• Aucun résultat trouvé

Mise en scène autour d’un produit valorisé à Saint-Jean-de-l’île-d’Orléans

Chapitre 2. Des producteurs avant-gardistes au premier plan : une tradition dans l’innovation

2.3 Manifestions festives d’une reconnaissance populaire en milieu urbain et territoire

2.3.2 Mise en scène autour d’un produit valorisé à Saint-Jean-de-l’île-d’Orléans

Bien que les premières éditions insinuent déjà la vocation patrimoniale du festival de la fraise de Saint-Jean-de-l’île-d’Orléans, les éditions des années 1980 restent probablement les plus substantielles pour qui aspire à mettre en évidence le passage de la fraise à l’état de fruit emblématique. En connaissance de cause, nous avons choisi de passer sous silence les éditions des années 1970 et d’examiner celles caractérisées par une organisation à plus grand déploiement, donc celles comprises dans l’intervalle temporel 1981-1988. Le déroulement du festival de 1981 comporte un volet axé sur la reconnaissance gouvernementale non institutionnelle, comme en témoigne la visite ministérielle de Clément Richard (député de Montmorency) et de Jean Garon (ministre de la MAPAQ), à l’occasion de l’activité. L’après- midi est consacré aux activités principales qui se déroulent à la « Place de la fraise », située à côté de l’église de Saint-Jean : remise des prix pour les meilleurs producteurs de fraises et dégustation de la tarte (aux fraises) sont à l’horaire342. L’article publié par Le Soleil au

lendemain du festival verbalise l’épanouissement d’un phénomène relativement jeune : la fréquentation du monde agricole avec le milieu culturel. De fait, on raconte que l’agriculture et la culture étaient bien représentées au festival de la fraise de Saint-Jean343.

342 Gérald Ouellet, « Festival de la fraise. Richard et Garon à l’île d’Orléans », Le Soleil, 6 juillet 1981, p. A-2. 343 Ibidem.

Les informations que nous avons pu recueillir sur la neuvième édition, celle de 1985, mettent en évidence la thèse que nous avançons sur la nature tridimensionnelle (économique, sociale, emblématique) des motivations découlant d’une telle organisation. À quatre mois du festival, on annonce déjà la nouvelle orientation adoptée par les responsables. Afin de répondre à leur mission, la durée de l’évènement est prolongée et l’emphase est mise sur la participation d’un plus grand nombre de producteurs et de restaurateurs lors des concours. Les organisateurs justifient leur souhait de voir grandir l’évènement en rappelant que « la réputation de la fraise de l’île d’Orléans déborde largement les frontières de la région, au même titre que le bleuet du Lac-Saint-Jean et de la pomme de Rougemont » 344. Une fois de plus, la comparaison avec d’autres produits horticoles et la région à laquelle ils sont intimement associés produit un effet d’appariement entre l’île d’Orléans et la fraise. De fait, ce rapprochement montre que la fraise de l’île appartient à un réseau de territoires riches d’une spécificité agricole historique345, mais surtout, qu’il existe une reconnaissance régionale des produits locaux.

Le festival de 1985 s’illustre comme une version augmentée des années précédentes. Les organisateurs ne dissimulent pas leur joie aux termes des trois jours de festivités et de la visite de 5 000 participants en une seule fin de semaine. Ultimement, l’objectif, comme le formule sans ambages la présidente Lyne Chabot, est que la fraise de l’île reste encore bien identifiée : « On veut promouvoir la fraise de l’île auprès des gens d’ici et de l’extérieur. On veut s’assurer que l’île d’Orléans demeure la place de la fraise »346.

S’articulant autour d’une programmation quelque peu hétéroclite inspirée d’éléments issus de la culture québécoise, il n’en demeure pas moins que l’évènement met en scène les savoirs et les pratiques liées à la consommation de la fraise347. Parce qu’elles se basent essentiellement sur les étapes de la récolte, de la préparation et de la transformation du fruit – stades auxquels peuvent participer les consommateurs – les distractions offertes lors de l’évènement génèrent une dynamique propice au partage, à l’efflorescence d’un sentiment

344 Gérald Ouellet, « À Saint-Jean, île d’Orléans. Un Festival de la fraise encore plus intéressant », Le Soleil, 6

mars 1985, p. D-10.

345 Carole Chazoule et al. op.cit., p. 306.

346 Pierre Asselin, « Les fraises de l’île : une fierté locale qui a attiré », Le Soleil, 8 juillet 1985, p. A-2. 347 Jacinthe Bessière (2013c), op.cit., p. 37.

d’appartenance et de fierté lié à un aliment ancré territorialement et historiquement, devenu une forme d’héritage collectif. Présentées sous forme de jeux, ces formes de valorisation suggèrent que les participants s’y adonnent sur une base volontaire – sans quoi l’essence de l’activité en serait altérée 348 –, et donc que la reconnaissance de ce patrimoine est sincère.

En plus de se présenter comme un outil promotionnel économiquement intéressant, le festival s’exprime donc comme la célébration d’un sentiment de fierté partagé par une communauté autour d’un produit phare : « L’île d’Orléans est fière de ses fraises et jalouse de sa réputation en tant que productrice »349. Ces manifestations festives, du moins c’est ce que prétend le comité organisateur, se formulent comme la revendication d’une réputation au vu et au su de tous. Dans cette optique, le festival de 1986 est perçu comme une solution pour les producteurs de célébrer la supériorité de leurs terres à une époque où la menace incarnée par la Rive-Sud s’affermit. Cette réaction reproduit les logiques du phénomène de patrimonialisation étudié par plusieurs chercheurs : la conscience patrimoniale et le réflexe soudain de vouloir protéger un bien résultent généralement de la crainte d’une altération ou d’une perte350. Tel que prouvé par les différents discours entourant le festival de Saint-Jean,

les Orléanais entendent conserver cette primauté à l’échelle régionale en conviant « toute la population de la région de Québec »351 au festival.

L’intérêt assumé de faire valoir leur notoriété explique, selon nous, l’accroissement du nombre d’activités favorisant l’intégration des étrangers et la participation de l’ensemble de la communauté orléanaise lors des festivals de 1986, 1987 et 1988. En 1986 par exemple, une nouveauté s’ajoute à la programmation : la création d’une tarte géante. Les dimensions de la tarte – 5 pieds et 6 pouces de diamètre – permettent de nourrir environ 550 personnes. Cette initiative, empruntée à l’Association des bleuets de Québec qui réitère chaque année la confection d’une immense tarte lors de la Journée des Bleuets, ouvre la voie à de nouvelles formes de sociabilité et d’expression de l’identité. Si l’incorporation représente, d’un côté, un fondement de l’altérité dans une perspective psychosociologique, elle représente, de

348 Robert Caillois, Les jeux et les hommes : les masques et le vertige, Paris, Gallimard, 1958, p. 17. 349 Jacinthe Bessière (2013c), op.cit., p. 37.

350 Guy Di Méo (2008), op.cit.

l’autre, une assise de l’identité collective352. Le principe d’incorporation, développé par

Claude Fischler, renvoie de fait au fondement selon lequel cet acte symbolique participe à la construction de l’identité du mangeur. L’aliment, une fois ingéré, transmet ses caractéristiques, aussi bien biologiques que symboliques, à celui qui autorise l’incorporation; une explication qui nous éclaire sur les implications de cet acte considérable353.

Dans le cadre de notre étude, nous observons que les consommateurs s’adonnent à un double rituel d’inclusion par l’intégration d’un aliment valorisé localement : non seulement les festivaliers mangent le même dessert, mais ils partagent aussi la même tarte. En acceptant d’incorporer le produit, les consommateurs reconnaissent, d’une part, l’association entre la fraise et l’île d’Orléans et d’autre part, ils expriment leur appartenance à une collectivité. La confection d’un dessert aux proportions démesurées, en plus de frapper l’imagination, se présente somme toute comme un moyen de veiller à ce que le petit fruit rouge reste encore bien identifié au territoire. Dans l’univers des représentations, nul doute que cette activité contribue à l’emblématisation de la fraise de l’île, mais également à sa consécration en tant que pôle identitaire.

En dehors de ce rassemblement gourmand, on retrouve, dans la programmation de 1987, de nombreux concours mettant en évidence les différentes étapes liées à la transformation et à la consommation de la fraise, une occasion pour les concurrents de faire valoir leur compétence dans ce domaine. Bien que le concours du plus beau panier de fraises soit réservé aux producteurs, celui du dessert amateur, du plus gros mangeur et de l’équeuteur le plus rapide admettent, voire encouragent délibérément, la participation d’un large public354. Gravitant autour de ce que l’on pourrait appeler « les savoir-faire », ces manifestations festives, nous autorisent à reconnaître que la fraise de l’île d’Orléans s’affirme progressivement sur la scène socioculturelle par le déploiement de stratégies ludiques et inclusives. Ceci justifie également le mouvement d’identification lancé par le comité organisateur, censé stimuler le sentiment d’appartenance des participants à une fête

352 Simona Stano et Jean-Jacques Boutaud, « L’alimentation entre identité et altérité. Le Soi et l’Autre sous

différents régimes », Lexia – Rivista de semiotica, 19-20, 2015, p. 107.

353 Claude Fischler, « Food, self and identity », Anthropology of food, 27, 2, 1988, p. 280.

thématique qui célèbre et reconnaît culturellement l’association de la fraise au territoire de l’île d’Orléans. Investi d’un fort potentiel identitaire, le festival propose aux visiteurs une manière d’affirmer explicitement leur adhésion aux valeurs véhiculées et de s’impliquer personnellement dans une collectivité par l’utilisation de signes et de symboles355. En 1986, le comité organisateur invite les gens à porter des vêtements de couleur rouge – en l’honneur du fruit – et acheter le macaron du festival au coût de deux dollars356. À l’instar de tous les produits dérivés proposés lors les festivals de musique actuels, le port du macaron et de vêtements rouges cultive le sentiment d’appartenance et renforce la cohésion sociale. La création d’un logotype suppose aussi l’implication de ceux qui le conçoivent.

Par ailleurs, un concours de dessin est lancé en avril 1987 parmi les quatre écoles primaires de l’île d’Orléans. Aux termes de cette compétition, l’élève ayant réalisé le plus beau dessin voit son œuvre reproduite sur les macarons du Festival de la fraise de l’île d’Orléans357. À cet égard, l’idée d’intégrer les plus jeunes de la communauté dans cette démarche créative s’inscrit dans une tentative de sensibiliser la relève aux enjeux liés à l’identification d’un produit contribuant au rayonnement de la communauté insulaire. Ce phénomène de galvanisation du sentiment de fierté identitaire, particulièrement vivant vers la fin des années 1980, s’affirme par une mobilisation plurielle où producteurs, jeunes orléanais et (nouvellement) chefs cuisiniers, collaborent intimement à la valorisation de la fraise produite sur leurs terres358. La contribution des restaurants s’effectue notamment par le biais d’une présentation de desserts professionnels servis lors d’un brunch359. En l’absence de traces confirmant la réitération de l’évènement dans les années ultérieures, nous émettons l’hypothèse qu’en raison de la popularité grandissante de l’autocueillette et du développement de l’agrotourisme à l’île d’Orléans dans les années 90, le festival a été

355 Hélène Duclos et Émilie Cherbonnel, « Pourquoi les festivals doivent être évalués à l’aulne de leur utilité

sociale », Nectart, 2, 9, 2019.

356 Sylviane Carin, « À Saint-Jean de l’île d’Orléans. Début du 10e festival de la fraise », Le Soleil, 4 juillet

1986, p. B-1 et p. B-8.

357 [S.n.], « Festival de la fraise de l’île d’Orléans », Le Soleil, 16 avril 1987, p. A-10.

358 [S.n.], Programmation du Festival de la fraise de l’île d’Orléans, Le Soleil, 11 juillet 1987, p. C-7. 359 Voici la liste exhaustive des auberges, entreprises et restaurants participants lors de l’édition de 87 selon la

municipalité : L’Auberge La Goéliche (Sainte-Pétronille), L’Auberge Chaumonot (Saint-François), Les Buffets Maison Enr. (Saint-Pierre), Le Moulin Saint-Laurent (Saint-Laurent), Les Ancêtres de la Petite Canadienne (Saint-Pierre), la Boulangerie G.H Blouin (Sainte-Famille) les restaurants Les Appelants (Saint-Laurent) et À la table du Seigneur Mauvide (Saint-Jean). Voir la référence bibliographique ci-haut.

remplacé par ces activités qui répondent somme toute au même objectif. L’apport de ces manifestations festives dans le processus de patrimonialisation de la fraise de l’île n’est toutefois pas à négliger, malgré leur existence éphémère. Considérant maintenant les fêtes thématiques comme un moyen employé par une communauté pour exprimer sa singularité et préserver la notoriété d’une production, on peut sans réserve affirmer que le festival de la fraise à l’île d’Orléans traduit une logique de valorisation d’un patrimoine alimentaire. De l’autre côté du fleuve, les festivals organisés par les institutions hôtelières québécoises, en plus de reconnaître la légitimité du produit orléanais comme ambassadeur de la fraise du Québec, participent à son intégration dans la cuisine québécoise et à sa revendication comme référent identitaire. Cette célébration de l’alimentation dans une perspective culturelle lève le voile sur un phénomène relativement récent et intimement lié aux années 1970-1980, celui de la définition d’une cuisine québécoise.

Chapitre 3. La domination d’une fraise localisée