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Le symbolisme et la formation des solidarités sociales chez Durkheim

Entre philosophie et sociologie : la théorie de l‟agir communicationnel comme théorie de la société

IV. Le symbolisme et la formation des solidarités sociales chez Durkheim

Le changement de paradigme qui mène au concept d‟agir communicationnel se répercutera à l‟intérieur de la théorie sociale. À l‟instar de George Herbert Mead et Émile Durkheim, Habermas tâche de fonder le concept d‟activité communicationnelle en faisant appel à une théorie phylogénétique de la conscience morale, dont le premier chaînon remonte à l‟éclosion du symbolisme qui survient dans l‟activité cultuelle. En effet, notre auteur voit dans ce dernier le trait distinctif d‟une société proprement humaine. À la suite de Mead, Habermas estime que le concept d‟action ne peut pas être entendu à la manière des théories comportementalistes sans en réduire le sens à des processus adaptatifs.94 L‟intelligence comportementaliste de l‟agir est, à vrai dire, réductrice, car elle utilise un concept d‟action dénué de toute signification compréhensive. Une théorie de la société étayée dans les termes de l‟agir communicationnel doit, en revanche, poser la condition méthodologique suivante : si la société se reproduit par le biais de la communication, force est de saisir la compréhension intersubjective d‟un monde partagé par des sujets qui s‟entendent grâce à l‟utilisation réflexive du langage. En fait, le concept d‟agir communicationnel repose sur la capacité de l‟homme à maîtriser des expressions symboliques permettant d‟interpréter de manière significative les contextes situationnels dans lesquels se déroule son expérience au quotidien.

Pour Habermas, cette interprétation du monde s‟identifie moins à un ensemble de représentations qu‟à un contexte normatif donnant stabilité et intelligibilité aux actes de langage. À cet égard, les thèses durkheimiennes sur le symbolisme et la formation des solidarités sociales s‟avèrent indispensables pour compléter une théorie de la rationalité communicationnelle. Durkheim tente d‟expliciter les conditions de possibilité de l‟ordre social au point de vue d‟une théorie normative agençant les concepts de conscience collective et de travail social.

Durkheim entreprend une description phénoménologique de la conscience morale qui a pour but de mettre en évidence les affinités existant entre les commandements de la religion et les principes moraux. Pour ce faire, il avance une notion de norme très voisine de celle de Kant. Comme Kant, il

admet que les normes efficaces savent engager la motivation des acteurs, c‟est-à-dire qu‟elles sont des principes renfermant une force d‟obligation. Or, en même temps qu‟elles insufflent une qualité morale aux actions, les normes établissent des interdictions que le sujet expérimente sous la forme de punitions. Ainsi s‟impose la question suivante : pourquoi l‟acteur devrait-il se contraindre à respecter des normes qui limitent l‟usage des moyens mis à sa disposition ? Pour répondre à cette question, Durkheim poursuit une analogie entre la morale et la religion. Tout comme les normes morales, les préceptes religieux se rapportent aux éléments significatifs de l‟agir humain, à savoir les fins et les moyens. Toutefois, Durkheim soutient que la doctrine religieuse possède, aux yeux du fidèle, un attribut supplémentaire : elle s‟avère aussi un mysterium tremendum et fascinans95, c‟est- à-dire une source d‟inquiétude et de curiosité suscitant à la fois de l‟effroi et de l‟attirance.

D‟une part, les commandements religieux octroient une signification discernable à ce qui advient dans le monde et, tout particulièrement, dans la vie de l‟homme. En ce sens, ils constituent des images du monde. D‟autre part, leur force contraignante est expérimentée en guise d‟attente comportementale. Les comportements sont soit punis, soit récompensés, selon leur conformité avec les obligations imposées par la doctrine. Durkheim en arrive à la conclusion suivante : si l‟individu décide de s‟y soumettre, c‟est parce qu‟il s‟aperçoit qu‟il y a quelque chose de transcendant dans la religion. Cet élément serait, en dernière instance, la société elle-même, laquelle produit une image idéalisée de soi-même par le moyen des exigences morales.96 Si tel est le cas, il serait nécessaire d‟examiner la formation et l‟efficacité des règles morales sous une perspective phylogénétique. À

95 Cette formule appartient à Rudolph Otto. Elle est devenue un lieu commun de la recherche anthropologique dans la première moitié du XXe siècle. Voir Otto, R., Das Heilige : Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und

sein Verhältnis zum Rationalen. Trewendt & Granier, Breslau, 1917 ; Eliade, M., Le sacré et le profane,

Gallimard, France, 1965 ; Cazeneuve, J., Sociologie du rite : tabou, magie, sacrée, PUF, 1971.

96 « On peut donc dire […] que presque toutes les grandes institutions sociales sont nées de la religion. Or, pour que les principaux aspects de la vie collective aient commencé par n‟être que des aspects variés de la vie religieuse, il faut évidemment que la vie religieuse soit la forme éminente et comme une expression raccourcie de la vie collective tout entière. Si la religion a engendré tout ce qu‟il y a d‟essentiel dans la société, c‟est que l‟idée de la société est l‟âme de la religion. […] Toutes les religions, même les plus grossières, sont, en un sens, spiritualistes: car les puissances qu‟elles mettent en jeu sont, avant tout, spirituelles et, d‟autre part, c‟est sur la vie morale qu‟elles ont pour principale fonction d‟agir. On comprend ainsi que ce qui a été fait au nom de la religion ne saurait avoir été fait en vain : car c‟est nécessairement la société des hommes, c‟est l‟humanité qui en a recueilli les fruits. […] Mais, dit-on, quelle est au juste la société dont on fait ainsi le substrat de la vie religieuse ? Est-ce la société réelle, telle qu‟elle existe et fonctionne sous nos yeux, avec l‟organisation morale, juridique, qu‟elle s‟est laborieusement façonnée au cours de l‟histoire ? Mais elle est pleine de tares et d‟imperfections. […] S‟agit-il, au contraire, de la société parfaite, où la justice et la vérité seraient souveraines, d‟où le mal, sous toutes ses formes, serait extirpé ? On ne conteste pas qu‟elle ne soit en rapport étroit avec le sentiment religieux ; car, dit-on, c‟est à la réaliser que tendent les religions. Seulement, cette société-là n‟est pas une donnée empirique, définie et observable ; c‟est une chimère, c‟est un rêve dont les hommes ont bercé leurs misères, mais qu‟ils n‟ont jamais vécu dans la réalité. C‟est une simple idée qui vient traduire dans la conscience nos aspirations plus ou moins obscures vers le bien, le beau, l‟idéal. Or, ces aspirations ont en nous leurs racines ; elles viennent des profondeurs mêmes de notre être ; il n‟y a donc rien hors de nous qui puisse en rendre compte. D‟ailleurs, elles sont déjà religieuses par elles-mêmes ; la société idéale suppose donc la religion, loin de pouvoir l‟expliquer ». Durkheim, E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, livre troisième, pp. 396-7, Document numérique, Jean-Marie Tremblay (éd.) en collaboration avec la Bibliothèque Pierre-Émile Boulet de l‟Université du Québec à Chicoutimi.

un stade primitif de développement, la morale puise son efficacité dans les pratiques cultuelles enfantées par la religion. Ce serait grâce à la tenue périodique du culte que la société parvient à se représenter elle-même au niveau de la conscience morale. Cette interprétation repose sur le caractère symbolique qui appartient aux pratiques cultuelles. À en croire Durkheim, l‟inviolabilité des commandements moraux serait le fruit de cette opération symbolique, dont les formes élémentaires de la religion constituent la manifestation la plus primitive. Par conséquent, la validité des normes morales relèverait, en dernier ressort, d‟un consensus normatif que l‟individu éprouve sous la forme d‟un ensemble de représentations partagées par la collectivité tout entière. Le concept de conscience collective désigne cet ensemble de représentations qui participent de la constitution normative de l‟ordre social. Il désigne, du reste, des solidarités qui se trouvent à l‟origine de toute espèce d‟expérience sociale.

L‟importance sociologique du culte réside, en conséquence, dans sa capacité à ancrer des dispositions comportementales dans la subjectivité. Il ne faut surtout pas faire abstraction d‟un autre volet de l‟explication durkheimienne, à savoir le déploiement rituel de cette opération. C‟est par le biais du rite que la société réussit à récréer les solidarités sociales sur lesquelles elle s‟érige. Autrement dit, la vitalité de la conscience collective dépendrait d‟une pratique symbolique réalisée à répétition. Habermas étudie la théorie durkheimienne dans le but d‟étayer cette hypothèse : le symbolisme serait à la base de la formation de solidarités sociales et de l‟introjection des normes. Certes, ces processus n‟opèrent plus par l‟intermédiaire de la pratique rituelle. Aussi séculières soient-elles, tant la reproduction légitime de l‟ordres social que la socialisation des individus nécessitent la force motrice du symbolisme. L‟attention que Habermas accorde à la pensée durkheimienne s‟explique donc par le fait que celle-ci comprend ces processus dans les termes d‟une théorie évolutive de la société. Ainsi la théorie sociale peut-elle avancer l‟hypothèse suivante : il existerait une corrélation entre les structures d‟une société et le type caractéristique d‟intégration sociale qui s‟y accomplit. Alors que la religion remplit un rôle décisif dans les sociétés primitives Ŕ que Durkheim nomme sociétés segmentaires Ŕ, l‟intégration sociale dans les sociétés modernes obéit à la division du travail social. Au sein de ces dernières, la religion perd de sa force intégrative au profit d‟une coordination comportementale basée sur les impératifs fonctionnels de la division du travail. De ce fait, on assiste dans les sociétés modernes à un affaiblissement de la conscience collective. Toutefois, s‟il est vrai que dans les sociétés modernes les valeurs deviennent problématiques, il faudrait tout de même avouer qu‟une intégration d‟ordre normatif y a lieu, et que celle-ci dépend d‟une exigence d‟ordre fonctionnel.

L‟obéissance aux lois présuppose, comme on l‟a vu, la reconnaissance et l‟acceptation de la validité que renferment les normes instituées. Bien que les lois n‟engagent pas la motivation à la manière des préceptes religieux, Durkheim considère que les acteurs sociaux y retrouveraient une image idéalisée de la société, qui est à l‟origine de la formation des solidarités sociales. Dans les sociétés modernes, c‟est sur le principe de la volonté générale que repose la prétention à la justesse normative du droit. Par l‟institutionnalisation délibérative des normes, conclut Durkheim, le droit viendrait se juxtaposer à la société de fait. L‟émergence d‟un régime de droit privé attesterait, par ailleurs, de la collaboration que nécessite la division du travail social. Les contrats de propriété et de travail témoignerait ainsi d‟une coordination comportementale qui n‟est plus ancrée dans sa racine religieuse.

Habermas s‟approprie la théorie durkheimienne du symbolisme pour l‟adapter au contexte socioculturel des sociétés contemporaines. Traduite dans le langage de la théorie habermasienne, la pensée de Durkheim peut être exprimée de la manière suivante : la nature symbolique du langage fait en sorte que les individus peuvent créer des relations significatives entre eux et agir conséquemment en conformité avec des principes normatifs reconnus de manière intersubjective. De ce fait, il n‟y aurait pas de solution de continuité entre les sociétés segmentaires et les sociétés modernes, où prédomine une division fonctionnelle du travail. L‟avènement des sociétés modernes s‟expliquerait donc par la libération du potentiel de rationalisation que recèle l‟agir communicationnel. Habermas avance le concept de mise en langage du sacré97 pour expliquer les transformations que subit la solidarité collective dans les sociétés modernes. L‟intégration sociale qui s‟y réalise relève de l‟utilisation réflexive de la communication langagière. Cette dernière constitue un vecteur de l‟agir humain, qui se manifeste notamment dans l‟accroissement du degré de liberté dont jouissent les individus au sein des sociétés modernes. Dans la mesure où l‟agir humain est affranchi de la force contraignante de la religion, l‟institutionnalisation des normes dépendra seulement de la force illocutoire de la parole orientée vers l‟intercompréhension. Autrement dit, on assiste dans les sociétés modernes à une séparation progressive entre les contextes d‟effectuation de l‟intercompréhension (le rite, les images du monde et la communication réflexive) et les conditions de validité du discours (vérité, sincérité et justesse normative). Cette séparation confère un sens plus abstrait à l‟intégration sociale, en ceci qu‟elle ne relèvera plus des contextes concrets de signification. Dans les mots de notre auteur :

« La tendance à généraliser les valeurs suscite deux tendances contraires au plan de l‟interaction. Plus la généralisation des motivations et des valeurs progresse, plus l‟agir

communicationnel se détache des modèles concrets de comportement normatif, venus de la tradition. Avec cette disjonction, le poids de l‟intégration sociale passe de plus en plus d‟un consensus enraciné dans la religion aux processus consensuels liés au langage. L‟inversion des pôles qui transfère la coordination de l‟action au mécanisme de l‟intercompréhension, fait que les structures universelles de l‟action orientée vers l‟intercompréhension se manifestent avec une pureté de plus en plus grande. C‟est pourquoi la généralisation de valeurs est une condition nécessaire pour libérer le potentiel de rationalité présent dans l‟agir communicationnel. Déjà, ce seul point nous autorise à voir dans le développement du droit et de la morale […] un aspect de la rationalisation du monde vécu. »98

Outre la thèse sur la mise en langage de l‟agir communicationnel, cette citation est révélatrice de la lecture que fait Habermas de la théorie durkheimienne. Selon Habermas, Durkheim se serait heurté au problème suivant : si la division du travail occupe à l‟heure actuelle la place qui appartenait naguère à la conscience collective, il faudrait bien s‟attendre à ce qu‟une société intégrée sur le plan du travail fournisse un nouvel ensemble de normes contraignantes. Durkheim soutient, en effet, que la division du travail déclenche la formation d‟une solidarité sociale qui repose sur la complémentarité des rôles exercés au sein de la société. Que la religion perde de sa force n‟est donc pas une cause de désintégration sociale. Bien au contraire, une nouvelle sorte de solidarité devrait émerger par suite de l‟interdépendance que suscite la différenciation fonctionnelle. Pour démontrer son propos, Durkheim utilise une analogie biologique : dans le contexte des sociétés modernes, on peut comparer l‟État à une espèce d‟organe central, qui, à la manière du système nerveux, a pour fonction de coordonner les opérations d‟autres sphères sociales. Or, bien que centre névralgique, l‟État dépend à son tour de ces dernières. Cette interdépendance est cependant asymétrique, puisque c‟est l‟État qui doit régler les conflits d‟intérêt que soulève l‟agir des différentes organisations sociales, soient-elles professionnelles ou citoyennes. Pour y parvenir, l‟État doit veiller à la sauvegarde d‟un ordre civil, dans lequel se manifesterait, selon Durkheim, la cohésion sociale caractéristique des sociétés modernes.

À y regarder de près, l‟hypothèse de Durkheim s‟avère dépourvue d‟évidence empirique. Avec l‟avènement de l‟économie industrielle, la solidarité sociale a subi de grandes transformations. La manifestation typique en serait, d‟après Durkheim, l‟éclosion de dispositions anomiques chez les individus. Ceci soulève l‟interrogation suivante : comment expliquer le fait que la division du travail soit à la fois une source d‟anomie et de solidarité sociale ? Sur ce point, Habermas se rapproche du marxisme wébérien : le processus de rationalisation entraîne une série de phénomènes paradoxaux, dont l‟anomie, l‟érosion des traditions culturelles et les psychopathologies, lesquels s‟expliquent notamment par le bouleversement des formes traditionnelles de vie en Europe à

98 Ibid., p. 197.

l‟époque du capitalisme industriel. Parfois fort douloureuses, ces expériences de transformation doivent être interprétées par la théorie sociale. À l‟instar de Durkheim, Habermas tente d‟explorer l‟hypothèse suivante : toute forme de vie collective repose sur un consensus d‟arrière-plan permettant d‟attribuer, de manière a-problématique et pré-catégorielle, sens et validité aux expériences que l‟on vit au quotidien. De ce fait, l‟agir en conformité aux normes relèverait de la possibilité d‟avoir accès à un ensemble de références sémantiques communes. Le monde socioculturel témoigne ainsi d‟une constitution intersubjective, qui relève de la capacité réflexive de la communication langagière. Toutefois, ce consensus d‟arrière-plan devient à présent problématique à cause précisément de la division du travail Ŕ ou, si l‟on préfère, à cause du caractère systémique qu‟adoptent l‟économie capitaliste et la domination étatique. Pour cette raison, Habermas considère pertinents les apports de la théorie sociologique des systèmes. Celle-ci vient compléter une théorie de la société étayée jusqu‟ici en termes communicationnels.