : aperçu d’une recherche sur le patrimoine culinaire des Augustines

de Québec », Rabaska, 15, 2017, p. 101-109. ; Carole Chazoule et Rémy Lambert, « L’émergence des appellations d’origine au Québec. Naissance d’une nouvelle convention de qualité », Économie rurale, 299, 2007, p. 24-39. ; Laurier, Turgeon (2010), op.cit., p. 477-486.

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2- Problématique et hypothèses

Dans cette optique, notre travail de mémoire poursuit l’objectif d’apporter un éclairage sur une dimension singulière du patrimoine alimentaire québécois : celle d’une production agricole qu’est la fraise de l’île d’Orléans. Dans cet ordre d’idée, nous avançons que la fraise de l’île d’Orléans s’avère éclairante pour, dans un premier temps, illustrer que l’étude de la patrimonialisation alimentaire ne se restreint pas aux produits inscrits sur une liste officielle et, dans un deuxième temps, montrer que les mécanismes de construction patrimoniale ne sont pas linéaires et embrassent un large éventail de possibilités. Pour un sujet aussi complexe, notre interrogation se formule simplement : de quelle manière la fraise de l’île d’Orléans s’inscrit-elle dans un processus de patrimonialisation? Nous proposons donc d’analyser les différentes formes de patrimonialisation à l’œuvre dans ce cas, soit le réinvestissement du passé, l’ancrage dans un territoire précis, la transmission, mais surtout, les stratégies de valorisation établies par les producteurs, les ministères du Tourisme et de l’Agriculture, les chaînes d’alimentation et les consommateurs.

Avant de poursuivre, nous devons exposer les définitions retenues pour désigner le patrimoine alimentaire et la patrimonialisation. À la lumière de la production savante, nous avons décidé de procéder à une synthèse des théories qui nous interpellaient spécialement. Par patrimoine alimentaire, nous entendons l’ensemble des éléments matériels et immatériels relatifs à l’alimentation, issus de mesures de valorisation, d’un savoir-faire soumis à la tradition et à l’innovation, d’une construction – reposant sur un cadre spatio-temporel et un système de valeurs – orchestrée par une variété d’acteurs pour qui ils doivent faire sens et dont la légitimation ne quémande pas une certification ou une labélisation.

Quant à la patrimonialisation, elle nous apparaît comme une construction sociale évoluant en fonction des prises de conscience patrimoniales, fondée sur des discours et des mesures de valorisation menant à l’emblématisation d’un produit, des activités festives, des lois et parfois même à une certification. Cette construction s’effectue par un réinvestissement du passé à partir du présent et sur un système de valeurs partagé par une collectivité pour qui il fait sens. Le processus de légitimation peut également reposer sur une reconnaissance interne et

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externe constamment réactualisée par des mesures de valorisation n’ayant toutefois nul besoin d’être institutionnelle. Une fois campées, ces définitions permettent de mieux saisir le processus de réflexion derrière l’élaboration de nos hypothèses qui s’arriment essentiellement à la question de la « construction patrimoniale », un phénomène enclenché bien avant la reconnaissance officielle du patrimoine immatériel par le gouvernement.

Notre première hypothèse s’articule autour de deux éléments conditionnels à la réactualisation du processus de reconnaissance de la fraise de l’île d’Orléans : l’adaptation de producteurs à la périssabilité du fruit et l’accessibilité du produit aux consommateurs. Dans un premier temps, nous soutenons qu’à la différence de certains produits patrimonialisés puisant leur légitimité dans une forme de mimétisme des variétés, nous devons appréhender la patrimonialisation de la fraise de l’île sous l’angle d’une condition essentielle à la survie du fruit, l’innovation, qui se décline ainsi : l’adaptabilité des producteurs aux facteurs externes et à la nature hautement périssable d’un produit vendu la plupart du temps à l’état frais. Dans un deuxième temps, nous avançons que l’accessibilité de la fraise orléanaise, assurée par sa valeur économique abordable et la diversification de la commercialisation, agit comme vecteur d’appropriation chez les Québécois, faisant de la fraise de l’île d’Orléans un patrimoine alimentaire populaire et vivant.

Quant à notre deuxième hypothèse, elle souligne que le processus de patrimonialisation de la fraise orléanaise est caractérisé par un inversement proportionnel de son système de valeur. Jusque dans les années 1960, on observe que la valeur économique est l’incitatif dominant des mesures de valorisation du fruit, une situation qui ne rejette en rien les valeurs sociales et symboliques ; au contraire, elles coexistent en un tout cohérent depuis le début du XXe siècle. Seulement, c’est au tournant des années 1970, et encore plus dans les années 1980, que ces dernières s'épanouissent et occupent une place grandissante dans le système de valeurs sur lequel s'édifie la patrimonialisation de la fraise de l'île. En témoigne l’évolution du sens conféré à la consommation de produits régionaux, à la fabrication de confitures ou encore à l’autocueillette. La variable socio-économique semble aujourd’hui aussi importante que la variable économique, un phénomène qui illustre le potentiel de patrimonialisation d’une telle coexistence.

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3 - Corpus

Parce qu’il évolue constamment, qu’il est le reflet des enjeux de son époque et surtout, parce qu’il implique une foule d’acteurs relevant des sphères politique, économique et sociale, le patrimoine alimentaire sollicite un corpus très varié. C’est pourquoi la construction de ce dernier se décline en trois catégories de sources fort distinctes: écrites, numériques et orales.

Sources écrites

À des fins stratégiques et pour éviter l’éparpillement, nous avons fait porter notre choix sur des sources illustrant la participation d’une majorité d’acteurs. C’est pour cette raison que la décision d’étudier les fonds sur le tourisme s’est révélée particulièrement appropriée dans l’optique où le tourisme concerne une multiplicité de protagonistes touchant de près ou de loin le secteur agricole: les gouvernements fédéral et provincial, les municipalités, les producteurs, les commerçants, la population locale et bien entendu, les touristes. Surenchérit à l’avantage de représentativité des acteurs celui d’une démarche de valorisation retraçable. On sait qu’à partir du dernier quart du XIXe siècle, l’État provincial québécois amorce un effort de dynamisation du secteur touristique, davantage marqué vers le début du XXe siècle : « Au cours des années 1920, le programme de promotion touristique de l’État accorde une place singulière à l’île d’Orléans dans son premier véritable guide »79 où en 1930, l’île semble

déjà « investie de valeurs socioculturelles liées à l’identité canadienne-française »80. Grâce aux guides touristiques et aux brochures qui « restent des sources d’informations incontournables »81 pour quiconque souhaite étudier le patrimoine, on peut aisément déterminer les biens que le gouvernement a décidé de mettre en valeur.

79 Serge Gagnon, « L’intervention de l’État québécois dans le tourisme entre 1920 et 1940. Ou la mise en scène

géopolitique de l’identité canadienne-française », Hérodote, 4, 127, 2007, p. 162.

80 Ibidem.

81 Guillaume Marceau et al., « Gestion territorial et valorisation du patrimoine : Vers un développement

(34)

Pour retracer cette démarche de valorisation, on peut également consulter les plans d’action annuels, les politiques adoptées par le Conseil du Tourisme – plus largement du ministère – qui détaillent les velléités et les mesures d’actions planifiées pour ladite année. En raison de l’étendue significative du cadre temporel (un peu plus d’un siècle), notre préférence revient aux documents de synthèse. Ceci vaut également pour les documents produits par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation au Québec et par l’Association des producteurs de fraises et framboises du Québec. Avant de poursuivre avec leur contribution, mentionnons que nous retenons les dossiers réalisés par la Municipalité régionale de comté (MRC) de l’île d’Orléans en ce qui a trait au tourisme et à la culture. Grâce à ce genre de document, on peut évaluer différents axes : l’appropriation du territoire, les mesures de préservation et de mise en valeur, l’implication citoyenne, le développement d’organisations et de services.

Les sources relatives au tourisme et à la culture permettent d’aborder une certaine facette de la patrimonialisation alors que les documents axés sur l’agriculture et la culture fruitière lèvent le voile sur un autre aspect. Au cœur de cette catégorie, on retrouve les documents réalisés par des associations et les publications officielles du ministère de l’Agriculture. Sous le nom de Bulletin, le ministère de l’Agriculture rédige, en plus des rapports annuels, des publications concernant l’alimentation et la vie rurale. Ayant travaillé sur les discours alimentaires au Québec (1914-1945), Caroline Durand montre que l’étude de ces bulletins est particulièrement efficace pour traiter de la dichotomie modernité et tradition, mais aussi pour mesurer le contenu des messages porteurs d’indices idéologiques, culturels et sociaux véhiculés par l’État82. Ces discours normatifs et argumentatifs reflètent, en plus des crises

sociales et des réactions qu’elles génèrent, la participation des multiples acteurs agissant à la valorisation du mode de vie « traditionnelle » par l’évocation du « bon vieux temps » dans le but de favoriser l’introduction des nouveaux aspects de la modernité83. En reconsidérant le

concept de la patrimonialisation, ces discours sont pertinents dans l’optique où ils exposent la manière dont se décline cette quête de filiation avec le passé.

82 Caroline Durand, « L’alimentation moderne pour la famille traditionnelle : les discours sur l’alimentation au

Québec (1914-1945), Revue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 3, 2011, p. 60.

Figure

Figure 1 . Joseph-Camille Pouliot, Glanures historiques et familiales : L’Île d’Orléans, Québec, [s.n.], 1927, p
Figure 2. Service de l'horticulture. Division des marchés, Le commerce des fruits et légumes frais dans la ville  de Québec […], Québec, ministère de l'Agriculture, Service de l'horticulture, 1942, p
Figure 4. François Fleury, Fraisier -charançon au laboratoire d'entomologie de Sainte-Famille, Ile d'Orléans,
Figure 5. Robert Fleury, « Mille façons d’apprêter les fraises », Le Soleil, 9 juillet 1980, p
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