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Chapitre 2. Des producteurs avant-gardistes au premier plan : une tradition dans l’innovation

2.1 S’adapter pour mieux régner : « La tradition c’est bon, mais faut comme l’améliorer »

2.1.2 Congélation et entrepôt frigorifique : ouverture d’un nouveau marché

« Les fraises ont été, comme on le sait, les premiers de nos petits fruits à attirer l’attention du gouvernement lorsque celui-ci voulut prendre des mesures pour encourager à travers la province la culture des petits fruits »233. La volonté d’ouvrir les marchés extérieurs pour écouler les stocks en veillant aux intérêts canadiens est, entre autres choses, l’une des principales raisons ayant mené au perfectionnement de nouvelles technologies scientifiques. Dans la mouvance de ces découvertes, au premier tiers du XXe siècle, les produits périssables entrent dans une nouvelle ère; celle de la congélation, une innovation à portée révolutionnaire234. Une innovation majeure dont s’emparent les producteurs de fraises de l’île

pour protéger leur commerce. Autrefois subordonnés aux aléas de la température, à des récoltes inégales et à la périssabilité, les producteurs reprennent graduellement le contrôle du marché en facilitant l’accès aux produits à longueur d’année et en limitant la fluctuation des 232 [S.n.], « Me D. Baril et l’achat chez nous », Le Progrès du Golfe, 1er septembre 1939, p. 6.

233 [S.n.], « Lettre de Québec. Pour les gourmets », La presse, 11 décembre 1935, p. 6. 234 [S.n.], « Bienvenue à ces fraises », La presse, 30 novembre 1935, p. 22.

prix235. Par opposition aux fraises exotiques provenant de la Californie ou du Mexique,

ouvertement critiquées pour leur acidité, leur couleur verte et leur murissement discutable, les fraises de l’île présentent un goût plus sucré et une belle couleur rouge236. L’île d’Orléans,

dit-on, détient l’avantage de produire une variété adaptée à ses conditions climatiques que l’on décrit comme étant exceptionnelles : la Sénateur Dunlop par exemple, une fraise qui « dépasse en richesse de couleur et en saveur toutes les autres variétés qui croissent également bien sur l’île »237. Fait digne de mention pour notre étude, ce sont ces dernières qui en raison

de leur excellence, caractérisée par leur goût, leur abondance238 ou leur potentiel économique, bénéficient les premières de ce nouveau traitement. Par conséquent, l’accessibilité prolongée favorise l’intégration du produit dans les habitudes alimentaires des consommateurs québécois, en plus de lui procurer un degré de visibilité supérieur – des éléments valorisants contribuant au processus de patrimonialisation.

La demande, semble-t-il, est au rendez-vous. Sur l’île de Montréal, on affirme vouloir des fraises de « chez nous » pour encourager la culture des petits fruits et l’économie locale239.

En 1934, la Coopérative Fédérée de Québec prend donc l’initiative de substituer, grâce au procédé de congélation, les fraises d’importation provenant du Texas, d’Arizona, de Floride, par celles de l’île d’Orléans240. Le 11 décembre 1935, la bonne nouvelle se répand : les

arrangements conclus entre le ministère de l’Agriculture et les laiteries permettent déjà aux consommateurs de se délecter de ce petit fruit rouge congelé provenant du jardin de fraises de la province »241. Avant l’amélioration et la diffusion du système de congélation, le

235 [S.n.], « Une débouchée pour les petits fruits », Le bien public, 19 avril 1934, p. 5. 236 [S.n.], « Bienvenue à ces fraises ». La presse, 30 novembre 1935, p. 22.

237 [S.n.], « Les fraies de l’île d’Orléans sur le marché de Québec cet hiver », Le Soleil, 28 novembre 1935, p.

5.

238 Sur la production totale de fraises cultivées au Québec pour l’année 1935 – 6 400 000 pintes – la part de l’île

s’élève à 1 200 000. Voir [s.n.], « Bienvenue à ces fraises ». La presse, 30 novembre 1935, p. 22.

239 G.P., « Fraises d’hiver », Le Devoir, 8 janvier 1936, p. 1.

240 Au Québec, les origines d’un entrepôt frigorifique sont attestées depuis 1924, alors que depuis quelques

années déjà des recherches avaient été entamées sur la congélation. Un dénommé M. A. H. DeRome obtient un brevet en 1929 grâce à l’invention d’un nouveau procédé (voir [s.n.], « Système de congélation perfectionné »,

Le Soleil, 24 février 1934, p. 13.). Jusqu’en 1929, l’entrepôt est dirigé par la Commission du port qui passe le

flambeau au Conseil des ports nationaux en 1935 (voir [s.n.], « L’entrepôt frigorifique », Le Soleil, 6 mars 1948, p. 4.). Parmi les autres acteurs impliqués, mentionnons le ministère de l’Agriculture et le Coopérative Fédérée du Québec, dont l’étroite collaboration a propulsé le développement du marché des fraises congelées (voir [s.n.], « Quelques services agricoles », Le Canada, 26 mars 1936, p. 7.).

pourcentage de perte encaissé par les producteurs s’élevait à 40%. C’est donc dire que les profits effectués étaient loin d’être optimaux242. Un article datant du 10 juillet 1935, intitulé

« Les fraises de l’île d’Orléans et les marchés », rend compte du succès de ce nouveau procédé dans la commercialisation de la fraise. Contrairement aux modes d’acquisition antérieurs, le directeur du ministère de l’Agriculture et le chef de l’Horticulture M. J. A Lavoie avertissent les ménagères de ne pas tarder à faire leurs achats de fraises pour les conserves. En effet, l’article souligne qu’il ne faut pas espérer voir les prix chuter dès lors que la congélation doit enrayer la fluctuation à la baisse des prix243. Conscients du potentiel économique de ce procédé et au fait de leur domination dans la culture de la fraise, les producteurs de l’île entendent tirer leur épingle du jeu244. À cet égard, leur compréhension

des enjeux et leur capacité à voir l’innovation comme un levier dans le développement du territoire expliquent, en partie selon nous, le maintien de leur réputation et la valorisation de leur produit dans le marché québécois.

Coopérative agricole

La fraise s’illustre comme un pôle d’attraction ayant un fort potentiel d’influence sur les décisions et les mesures de valorisation portées par la Société Coopérative Agricole de l’Île créée en 1940245. Pour les mêmes raisons qui ont poussé le ministère de l’Agriculture à développer et améliorer le commerce des fruits et légumes, la Coopérative agricole de l’île évalue le projet de construction d’un entrepôt frigorifique; les membres adoptent finalement la résolution au début des années 1950. Motivée par le besoin d’entreposer les fraises, la décision montre que les producteurs valorisent cette production devenue un pilier de l’économie insulaire et de la province246 :

242 [S.n.], « La congélation des fruits et légumes du Québec », Le Courrier de St-Hyacinthe, 18 novembre 1938,

p. 7.

243 [S.n.], « Les fraises de l’île d’Orléans et les marchés », Le Soleil, 10 juillet 1935, p. 9.

244 L’abondance des produits de la terre explique en partie la création d’une coopérative agricole à l’île

d’Orléans en 1940, pour laquelle des représentants de différents pays se sont déplacés afin de constater par eux- mêmes son fonctionnement. On explique par ailleurs qu’un entrepôt frigorifique est en construction pour la conservation des fraises, principale source de revenus des insulaires. Voir Bertrand Thibault, « Richesse et pauvreté de l’île d’Orléans », Le Devoir, 26 novembre 1953, p. 8.

245 Pierre A. Dorion, Réalisations coopératives à l’île d’Orléans, Québec, Imprimerie Laflamme Ltée, 1951, p.

7.

Le commerce des fraises persuada vite les dirigeants de la Coopérative qu’ils évoluaient dans une sphère d’activités aux riches perspectives, à condition de moderniser leurs méthodes de vente pour être en mesure d’offrir aux acheteurs éventuels, un fruit frais, mais susceptible de se converser et d’être mangé hors saison247.

Le gérant de la Coopérative, Cyprien Pelletier, espère ouvrir de nouveaux débouchés pour les fraises en les rendent disponibles à longueur d’année248, avisé qu’une bonne partie de

cette ressource est vendue à perte en raison de l’altération rapide du produit249. Désireux de

contrecarrer cette dynamique néfaste au commerce, le projet devient rapidement une préoccupation majeure250. Si l’entrepôt n’est finalement pas destiné uniquement aux fraises

de l’île, il apparaît toutefois que l’entreposage des fraises reste à l’origine de cette initiative251. Fonctionnel au printemps 1954, les résultats du nouvel entrepôt ne tardent pas252. En 1956, dans le quatrième rapport statistique pour la région de Québec réalisé par la division des Marchés et des Enquêtes du Service de l’Économie rurale, les chiffrent révèlent que 30% des fraises cultivées annuellement se vendent à l’extérieur de la province. Il s’agit du plus haut taux d’exportation enregistré pour l’ensemble des productions maraîchères et fruitières253.

À l’instar du cas des bleuets du Lac-Saint-Jean, les fraises de l’île d’Orléans servent d’expérience-modèle pour l’ensemble de la province254, une situation qui participe à leur

reconnaissance et donc à leur patrimonialisation. Malgré les réels progrès apportés par la congélation, l’année 1967 nous éclaire sur d’autres obstacles : il semblerait que la qualité ne répond plus aux exigences de l’industrie255. Entre la menace étrangère et la perte de qualité de leur produit, les producteurs doivent, au même titre que les manufacturiers-conserveurs, se conformer aux exigences du marché. Pour maintenir la demande, il ne faut pas seulement

247 J.-B. Roy, « L’île d’Orléans gèle ses fraises », Le Bulletin des agriculteurs, 1er juin 1954, p. 14. 248 Ibidem.

249 Ibidem.

250 [S.n.], « Un entrepôt frigorifique à St-Pierre », Le Soleil, 28 novembre 1953, p. 23.

251 P.A.D., « Les producteurs de l’île d’Orléans congèlent leurs fraises », Le Devoir, 30 juillet 1955, p. 19. 252 [S.n.], « Electins de M. J-M. Côté », L’Action catholique, 27 novembre 1953, p. 2.

253 J.-B. Roy (1954), op.cit., p.14.

254 Gilles Boyer. « La culture des petits fruits », Le Soleil, 19 juillet 1969, p. 5.

255 La fraise doit être issue d’un plant bien entretenu, renouvelé et planté dans un sol fertilisé (1), le fruit doit

être ramassé au moment opportun (2), être lavé et équeuté correctement (3), être classé (4), « [l]ivré du point de vue poids conformément aux engagements » (5), la livraison doit comporter uniquement des fruits cueillis à leur intention, non pas des « invendus en provenance du marché au détail » (6). Critères tirés de Paule France- Dufaux, « Cri d’alarme des producteurs de fraises de l’Île d’Orléans », Le Soleil, 6 juillet 1967, p. 18.

améliorer les méthodes de conservation de la fraise, il faut aussi améliorer les variétés et « repenser » sa culture pour qu’elle puisse dominer le marché256.