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Entre philosophie et sociologie : la théorie de l‟agir communicationnel comme théorie de la société

I. La rationalisation sociale chez Max Weber

Habermas identifie chez Weber un intérêt systématique de recherche. Ce dernier tente de comprendre l‟avènement de la modernité socioculturelle comme un processus de rationalisation. Pour Weber, la rationalité de l‟agir se rapporte en même temps à trois classes de problématiques distinctes. En premier lieu, Weber doit développer i) un cadre catégorial lui permettant de déterminer un ensemble de critères pour juger de la rationalité de l‟action. Ce problème mène, deuxièmement, à ii) une considération d‟ordre méthodologique, à savoir : comment comprendre le sens subjectif que les acteurs octroient à leur agir ? Le sens subjectif de l‟action doit-il entrer en ligne de compte pour comprendre la rationalité de l‟agir humain ? Une troisième classe de problèmes a trait à iii) la possibilité de vérifier empiriquement les manifestation qu‟admet la rationalisation. C‟est la raison pour laquelle Habermas accorde une signification centrale à la sociologie de Max Weber. Celle-ci se donne pour but d‟étudier le phénomène de la rationalité

corrélativement à la consolidation des structures caractéristiques d‟une société moderne, en l‟occurrence l‟entreprise capitaliste et l‟État bureaucratique. La formation en serait, d‟après Weber, le fruit de l‟institutionnalisation d‟une disposition comportementale particulière, que le sociologue allemand désigne sous le nom d‟activité rationnelle en vue d’une fin.78

La particularité d‟une telle classe d‟activité réside, selon Weber, dans l‟usage des moyens techniques visant l‟atteinte du résultat le plus efficace possible dans le monde. Tant dans l‟entreprise capitaliste que dans l‟État bureaucratique, on peut repérer le déploiement d‟une activité orientée vers la réalisation des buts en ayant recours à des moyens qui s‟avèrent convenables par leur efficacité. Ainsi, au sein du cosmos économique moderne, l‟activité entrepreneuriale se donne pour but d‟accroître la marge de profit par le biais d‟une routine de production sachant intégrer les avancées techno-scientifiques suivants : la comptabilité ; la détermination des investissements en fonction des chances offertes par les marchés réel, du travail et des capitaux ; l‟automatisation des tâches productives qui s‟opère grâce aux connaissances issues de la gestion et des sciences appliquées ; enfin, la séparation de la sphère industrielle d‟avec l‟espace domestique. Pour sa part, l‟État se trouve à la base d‟une rationalisation de la domination politique à l‟intérieur d‟un territoire délimité. En effet, l‟État moderne se caractérise par l‟institutionnalisation d‟une structure de domination de nature légale. Dans le cadre de la bureaucratie étatique, le détenteur du pouvoir n‟exerce pas une domination à titre personnel ; il est, au contraire, un préposé dont les facultés ont été stipulées préalablement dans un règlement à valeur légale. En outre, l‟État concentre les moyens de coercition physique et s‟arroge la faculté exclusive d‟en faire usage. Last but not least, il faut dire que l‟État adopte une forme bureaucratique lui permettant d‟opérer une délégation des compétences et des attributions de fonctions d‟après un modèle hiérarchique. Cette évolution comporte l‟avantage de faciliter la division des tâches et, par voie de conséquence, d‟induire une spécialisation d‟ordre fonctionnel articulée sur un principe de compartimentation des compétences et responsabilités.79

Dans le sillage du néokantisme, Weber comprend la figure de la rationalité selon le modèle d‟un acteur isolé tâchant d‟accomplir des buts déterminés subjectivement. Autrement dit, Weber, d‟après la lecture qu‟en fait Habermas, aurait investigué le problème de la rationalité de l‟action à partir des

78 « Weber veut notamment expliquer avant tout l’institutionnalisation de l’activité rationnelle par rapport à une fin dans les termes d‟un procès de rationalisation. Ce dernier seul, qui tient au rôle de principe explicatif dans le schéma d‟explication, explique la diffusion de l‟activité rationnelle par rapport à une fin. Pour la situation de

départ de la modernisation, deux moments surtout sont importants : la conduite méthodique de vie régie par une

éthique de la vocation chez les entrepreneurs et les fonctionnaires de l‟État, ainsi que le dispositif de l‟organisation du droit formel », Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I, op. cit., p. 181.

prémisses de la philosophie de la conscience. Plus précisément, il analyse l‟agir sur la base d‟un modèle monologique, qui part d‟un sujet capable de façonner les objets et les situations d‟action pour réaliser certaines fins. Selon Weber, la détermination de ces dernières s‟opère en raison de principes insufflant à l‟action une signification subjective, dont les quatre composantes essentielles sont les suivantes : le caractère instrumental de l‟action, les valeurs, la tradition et les émotions. Habermas mène un examen approfondi de la catégorisation wébérienne qui lui permet d‟effectuer une distinction éclairante : l‟agir est susceptible d‟être rationalisé aussi bien par rapport aux fins que par rapport aux moyens ; soit on choisit les moyens en fonction de leur efficacité à atteindre un état de choses souhaité, soit on adapte les fins visées en raison des moyens disponibles. Aussi les valeurs constituent-elles une force motrice enclenchant une rationalisation de l‟agir. De ce point de vue, une action s‟avère d‟autant plus rationnelle qu‟elle est encadrée par des commandements moraux que le sujet s‟efforce d‟honorer. La valeur tire sa force d‟obligation du consentement que le sujet manifeste à son égard. Troisièmement, la racine rationnelle de l‟action peut être déterminée par le caractère invétéré des principes qui la guident. Les préceptes du droit révélé, de la morale traditionnelle et de la religion puisent leur force contraignante dans cette condition intemporelle. Pourtant, ils témoignent d‟une faible puissance rationalisatrice vis-à-vis des principes exposés ci-dessus. Finalement, Weber fait référence, par souci de complétude, aux émotions, lesquelles ne parviennent point à doter l‟agir d‟un caractère rationnel.80

La typologie weberienne de l‟action est instructive pour deux raisons. Premièrement, parce qu‟elle permet de classer hiérarchiquement les différents types d‟action. Dans ce cadre, l‟action rationnelle en vue d‟une fin (Zweckrationalität) en est le type le plus complet, car elle admet la possibilité d‟une rationalisation qui touche à la fois chacun de quatre critères posés par Weber, à savoir : les fins, les moyens, les valeurs et les conséquences de l‟action. Pour sa part, l‟action rationnelle en vue des valeurs risque d‟engendrer une disposition comportementale selon laquelle le sujet n‟assume guère la responsabilité des conséquences qui s‟ensuivent, comme c‟est le cas notamment des éthiques de la conviction. L‟action affective et l‟action traditionnelle, quant à elles, apparaissent comme étant les vecteurs de rationalisation les plus faibles. Ce classement mène Weber à faire de l‟action rationnelle en finalité la pierre de touche de sa sociologie compréhensive. Désormais, le sens subjectif de l‟agir doit être examiné à partir d‟un concept finalisé d‟activité rationnelle. Ainsi, les structures caractéristiques d‟une société moderne se révèlent être des systèmes d‟action rationnelle en vue d‟une fin, dont la stabilité relèvent d‟une architecture institutionnelle spécifique (l‟économie capitaliste et l‟État bureaucratique), qui favorise la poursuite du profit en

80 Ibid., pp. 291-2.

même temps que l‟obéissance aux lois.

Il est nécessaire de poser à présent la question suivante : comment Weber explique-t-il de telles poussées de rationalisation ? Dans sa reconstruction, Habermas remarque que la théorie de la rationalisation se borne à rendre compte de l‟apparition de l‟entreprise capitaliste et de l‟État bureaucratique. Toutefois, Weber soutient que certaines conditions structurelles doivent concourir à la naissance de la domination légale et du capitalisme. Le concept de monde désenchanté réunit, en une formule simple, ces conditions. Weber fait par là référence à deux expériences constitutives de la modernité socioculturelle. D‟une part, le désenchantement désigne l‟éclosion d‟une disposition cognitive qui s‟exprime dans la dévalorisation de la métaphysique et de la religion en tant que principes explicatifs du réel. De ce fait, le monde objectif cesse d‟être interprété à partir d‟un principe cosmique, pour ainsi devenir l‟objet des sciences de la nature : le monde prend dès lors la forme d‟un réseau causal d‟entités spatio-temporelles. Par ailleurs, Weber soutient que le désenchantement du monde comporte une dimension éthique : concomitamment à la dévalorisation des images du monde advient une désacralisation de la nature. En d‟autres termes, celle-ci cesse d‟être la source dont jaillissent les normes morales. La validité des préceptes moraux repose dorénavant sur la force d‟obligation que l‟homme reconnaît comme rationnellement fondée.81

Weber prétend que la formation d‟une conscience morale critique procède du renouveau de l‟expérience de la théodicée et du salut que suscitèrent les Églises protestantes au XVIIe siècle. Dans sa double dimension, le désenchantement du monde est de toute évidence décisif pour le développement de ce que Habermas appelle, à la suite de Piaget, « compréhension décentrée du monde ». Compte tenu de ce qui précède, notre auteur aborde le problème de la rationalisation sociale sous l‟angle de la corrélation entre la formation d‟une vision du monde (Weltschauung) décentrée et l‟avènement d‟un ordo œconomicus capitaliste bâti sur la domination légale exercée par l‟État. Autrement dit, Habermas s‟approprie le concept de désenchantement du monde pour montrer la signification centrale que possède la genèse des structures modernes de conscience au regard d‟une théorie socioculturelle de la modernité qui tente d‟expliquer la naissance de la société bourgeoise. La différenciation des phénomènes cognitifs et moraux constitue, selon Habermas, la condition de possibilité de la libération d‟un potentiel de rationalisation qui se déploie

81 « Là où la connaissance rationnelle Ŕ empirique a totalement réalisé le désenchantement du monde et la transformation de celui-ci en un mécanisme causal, surgit finalement la tension avec les prétentions du postulat éthique : le monde serait un Cosmos ordonné par Dieu, dont par conséquent l‟orientation aurait une signification éthique, quelle qu‟elle soit. Car la vision empirique du monde et particulièrement la vision mathématique tend par principe à récuser toute façon de voir qui exigerait principiellement un sens pour ce qui advient dans le monde » Weber, M., Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie cité dans Habermas, J., Théorie de l’agir

simultanément à plusieurs niveaux. Selon Habermas, Weber n‟aurait pris en considération que les dimensions cognitive et normative de ce processus ; de ce fait, il aurait négligé l‟éclosion d‟une dimension esthétique-expressive, dont l‟impulsion originaire réside dans le domaine de l‟art et des processus d‟individuation. Cela dit, Habermas soutient que le désenchantement du monde aurait pour conséquence le dégagement de trois sphères de valeur ou trois complexes différenciés de rationalité : i) un complexe de rationalité objectif-instrumental, dont l‟origine tient à la constitution d‟un moi épistémique qui s‟affranchi de l‟emprise des émotions et des intérêts et qui peut, pour cette raison, observer le monde à la manière d‟un spectateur impartial ; ii) un complexe de rationalité esthético-expressive qui se manifeste dans les processus de socialisation d‟individus autonomes et responsables de leurs actes ; et iii) un complexe moral-normatif qui s‟identifie à la formation des éthiques de la conviction et du droit moderne. Afin de comprendre la théorie wébérienne, il faut examiner de plus près le troisième de ces complexes.82

Selon Weber, l‟avènement des sociétés modernes s‟explique dans une forte mesure par la rationalisation éthique du comportement. L‟impulsion primaire en est d‟origine religieuse. Weber effectue une analyse comparative des religions universelles, dans le but d‟y identifier des éléments doctrinaires qui expliqueraient l‟éclosion de l‟activité rationnelle en vue d‟une fin. Weber fixe son point de départ sur une problématique fondamentale, en l‟occurrence la théodicée ou le partage inégal des biens ici-bas. Dès la formation des sociétés de classes, cette situation est perçue comme injuste. Dès lors, les religions doivent fournir une explication éthique permettant de justifier l‟avènement du malheur dans le monde. La problématique de la théodicée constitue, pour Weber, une rationalisation des images métaphysico-religieuses du monde, en ceci qu‟elle fait éclater le cadre interprétatif fourni par le mythe. En effet, l‟explication mythologique du malheur se rapporte à l‟expérience de la damnation : l‟être humain ayant fait l‟expérience de la souffrance serait, d‟après Weber, le responsable d‟une faute occulte. Ainsi, les religions universelles comportent la nouveauté doctrinaire de référer le bonheur (ou le salut) à l‟agir humain. Or, bien que ce motif éthique ait apparu à la fois dans les religions d‟Occident et d‟Orient, la sociologie wébérienne dégage un aspect structurel qui permettrait de comprendre pourquoi seul l‟Occident a expérimenté une rationalisation dans les termes exposés ci-dessus : la tradition judéo-chrétienne étaye une conception théocentrique de la divinité qui présente l‟homme comme l‟instrument de la volonté d‟un Dieu supramondain.

Weber souligne l‟étroite imbrication entre cette conception et la doctrine protestante du renouveau du salut. En effet, il constate qu‟il existe des affinités électives entre les dispositions comportementales prévalant dans l‟économie capitaliste et la conduite de vie vertueuse prônée par

82 Ibid., pp. 247-53.

l‟éthique calviniste. Tout particulièrement, Weber s‟intéresse au phénomène de la privatisation du salut qui s‟opère sous l‟emprise de la doctrine de la prédestination. L‟impossibilité de savoir si l‟on appartient au groupe sélect des élus mène le fidèle à se livrer à une activité infatigable, dont le but consiste à exalter la gloire de Dieu dans le monde. Agir ad Dei gloriam : voici la maxime qui résume l‟éthique calviniste. À y regarder de près, on réalise que Weber développe une thèse anxiogène. En effet, il prétend que l‟incertitude qui découle de la doctrine de la prédestination aurait soumis les croyants à une situation fort angoissante. De ce fait, ceux-ci auraient commencé à chercher des signes extérieurs du salut. La réussite professionnelle serait devenue la manifestation hypothétique d‟un état de grâce qui échappe à toute sorte de vérification. Cette réussite s‟alliait du reste à une conduite de vie ascétique, selon laquelle l‟homme devait se priver de toute espèce de jouissance. Dans certaines sectes protestantes, maints divertissements furent bannis : le sport récréatif, la littérature de fiction, les paris, etc.83

Cela dit, Weber défend la thèse que les Églises protestantes recèlent un potentiel de rationalisation de l‟agir humain qui va prendre la forme d‟une éthique du travail professionnel. Le terme ascétisme intramondain désigne la disposition éthique propre au calvinisme et à de nombreuses sectes ascétiques d‟Angleterre et des États-Unis. Le concept est révélateur de la façon dont Weber comprend la rationalisation qui s‟opère sur le plan éthique : il s‟agirait d‟une disposition comportementale qui se fait sentir en tout temps et dans chaque activité entreprise par le fidèle. La particularité de l‟ascétisme intramondain réside précisément dans la tendance à engager l‟individu dans une conduite à la fois systématique et affirmative du monde. D‟une part, celle-ci est systématique dans la mesure où le salut constitue une préoccupation de premier ordre qui pénètre dans toute activité vitale, soit-elle cultuelle ou profane. D‟autre part, cette conduite est affirmative du monde dans la mesure où elle trouve sa justification dans le noyau théocentrique de la doctrine de la prédestination : il faut participer, par l‟entremise d‟un travail incessant, à la célébration de la gloire divine dans l‟ici-bas. Autrement dit, au sein du calvinisme, on n‟atteint le salut ni par la contemplation ni par le repentir, mais par la voie d‟un travail exercé à la manière d‟une vocation

83 « Comment cette tendance à libérer intérieurement l‟individu des liens étroits dans lesquels l‟enserre le monde a- t-elle pu s‟allier à la supériorité indubitable du calvinisme en matière d‟organisation sociale ? Pour étrange que cela paraisse, elle est la conséquence de la forme spécifique que l‟amour chrétien du prochain finit par prendre sous la pression de l‟isolement intérieur où la foi calviniste plaçait l‟individu. Tout d‟abord, elle en découle dogmatiquement. Le monde existe pour servir la gloire de Dieu, et cela seulement. L‟élu chrétien est ici-bas pour augmenter, dans la mesure de ses moyens, la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant les commandements divins, et pour cela seul. Mais Dieu veut l‟efficacité sociale du chrétien, car il entend que la vie sociale soit conforme à ses commandements et qu‟elle soit organisée à cette fin. L‟activité sociale du calviniste se déroule purement in majorem Dei gloriam. D‟où il suit que l‟activité professionnelle, laquelle est au service de la vie terrestre de la communauté, participe aussi de ce caractère ». Weber, M., L’éthique protestante et l’esprit du

capitalisme, p. 72. Document numérisé, Jean-Marie Tremblay (éd.) en collaboration avec la Bibliothèque Pierre-

(Beruf).