• Aucun résultat trouvé

À la Saint-Jean, c’est le temps des fraises fraîches de l’île d’Orléans

Chapitre 3. La domination d’une fraise localisée dans les réseaux de commercialisation et les

3.1.1 À la Saint-Jean, c’est le temps des fraises fraîches de l’île d’Orléans

Depuis le Première Guerre mondiale, la hausse de la demande en fruits et la diversification des lieux de ventes modifient le portrait global du commerce des fruits et légumes frais. Mais la tendance voulant que les petits fruits proviennent majoritairement du Québec se maintient; les chiffres fournis dans une analyse menée en 1939 par différents ministères le confirment. L’étude gouvernementale, dont l’objectif est de fournir une vue d’ensemble du commerce de la Province pour ajuster la production à la consommation, sert aussi à réfléchir à d’éventuelles mesures de commercialisation adaptées aux besoins des acheteurs. Quels que soient les impacts réels de l’analyse, cette dernière nous est très précieuse pour témoigner de la domination de la fraise de l’île d’Orléans sur le marché québécois et, par conséquent, dans les habitudes de consommation de la population.

Si les grossistes importent une certaine partie des petits fruits qu’ils se procurent (18% de la quantité de fraises obtenues par les grossistes provient des États-Unis, 11% de l’Ontario et 71% du Québec), les marchés publics et les marchands détaillants préconisent la production locale; tellement qu’aucun arrivage étranger ou d’autres provinces ne sont enregistrés pour

l’année 1939363. Quant à savoir de quelle subdivision territoriale proviennent majoritairement

les fraises du Québec, c’est sans surprise qu’on révèle l’importante contribution du comté de Montmorency364.

Nous avons remarqué que cette période (1920-1930) correspond au moment où l’on prend conscience de la plus-value de certains produits, comme les bleuets du Lac-Saint-Jean et les fraises de l’île d’Orléans, devenus une source de fierté nationale par le potentiel économique qu’ils renferment. On suggère notamment d’encourager les efforts contribuant à distinguer ces produits spécifiques : « Que ne fait-on de même pour tous nos produits spécifiques ! Par exemple, pour les fraises de l'Ile d’Orléans pour lesquelles l'on devrait se servir d’un joli panier bien fait et de forme spéciale qui les distinguera des mêmes fruits des autres régions productrices »365. Pour réorienter les consommateurs vers l’achat local, les denrées

québécoises doivent égaler ou encore mieux, surpasser en qualité les produits importés.

Jusqu’au début du XXe siècle, les marchés publics assumaient la responsabilité d’approvisionner la population en produits frais et la présence des producteurs offrait une certification non officielle aux consommateurs. Réceptacles des denrées locales, on enregistre un certain déclin de la popularité des marchés publics dans la ville de Québec alors que les épiciers et les marchés à grande surface s’implantent durablement366. Au début des années 1930, l’apparition de publicités précisant la provenance des fraises du Québec par les magasins de ce nouveau réseau commercial en mutation met en lumière la nouvelle dynamique marchande orientée vers l’identification et la valorisation des produits phares de la Province. Au cœur des nouvelles stratégies marketing employées par les commerçants, la fraise de l’île semble jouir d’une position privilégiée367. En effet, la qualité exceptionnelle

363 Service de l'horticulture. Division des marchés, op.cit., p. 37. 364[S.n.], « Intéressante suggestion », op.cit.

365[S.n.], « Une semaine du livre canadien », Le Soleil, 4 mai 1925, p. 6.

366 Selon l’historien Jean-Marie Lebel, cette décadence correspond au moment où la ville a rendu possible la

vente de produits carnés dans les épiceries. À cela s’ajoute un autre règlement ratifié en 1955, nous rappelle l’historien Luc-Nicole Labrie, bannissant les grossistes des marchés publics et rendant de facto l’approvisionnement de plusieurs denrées plus que variable, voire impossible en basse saison (voir URL : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1181864/marches-quebec-histoire-deplacements).

367 Une étude quantifiant le nombre de publicités portant sur les fraises du Québec, selon leur provenance, aurait

permis d’analyser avec acuité la représentation privilégiée des fraises de l’île. Cependant, les limites imposées par l’exercice du mémoire ne nous permettent pas de nous adonner à cette tâche. Nous avons choisi d’exposer

des fraises de l’île, mais surtout leur fraîcheur, se présentent comme des arguments de vente largement utilisés par les commerçants368. La domination des marchés québécois par les fraises orléanaises et la réactualisation du phénomène de reconnaissance de leur plus-value s’observent notamment par la permanence, mais aussi par l’accroissement, des annonces qui paraissent dans les journaux pour la période étudiée369.

Hautement intéressant pour notre étude, nous avons répertorié un plus grand nombre d’entreprises québécoises différentes précisant recevoir chaque jour les fraises de l’île au début des années 1950 : la chaîne d’épiceries locales fondée en 1928 au nom de l’association qui lui donne naissance, les Épiciers-Unis370, la chaîne Steinberg, ou encore la compagnie GEM. Les chaînes d’alimentation canadiennes-françaises prennent le relais des marchés locaux et encouragent la population à acheter local. L’apport considérable de ces plates- formes n’est pas à négliger dans la valorisation et dans l’intégration de la fraise de l’île dans les habitudes de consommation des Québécois, puisque ces entreprises centralisent plusieurs commerces. Par exemple, les Épiciers-Unis ne regroupent pas moins de 60 commerçants dès 1930. GEM en compte 47 en 1961371, et plus de 60 en 1965372. Il faut donc se rendre à

cette tendance que nous avons observée malgré tout puisqu’elle nous semblait trop importante pour être occultée.

368 A. Grenier Ltée, « L’épicerie la plus complète en ville », L’Action catholique, 11 juillet 1940, p. 6. 369 Les Épiciers-unis, « Pour vos menus de fin de semaine », Le Soleil, 6 juillet 1950, p. 24. ; Magasin Arthur

Thivierge, « Spécial, spécial ! Approvisionnez-vous pour les temps des vacances », Le Soleil, 26 juin 1941, p. 23. ; Magasin Arthur Thivierge, « Spécial, spécial ! Fraises fraîches de l’île d’Orléans reçues tous les jours »,

Le Soleil, 8 juillet 1943, p. 13. ; Magasin Dominion, « Les plus savoureux aliments de la victoire de l’année », Le Soleil, 15 juillet 1943, p.8. ; Marché Saint-Pierre, « Fraises », L’Action catholique, 3 juillet 1944, p. 10. ;

Magasin Arthur Thivierge, « Spécial, spécial ! », Le Soleil, 11 juillet 1946, p. 19. ; Magasins Régal, « Les Magasins Régal », Le Nouvelliste, 11 juillet 1946, p. 9. ; Magasin Arthur Thivierge, « Arthur Thivierge », Le

Soleil, 10 juillet 1947, p. 23. ; Les Épiciers-unis, « Épiciers-unis », Le Soleil, 17 juillet 1947, p. 20. ; Pinard,

« Pinard, self-service », La tribune, 15 juillet 1948, p. 5. ; Magasin Dominion, « Bonnes denrées pour la longue fin de semaine », Le Soleil, 28 juin 1949, p. 16. ; Magasin Marquette, « Magasins Marquette », La tribune, 7 juillet 1949, p. 2. ; Les Épiciers-unis, « Vente des vacances », Le Soleil, 28 juin 1951, p. 28. ; Les Épiciers-unis, « En achetant chez un épicier-unis », Le Soleil, 3 juillet 1952, p.32. ; Les Épiciers-unis, « Les Épiciers-unis incorporés de Québec », Le Soleil, 15 juillet 1954, p. 34. ; Les Épiciers-unis, « Les Épiciers-unis incorporés de Québec », L’Action catholique, 29 juin 1955, p. 12. ; Service et prix, « Service et prix », Le Soleil, 16 juillet 1958, p. 38. ; Magasin Arthur Thivierge, « Arthur Thivierge », Le Soleil, 8 juillet 1959, p. 33. ; Steinberg, « Les aliments toujours frais de chez Steinberg », Le lingot, 13 juillet 1961, p. 13. ; Magasin A. Roy et Fils , « A. Roy et Fils », Le Soleil, 4 juillet 1962, p. 2. ; Marchés Excel, « Faites votre marché des vacances à l’un ou l’autre des marchés Excel et ou N.B », Le Soleil, 4 juillet 1962, p. 9. ; Magasin Drolet et Montreuil, « Drolet et Montreuil », Le Soleil, 5 juillet 1962, p. 33. ; GEM, « GEM. Roi des bas prix », Le Soleil, 3 juillet 1963, p. 31. ; Alimentation Pelletier, « Alimentation Pelletier », Le Soleil, 12 juillet 1967, p. 12.

370 [S.n.], « Deuxième anniversaire des Épiciers-Unis », Le Soleil, 14 juin 1930, p. 18. 371 GEM, « Pour vos pique-niques », L’Action catholique, 12 juillet 1961, p. 10. 372 GEM, « GEM. Roi des bas prix », Le Soleil, 7 juillet 1965, p. 5.

l’évidence : ce fruit localisé, en plus d’être reconnu et volontairement identifié, domine largement les parts du marché de la fraise en haute saison et, par conséquent, les garde- mangers des Québécois373. Nonobstant les publicités sur les fraises congelées en décembre, la plupart de ces annonces sont effectivement publiées à la fin juin et en début juillet. Les titres retenus pour informer les acheteurs sur les arrivages, mais aussi la régularité avec laquelle ces petites annonces paraissent à un moment de l’année bien précis, participent à la construction patrimoniale de la fraise de l’île en participant à sa consécration en tant que repère temporel et symbolique. Dans l’univers des représentations, les fraises de l’île symbolisent le début des vacances et de l’été, les célébrations festives de la Saint-Jean (fête nationale des Québécois soulignée le 24 juin), le retour de la chaleur et des produits frais de la Province. La frénésie provoquée par l’apparition de la première fraise québécoise (orléanaise) ne saurait être comprise sans prendre en considération les conditions climatologiques propres aux territoires nordiques.

Malgré la mise en place d’un commerce de fraises congelées au début des années 1930, qui soit dit en passant reste somme toute limité dans les années 1950, le fruit continue d’être majoritairement consommé en haute saison : le produit reconnu partout à travers la province suscite l’engouement, « [à] cause, sans doute, de sa courte période de production et de sa nature périssable »374. À la fin de la brève saison, plusieurs s’empressent de s’en procurer. Incitatif réel à l’achat, il s’agit là d’une situation que les commerçants ont exploitée pour favoriser la vente : « Le dernier chargement de fraises de l’île d’Orléans arrivera à Sherbrooke cette nuit. C’est votre dernière chance d’en obtenir »375. Si les motivations

derrière ces stratégies sont d’ordres économiques, les conséquences de cette commercialisation s’étendent aux sphères sociales et symboliques.

373 Les quelques bilans publiés dans les journaux de la province sur le commerce des fruits et légumes

confirment également l’approvisionnement des marchés par l’île d’Orléans qui encore en 1966 (voir [s.n.], « Récolte des fraises abondante cette année », Le Soleil, 29 juillet 1966, p. 19.) ou 1969 (voir [s.n.], « Page agricole. Les fraises de l’île d’Orléans », L’Action populaire, 23 juillet 1969, p. 5.), reste l’un des principaux fournisseurs – la région de Bellechasse est quelques fois mentionnée, mais beaucoup moins significativement.

374 C.E. Parrot, « Les produits du Québec », Le Soleil, 17 janvier 1950, p. 3.

Il se dégage de cette dynamique un sentiment de joie (de voir les premières fraises de l’île arriver sur le marché) et d’urgence (de se les procurer), qui de par la nature du fruit, peuvent être partagés par la majorité de la population. S’adressant à l’ensemble des ménagères, les publicités montrent bien en quoi la baie rouge n’est pas réservée à une clientèle spécifique. Paradoxalement, la rareté de l’abondance saisonnière des fraises locales offrant aux ménagères la possibilité de payer un prix abordable, permet l’inclusion des acheteurs, toutes catégories confondues, dans cette course à l’approvisionnement qui confère à la fraise de l’île une valeur particulière376. Tout le monde peut se la procurer et, ainsi, partager ce bonheur de retrouver le fruit tant attendu :

Juillet est, par excellence, le mois des fraises au marché St-Roch. Et pas le mois de n’importe quelle fraise… puisqu’en majorité il s’agit de la fraise de l’île d’Orléans […]. Tous les ans donc, à la même époque ce sont en sorte des retrouvailles, tant au marché que chez l’épicier, sur nos tables et ici même dans nos colonnes.

Cette affirmation rend compte d’une assimilation bien réelle et généralisée de ce lien temporel à la fin des années 1960, mais aussi de l’intégration du fruit dans le calendrier alimentaire collectif et dans les habitudes de consommation des Québécois. Encore aujourd’hui, l’objectif poursuivi par les producteurs de l’île est « de nourrir le monde, pas une niche particulière »377. L’accessibilité monétaire du produit explique en partie selon

nous, l’adoption répandue du fruit dans le régime alimentaire des ménages et la permanence de sa consommation, une dynamique qui nous autorise à qualifier de populaire le processus de patrimonialisation de la fraise de l’île d’Orléans. Mais avant de dresser le portrait des habitudes de consommation des Québécois compris dans l’intervalle 1970 à nos jours, il est pertinent de montrer que les fraises de l’île ont été particulièrement bien représentées dans le commerce en basse saison, notamment grâce à la congélation et à la conservation par les confitures industrielles.

376 [S.n.], « Les facteurs déterminants », [en ligne], URL : https://actionpatrimoine.ca/tonpatrimoine/les-

facteurs-determinants/, page consultée le 20 juillet 2020.

Figure 7. J.R.A Lemire, « Pour un dessert royal », Le Soleil, 6 juillet 1950, p. 6.