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Chapitre 2. Des producteurs avant-gardistes au premier plan : une tradition dans l’innovation

2.1 S’adapter pour mieux régner : « La tradition c’est bon, mais faut comme l’améliorer »

2.1.1 Devoir conjuguer avec l’abondante rareté d’un fruit corruptible

Au début du XXe siècle, les producteurs sont aux prises avec une quantité de fraises extrêmement périssables, issue d’une récolte massive effectuée sur une très courte durée. Ils doivent conjuguer avec un ensemble de contraintes – biologique et économique – puis trouver une formule harmonieuse. Aux premiers abords, la situation des cultivateurs du XXe et du XXIe siècle ne se ressemble en rien. Pourtant, la dynamique engendrée par la culture d’un fruit périssable soulève une problématique, peut-être moins menaçante pour les producteurs d’aujourd’hui, mais toujours existante, celle de la fluctuation des prix.

À elle seule, l’analyse de la courbe de prix suivant l’inflation et les lois de l’offre et de la demande pourrait faire l’objet d’un seul travail de recherche. Nous n’avons pas le loisir de nous adonner à cette tâche, mais nous souhaitons montrer brièvement que la variation des prix est un enjeu permanent, encore plus lorsqu’on cultive un fruit corruptible et saisonnier214.

Malgré l’adoption d’une règle veillant à fixer le montant du panier en 1928215, les prix

déclinent au fil de la journée, parallèlement à la dégradation de la fraîcheur. À l’été 1928, les acheteurs peuvent espérer se procurer un panier à 5 sous en fin de journée, contre 7 sous au début de la matinée. Les prix varient aussi en fonction de l’arrivage et de la quantité. Pendant la haute saison de l’été 1969 par exemple, il est espéré que la pinte vendue le 15 juillet se détaille à 25 cents. Après le 20 juillet, il est attendu que la rareté du produit provoque l’ascension des prix216, une corrélation que nous observons encore à la fin du XXe siècle217.

À l’opposé, Louis Gosselin de Saint-Laurent-de-l’île-d’Orléans signale le 26 juin 1991 que les prix se maintiendront puisque la floraison est progressive.

214 Contrairement à d’autres produits patrimonialisés, les prix restent très abordables. À ce sujet, une règle sur

la fixation des prix est établie en 1928. Ajoutons qu’à l’île d’Orléans, il n’existe pas une maison (comme une fromagerie ou un vignoble spécialisé dans un type de produit particulier) pour la fraise, mais une véritable communauté de producteurs ayant pour effet d’imposer une dynamique commerciale différente; celle de la rivalité entre vendeurs concourant à la fixation de prix compétitifs.

215 [S.n.], « Qui veut des fraises ? », Le Soleil, 11 juillet 1928, p. 3.

216 Jean-Claude Rivard, « La récolte des fraises serait excellente », Le Soleil, 5 juillet 1969, p. 17. 217 Gilles Angers, « Le meilleur prix pour les fraises de la région », Le Soleil, 11 juillet 1990, p. D-4.

Nous pourrions facilement multiplier les exemples puisque chaque année depuis le début du XXe siècle et encore aujourd’hui, les médias informent la population sur la situation climatique, les prix et le rendement concernant la culture de fraise218. Compte tenu de sa fragilité, les producteurs doivent adapter les prix à la qualité du fruit. À ce propos, les fascicules portant sur la cueillette et la culture de la fraise nous éclairent sur les causes de la détérioration du fruit qui, nous le soulignons, nous oblige à envisager les processus de patrimonialisation alimentaire avec un large éventail de possibilités où la valeur économique peut s’illustrer comme pilier et n’exclure en rien la dimension socioaffective.

L’anthropologue Heather Paxson relève d’ailleurs cette logique dans l’enquête ethnographique qu’elle a publiée en 2012 sur les artisans fromagers aux États-Unis219. Sous

ce qu’elle désigne comme « économies de sentiment », l’auteur indique que malgré le réel investissement affectif déployé par les producteurs, à partir du moment où la production s’insère dans une pratique commerciale, ces artisans sont « confrontés à des tensions dans leur travail pour réaliser simultanément des valeurs personnelles et économiques »220. Cet enjeu, les producteurs de fraises de l’île d’Orléans y sont confrontés : dépendants de la création de valeur marchande, les agriculteurs accomplissent néanmoins la réalisation de valeurs personnelles. Compte tenu des nombreux soins que le produit requiert, les producteurs de fraises s’investissement affectivement : « pour nous c’est notre vie, la culture des fraises », admet l’un des producteurs interrogés221.

L’art de la cueillette

Depuis les années 20, les conseils et mises en garde au sujet de la cueillette et de la culture du fraisier – élevées au rang d’art, à en croire les experts – mettent en lumière le caractère excessivement corruptible du fruit. Dans les ouvrages et publications spécialisées dans les domaines agricoles et horticoles, les recommandations s’articulent essentiellement autour du

218 Louis-Guy Lemieux, « Des fraises, des fraises, de bonnes fraises. Dans les marchés et dans les champs, ça

ne dérougit pas », Le Soleil, 30 juin 2001, p. G-3.

219 Heather Paxson (2012), op.cit. 220 Heather Paxson (en ligne), op.cit.

moment privilégié de la récolte, de la séparation des fruits et de la meilleure température de conservation222. Grâce à sa couleur caractéristique, un cueilleur avisé peut déterminer le degré de maturité et le moment approprié pour récolter la fraise, bien que la couleur de certaines variétés oscille entre les palettes de rouge – d’où l’importance de détenir un savoir-faire et une connaissance exacte des particularités des multiples cultivars. À cela s’ajoute la nécessité de discerner la qualité de conservation de chaque variété223. Même si les producteurs détiennent un pouvoir sur le choix des variétés ou leur manière de produire, ils restent toutefois soumis aux intempéries.

Contre vents et marées : obstacles climatiques et invasion biologique

Sans surprise, nous constatons que la menace des ravageurs (insectes) et les conditions météorologiques compromettent la production. Au début du XXe siècle, on ne compte pas encore beaucoup d’espèces nuisibles au fraisier. Mais en 1926, un insecte hautement préjudiciable fait son apparition, dont la menace plane toujours au-dessus des fraiseraies du XXIe siècle224 : le charançon du fraisier225. Entre les années 1940 et 1950, les entomologistes et les producteurs constatent l’ampleur des ravages causés par le parasite226. Léonce Plante témoigne justement des dégâts provoqués par le ravageur : « S’tune tite bibitte tout petite, mais elle pouvait manger un champ en une nuite! » 227. Les spécialistes constatent que contrairement aux plantations âgées de 2 ou 3 ans, les anciennes fraisières de l’île d’Orléans étaient plus propices à héberger le charançon228. Ce constat nous amène à comprendre, du moins en partie, pourquoi les anciennes variétés de fraises ne survivent pas longtemps et pourquoi les producteurs ne les cultivent plus aujourd’hui. Comme le remarque Jean-Julien Plante, les anciens plants s’affaiblissent et deviennent une proie facile pour toutes sortes d’insectes et de maladies, à l'inverse des arbres fruitiers plus robustes229. Dès lors, on doit

222 Jacques [?], op.cit., p. 21.

223 Paul-Henri Lavoie, « La cueillette, le classement, l’emballage et l’expédition des fraises », L’Action

catholique, 14 juin 1957, p. 2.

224 Mylène Blais, « Le charançon de la racine du fraisier : les bases d’une stratégie de lutte dans les fraisières

du Québec, Mémoire de maîtrise », Québec, Université Laval, 2006.

225 J.-H. Lavoie, op.cit., p. 54.

226 Omer Van Nieuwenhove, op.cit., p. 13.

227 Entrevue Léonce Plante, Île d’Orléans, 23 novembre 2018.

228 Frs. Fleury, « La majesté la fraise la reine de nos petits fruits », Le Soleil, 30 mai 1942, p. 5. 229 Entrevue Jean-Julien Plante, Île d’Orléans, 23 novembre 2018.

admettre que tous les fruits et légumes renferment un potentiel de reproductivité unique favorisant ou décourageant la fidélité aux traditionnelles variétés. En contrepartie, la réaction des producteurs de l’île face aux dangers représentés par le charançon apporte un éclairage sur leur caractère avant-gardiste, innovateur et proactif. Après avoir essuyé d’innombrables pertes, les producteurs de l’île ont rapidement fait appel au ministère de l’Agriculture. À la suite de leur demande, la division de la Protection des Plantes met sur pied un laboratoire d’entomologie directement sur l’île230. Nos recherches ne permettent malheureusement pas

d’établir à quel moment le laboratoire devient fonctionnel, bien que sa présence soit attestée en 1941.

Figure 4. François Fleury, Fraisier -charançon au laboratoire d'entomologie de Sainte-Famille, Ile d'Orléans,

1941.

Même si la fragilité de la fraise n’est plus à prouver, mentionnons qu’aux obstacles représentés par les ravageurs s’additionnent les facteurs météorologiques : les pluies et les vents violents. En percutant le sol, la pluie éclabousse les fraises de terre. Et s’il n’est pas recommandé de laver les fraises – l’eau altère l’aspect et la durée de conservation du fruit – il est impossible de procéder autrement231. Que ce soit la température, les précipitations, le vent ou les insectes, rien ne semble épargner la fraise et, face à la concurrence étrangère (États-Unis et Mexique), les acteurs concernés doivent se débrouiller pour offrir des produits de qualité à bas prix. En redirigeant notre attention vers le début du XXe siècle, nous

230 Frs Fleury, op.cit., p. 5.

constatons que la menace incarnée par les compagnies étrangères représente une source d’inquiétudes réelles pour le gouvernement et les producteurs, mais aussi un tremplin pour la protection de marchés québécois.

Le président de la Ligue de l’Achat de Chez Nous de Rimouski, Monsieur D. Baril, déplore justement la situation telle qu’elle se présente dans les années 1930. Il cite entre autres l’exemple des fraises étrangères arrivées sur le marché en précisant que si le bien revient à l’acheteur, les capitaux investis ne restent pas à l’intérieur du pays. Cela dit, ce contexte offre un terreau particulièrement fertile aux discours protectionnistes tels que : « Achetons chez nous les produits de chez nous afin de demeurer chez nous » 232. Ainsi, les années 1930 marquent le Québec d’une dynamique marchande fondée sur l’achat local et la protection des industries québécoises. Pour endiguer la fuite de capitaux, satisfaire les exigences des conserveries et empêcher qu’elles s’approvisionnent à l’étranger, il faut dès lors assurer une meilleure répartition de l’offre et contrer les désagréments liés à la saisonnalité des produits. Apparemment, la solution réside dans la constance de l’innovation.