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Chapitre 3. La domination d’une fraise localisée dans les réseaux de commercialisation et les

3.2 L’implantation durable d’un fruit dans le régime alimentaire québécois et la

3.2.3 Au rythme du temps qui passe : l’évolution des marchés publics

Présentement, le Québec est marqué par un retour aux origines de certaines pratiques alimentaires telles que la cuisine saisonnière et l’achat local; un choix qui n’est pas imposé par une nécessité, mais bien par un processus décisionnel longuement muri aboutissant à la redécouverte d’habitudes de consommation et d’achat. Depuis l’épanouissement des supermarchés qui assurent la demande alimentaire quotidienne des ménages québécois, le marché public se transforme en un lieu mythique et perd sa valeur d’usage initiale. Devenu le rempart d’une institution tricentenaire au début des années 1970, le marché public ressemble davantage à un musée que l’on vient visiter pour se rappeler d’une époque révolue qu’à un lieu d’approvisionnement quotidien. Théâtre des interactions entre le passé et le présent, il est une plate-forme devenue sociale et symbolique. Bien que quelques-uns espèrent réaliser des aubaines en venant au marché, « c’est parce que ça sent la ferme » si les Québécois aiment y passer du temps. Pour la plupart, c’est aussi l’occasion de renouer avec le passé. Ce « goût atavique » des Québécois d’entrer en contact avec les gens vivant de la terre s’explique par l’activité principale de leurs ancêtres qui ont été dans la majorité des cas 426 Anne-Emmanuelle Fiamor, op.cit., p.

427 Ce taux explique d’ailleurs pourquoi nous avons jugé admissible de ne pas aborder l’apport des confitureries

des agriculteurs. Pour d’autres, c’est l’occasion de montrer « aux enfants des produits frais encore un peu souillés de terre et leur prouver qu’ils n’ont pas été fabriqués en usine »428. Ce

besoin rappelle d’ailleurs celui éprouvé pas les citadins au début du XXe siècle (chapitre 1) et met en lumière la logique de valorisation patrimoniale admettant la nécessité d’une rupture. Les produits fermiers et le respect du cycle des saisons apparaissent comme des vestiges du passé auxquels on accorde une nouvelle importance dans la mesure où ils correspondent à la quête d’authenticité et de retour aux sources recherchées par plusieurs Québécois soucieux de retrouver les repères qui définissent leur identité.

Ce phénomène, loin d’être isolé, favorise la patrimonialisation des produits fermiers, dont fait partie la fraise de l’île d’Orléans qui, malgré l’hégémonie progressive des supermarchés et des grossistes, continue de déferler sur les marchés pendant la saison. La tendance à la patrimonialisation du marché public, au même titre que la reconnaissance de l’alimentation et du caractère agricole québécois comme référents identitaires depuis les années 1970 aurait pu figer les habitudes liées à cette institution et, ainsi, déposséder le marché de sa substance vitale. Comme « une langue qui refuserait de s’adapter à son temps péricliterait »429, nous sommes d’avis, à l’instar de certains chercheurs, que le patrimoine « n’a d’intérêt que s’il est vivant »430. Depuis quelques années, les spécialistes expliquent que la protection de l’héritage peut être envisagée sous l’angle de la participation citoyenne active. À l’opposé d’un patrimoine figé par des experts, les citoyens veulent inscrire leurs traditions dans la créativité, l’interactivité, et à vouloir figer le patrimoine, on court le danger de voir les locaux s’en désintéresser alors que sa survie doit passer par sa réappropriation communautaire431. Jusqu’à tout récemment, le marché du Vieux-Port remplissait davantage le rôle d’institution muséale pour les touristes que celui de lieu de ravitaillement journalier pour les résidents, l’année 2019 coïncide avec la redynamisation du marché public; situé dans le Vieux-Québec, le marché du Vieux-Port est relocalisé dans un secteur en pleine effervescence jugé facile d’accès. L’initiative derrière le projet du Grand Marché du Québec est de mieux répondre

428 Marie Caquette, « Étals débordants de produits frais », Le Soleil, 6 juillet 1977, p. B-3.

429Roland Arpin, Notre patrimoine, un présent du passé, Québec, Groupe-conseil de la Politique sur le

patrimoine culturel au Québec, 2000, p.13.

430 Hubert Guicheney, Du patrimoine rural au développement local : les atouts de la race bazadaise, Educagri

Éditions, 2001, p. 30.

aux besoins de la population et, surtout, de réintégrer l’institution dans le quotidien de la communauté en renouant avec la tradition des marchés d’autrefois : « Par ce projet d’envergure, la Ville de Québec place l’alimentation de proximité, saine et durable au cœur de la qualité de vie des citoyens »432. Selon nous, cette tendance remet en question, plus que jamais, la nécessité de placer la fraise de l’île sous une certification officielle. Bien qu’elle ne s’applique pas uniquement au produit de notre recherche, mais bien à l’ensemble des produits agroalimentaires pour lesquels l’authenticité est garantie par le contact direct avec le producteur, la démonstration ci-haut suggère clairement que la fraise de l’île franchit une nouvelle étape en s’affirmant davantage comme un patrimoine vivant et populaire, indépendant d’un sceau d’authenticité. Notre affirmation pourrait être réfutée dans la mesure où, après avoir subi un processus de transformation artisanale (confiture), le produit était ensuite destiné à la distribution hors Québec ou à l’exportation. Les signes de traçabilité seraient dès lors nécessaires pour gagner la confiance des consommateurs.

Or, nous savons que le pourcentage de la production de fraise réservée au secteur de la transformation est dérisoire, mais aussi que les récoltes locales ne suffisent pas aux besoins des habitants annuellement433. Autrement dit, la nature du produit – vendu essentiellement à l’état frais – et les conditions particulières du climat et du marché québécois conjuguées à la renaissance du marché public, consacrent deux de nos hypothèses. D’abord, il est maintenant évident que la patrimonialisation alimentaire ne répond pas à un schème statique s’appliquant systématiquement à n’importe quel aliment. Par ailleurs, il est justifié de croire que la fraise de l’île s’insère dans un processus de construction patrimoniale particulièrement vivant où la reconnaissance passe par le biais des représentations partagées et des habitudes populaires, non par une certification institutionnelle. Cette conclusion, nous pouvons l’étayer davantage en examinant la multitude de possibilités que l’univers culinaire offre à une société pour légitimer son patrimoine alimentaire en marge des instances gouvernementales.

432Site du Grand Marché de Québec, [en ligne], URL : https://www.legrandmarchedequebec.com/fr/a-propos/,

page consultée le 22 mai 2020.

433Site de l’Association des producteurs de fraises et framboises du Québec, [en ligne], URL

https://fraisesetframboisesduquebec.com/wp-content/uploads/2019/04/8.-Tendances-alimentaires-chez-nous- Nielsen-2019.pdf, page consultée le 22 mai 2020.

Chapitre 4. La fraise de l’île fait-elle partie du mythe