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Vers une compréhension post-ontologique du social - Les défis posés par le débat Luhmann – Habermas

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Academic year: 2021

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Vers une compréhension post-ontologique du social

Les défis posés par le débat Luhmann – Habermas

Mémoire

Jorge Andrés Pemjean Letelier

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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RÉSUMÉ

Ce travail de maîtrise a pour but de confronter les théories sociales de Niklas Luhmann

et de Jürgen Habermas, afin d‟éclairer les défis que le monde contemporain pose à la

pensée philosophique. À la suite d‟un examen approfondi, qui nous mènera à revisiter les

traditions classique (Weber et Durkheim) et moderne (Parsons) de la sociologie, il sera

possible de mettre en évidence les implications qui s‟ensuivent pour les concepts de

société, de rationalité et de normativité. Plutôt que de prendre parti pour l‟une des théories

en question, nous décèlerons leur signification philosophique en exposant la manière dont

elles abordent le phénomène de la complexité. Nous discutons enfin de la place qu‟occupe

l‟humanisme au sein de la théorie sociale contemporaine.

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ABSTRACT

This M.A. thesis compares the social theories of Niklas Luhmann and Jürgen Habermas.

Its main goal is to cast light upon the problems that philosophical thinking encounters in its

attempt to understand modern society. The Luhmann-Habermas debate is presented from a

comparative perspective, which will then lead into key problems of both classical (Weber

and Durkheim) and modern (Parsons) traditions of sociology. It is our contention that this

debate reveals two alternative standpoints from which the concepts of society, rationality,

and normativity can be conceived. Instead of endorsing one theory or the other, this thesis

would rather display their philosophical significance by addressing the manner in which

they deal with complexity. Finally, the place of humanism within contemporary social

theory is examined.

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TABLE DE MATIÈRES

RÉSUMÉ III

ABSTRACT V

TABLE DE MATIÈRES VII

AVANT-PROPOS XI

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1 5

TROIS NOTIONS CENTRALES DE LA THEORIE DES SYSTEMES 5

I. FONCTION 7

II. AUTOPOÏESE 10

III. OBSERVATION : UN NOUVEAU DEPART POUR LA CONNAISSANCE DU SOCIAL 16

CHAPITRE 2 25

LA THEORIE DES SYSTEMES COMME THEORIE DE LA SOCIETE MODERNE 25

I. LE CONCEPT DE SUPERTHEORIE 25

II. OBSERVATION ET SENS DANS LES SYSTEMES PSYCHIQUES ET SOCIAUX 29

III. LES DIMENSIONS DU SENS 37

IV. DOUBLE CONTINGENCE ET COMMUNICATION 42

V. EVOLUTION 47

VI. LES PIEGES DE L’HUMANISME 52

CHAPITRE 3 61

ENTRE PHILOSOPHIE ET SOCIOLOGIE : LA THEORIE DE L’AGIR COMMUNICATIONNEL COMME THEORIE DE

LA SOCIETE 61

I. LA RATIONALISATION SOCIALE CHEZ MAX WEBER 65

II. DIAGNOSTIC SUR LE MONDE MODERNE : PERTE DE SENS ET PERTE DE LIBERTE 71

III. LE CHANGEMENT DE PARADIGME : DE L’AGIR EN FINALITE A L’AGIR COMMUNICATIONNEL 73

IV. LE SYMBOLISME ET LA FORMATION DES SOLIDARITES SOCIALES CHEZ DURKHEIM 81

V. LA THEORIE DES MEDIUMS CHEZ PARSONS 86

VI. LA THEORIE DES MEDIUMS CHEZ LUHMANN 89

CHAPITRE 4 99

LE MONDE VECU ET SON RAPPORT AVEC L’AGIR COMMUNICATIONNEL 99

I. LE CONCEPT DE MONDE VECU ET LE TOURNANT PRAGMATIQUE 100

II. LA REPRODUCTION SYMBOLIQUE DU MONDE VECU 106

III. LES LIMITES DE LA REPRODUCTION SYMBOLIQUE ET LA DIMENSION SYSTEMIQUE DE LA SOCIETE 109

IV. LA DISJONCTION DU SYSTEME ET DU MONDE VECU 112

V. LA COLONISATION SYSTEMIQUE DU MONDE VECU 116

CHAPITRE 5 121

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RAISON, DROIT ET EVOLUTION 143

CONCLUSIONS 161

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À mes parents, qui m’ont toujours

encouragé à aller plus loin.

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AVANT-PROPOS

Je tiens à remercier messieurs Patrick Turmel et Olivier Clain, qui ont gentiment accepté

d‟évaluer ce projet de recherche, ainsi que monsieur Luc Langlois, sans l‟aide de qui je

n‟aurais pas été en mesure de l‟achever. J‟aimerais aussi transmettre mes remerciements à

Marie-Lyse Voynaud, qui a accepté de réviser une version préliminaire de ce travail.

Le mémoire que le lecteur s‟apprête à consulter est le fruit de deux ans de travail

ininterrompu, au bout desquels j‟ai l‟impression d‟avoir acquis une certaine maîtrise de la

langue française, ainsi qu‟une enrichissante expérience de vie en exil. De ce fait, les défis

que j‟ai dû relever ne sont pas seulement d‟ordre linguistique. Il m‟a aussi fallu surmonter

les altérations existentielles qui se produisent dans la vie d‟un étranger. Cela étant, je tiens à

remercier une personne d‟exception qui m‟a accompagné tout au long de ce processus.

Merci Salomé : cette réussite est aussi la tienne.

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Introduction

La controverse entre Jürgen Habermas et Niklas Luhmann s‟inscrit dans le contexte socioculturel d‟une modernité éclatée. Cette dernière témoigne, d‟ailleurs, de toute une série de manifestations paradoxales, dont les phénomènes de réification opérés par la domination bureaucratique et la logique marchande du capitalisme, qui mènent à problématiser notre compréhension de ce qu‟est la société. Tant Habermas que Luhmann se réapproprient la question critique qui circonscrit le domaine de la théorie sociale, en l‟occurrence comment la société est-elle possible ?, afin de dresser un portrait renouvelé des faits sociaux. Bien qu‟ils empruntent des voies différentes, nos auteurs conviennent qu‟une rupture avec la tradition moderne s‟impose : l‟épuisement du paradigme épistémologique sujet–objet exige de penser la nature du social en faisant appel à des théories post-ontologiques. Notre travail aura pour but justement de préciser la signification qu‟a, pour chacun de nos auteurs, l‟expression théorie post-ontologique, ainsi que de mettre en évidence les implications qui s‟ensuivent pour les concepts de société, de rationalité et de normativité.

D‟une part, Habermas insiste sur l‟importance de la communication langagière en tant que véhicule de l‟intégration sociale. À en croire le philosophe francfortois, on ne comprendrait guère le caractère problématique du monde contemporain sans faire référence aux trois processus que sont la transmission réflexive des traditions culturelles, la légitimation des ordres de vie et la socialisation. Ceux-ci se recoupent sur une dimension fondamentale : ils sont tous des processus qui opèrent par voie discursive et qui posent une exigence d‟ordre argumentatif. Ainsi, Habermas met en relief le rôle que remplit la communication langagière dans la constitution de la vie collective : le langage est, pour lui, générateur de sens, dans la mesure où il permet d‟instituer des représentations partagées à l‟égard des institutions et, par là même, de forger et d‟entretenir la solidarité reliant les membres d‟une communauté humaine. En d‟autres mots, la pensée habermasienne se caractérise par le fait de formuler une notion d‟intersubjectivité qui ne repose plus sur l‟activité cognitive d‟un sujet isolé, mais sur la communauté de sens qui résulte de la conclusion d‟ententes motivées rationnellement. De ce fait, Habermas tâche de marier les catégories philosophiques de rationalité et d‟intersubjectivité en ayant recours à une analyse sociologique des processus conduisant à la formation d‟un monde socioculturel proprement moderne.

Or, la seule référence à la communication langagière ne suffit pas à caractériser les sociétés telles qu‟elles sont à l‟heure actuelle. Aussi faut-il rendre compte des instances autonomes dont le fonctionnement ne s‟explique par l‟activité dialogique des êtres humains. Il s‟agit de sphères

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sociétales que la tradition sociologique a nommées systèmes. C‟est la raison pour laquelle on peut difficilement comprendre la théorie habermasienne sans se référer aux contributions de la théorie des systèmes. À mesure que son travail progressait, Habermas a intégré des concepts développés, dans un premier temps, par Talcott Parsons et, plus tard, par Niklas Luhmann. Tout particulièrement, les notions de système, de fonction, de média et d‟autopoïèse s‟avèrent décisives pour saisir la signification de la controverse entre Habermas et Luhmann. Dans le sillage de la tradition intellectuelle allemande, Luhmann relève la nécessité de penser le social de manière systématique, c‟est-à-dire par le biais d‟une théorie générale renfermant une prétention à l‟universalité.

En quel sens est-il permis d‟affirmer que la théorie des systèmes constitue une théorie post-ontologique ? Comme Habermas, Luhmann en vient à la conclusion que le paradigme sujetŔobjet a épuisé complètement son potentiel explicatif. En conséquence, un changement de paradigme se révèle nécessaire : chez Luhmann, la notion de système se substitue à celle de sujet. Celle-là comporte l‟avantage de permettre des descriptions autoréférentielles de la société dans un monde où l‟on ne peut plus guère ramener les manifestations de l‟être à une unité fondamentale. Autrement dit, la théorie des systèmes cherche à décrire le monde moderne à partir d‟une panoplie de références systémiques, en raison desquelles on peut observer le monde selon les prémisses opérationnelles qui appartiennent à chaque système. La science, le droit, l‟économie, l‟art, l‟éducation, la religion et la famille constituent désormais des observateurs regardant le monde d‟après des critères distincts. En tant que systèmes de la société, chacun d‟entre eux crée un rapport différencié avec son environnement, qui apparaît comme étant incommensurable aux autres rapports.

La particularité de la pensée luhmannienne réside dans son approche antihumaniste : Luhmann se déleste du recours à une fondation intersubjective des normes et valeurs de la vie sociale. Il considère, en revanche, que la société moderne possède une constitution communicationnelle comportant des traits émergents. En effet, il faut penser la communication comme un niveau distinct du réel, dont l‟existence ne relève pas des contributions apportées par la subjectivité. En d‟autres termes, Luhmann distingue entre la communication et la conscience. Tant l‟une comme l‟autre sont examinées à la lumière de la catégorie de système, de sorte qu‟elles partageraient des caractéristiques communes, dont la reproduction autopoïétique, l‟utilisation d‟opérations référentielles et la fermeture sur le plan des opérations. Toutefois, elles constituent des environnements l‟une pour l‟autre. À l‟aide de cette stratégie, Luhmann formule une théorie permettant d‟expliquer le régime d‟activité des systèmes dont les manifestations ne se limitent pas

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aux interactions langagières tenues par les êtres humains. De ce fait, Luhmann tente de fournir une représentation plausible des ordres sociaux contemporains, dans la mesure où ces derniers possèdent une autonomie fonctionnelle qui se soustrait aux souhaits et aux intentions des individus. Le présent mémoire se divise en cinq chapitres. Dans le premier chapitre, nous exposerons trois notions centrales de la théorie luhmannienne, à savoir celles de fonction, d‟autopoïèse et d‟observation. Cette tâche doit précéder une présentation systématique de l‟entreprise luhmannienne, car lesdites notions synthétisent les intuitions intellectuelles qui se trouvent à la base de la théorie des systèmes. Au demeurant, nous estimons nécessaire d‟amorcer le présent mémoire par une présentation de l‟œuvre de Luhmann. Celle-ci ayant reçu une réception beaucoup moins chaleureuse que celle de Habermas, l‟examen de la théorie des systèmes doit être envisagé avec équanimité, d‟autant plus qu‟on lui a fait violence en l‟interprétant par un biais habermasien. Nous ferons valoir plus loin que la lecture qu‟en fait Habermas ne correspond pas, à vrai dire, aux intentions qui animent la démarche de Luhmann.

Le deuxième chapitre fera état de la théorie sociale de Luhmann comme programme de recherche sur la société contemporaine. Il s‟agit d‟une tentative de construction théorique fixant son point de départ sur un constat d‟échec : à en croire Luhmann, la sociologie se trouverait à présent dans un état de crise, car elle n‟a pas su fournir une théorie unifiée de la société moderne. Luhmann, quant à lui, cherche à développer un nouvel appareil catégorial en ayant recours à un spectre élargi de disciplines scientifiques, dont la biologie de la connaissance, le calcul logique, la phénoménologie et la cybernétique. De ce fait, il avance une notion post-ontologique du social qui éclaire le biais humaniste qui a caractérisé les concepts de société formulés par la tradition intellectuelle européenne, en particulier par la métaphysique ontologique.

Le troisième chapitre sera consacré à la théorie sociale de Habermas. Nous insisterons sur la coopération interdisciplinaire qui s‟y établit entre la philosophie et la sociologie. Selon l‟auteur, une description vraisemblable de la modernité socioculturelle doit faire appel à la sociologie, puisque celle-ci est la seule science humaine, outre la philosophie, qui a étudié de manière systématique la problématique de la rationalité. Habermas se réapproprie donc la théorie de Max Weber pour montrer que les sociétés modernes résultent d‟un processus de rationalisation qu‟il faut interpréter à la fois comme une consolidation de la maîtrise techno-scientifique de la nature par l‟homme (rationalité instrumentale) et comme une rationalisation d’ordre communicationnel. Nous verrons aussi que Habermas intègre certains éléments de la sociologie d‟Émile Durkheim et de Talcott Parsons, afin de mettre en évidence deux processus corrélatifs. D‟une part, la formation des sociétés

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modernes sape le fondement religieux de la cohésion sociale au profit d‟une intégration de la société mobilisée par la justification discursive des valeurs. D‟autre part, force est de reconnaître que les sociétés modernes comportent une dimension systémique qui se soustrait à tout examen communicationnel. Pour cette raison, Habermas doit intégrer la notion de média à sa théorie. Puisée dans la tradition fonctionnaliste de la théorie sociale, le concept de média vient décrire le régime d‟activité des systèmes de la société à caractère fonctionnel. L‟intérêt que Habermas accorde à la sociologie s‟explique par l‟impossibilité de la philosophie à expliquer, à elle seule, les processus de rationalisation dont participent les sociétés modernes, ainsi que ses manifestations paradoxales et répressives.

Dans le quatrième chapitre, nous présenterons le concept de monde vécu. Issu de la sociologie phénoménologique, ce dernier vient parachever le concept d‟activité communicationnelle proposé par Habermas. Le concept de monde vécu permet de rendre compte, à trois niveaux distincts, de la consolidation d‟une compréhension moderne du monde. Par ailleurs, le monde vécu constitue un dispositif conceptuel autorisant Habermas à infléchir le sens d‟une théorie critique de la société. En effet, il interprète les manifestations répressives de la modernité Ŕ notamment la formation du prolétariat urbain et la domination bureaucratique de l‟État Ŕ dans les termes d‟une colonisation du monde vécu, c‟est-à-dire dans les termes de l‟effritement des structures communicationnelles de la société au profit d‟un élargissement de la rationalité instrumentale et stratégique qui caractérise le fonctionnement autonome des systèmes.

Dans le cinquième chapitre, nous exposerons sélectivement les moments de la controverse entre Habermas et Luhmann. Le concept de société étant le point focal de notre enquête, nous nous centrerons sur les aspects du débat touchant les théories habermasienne et luhmannienne telles qu‟exposées respectivement dans Théorie de l’agir communicationnel et Systèmes sociaux. C‟est dans ces œuvres que l‟on trouve une version achevée des théories de Habermas et de Luhmann, bien que celles-ci aient expérimenté des modifications par la suite. Finalement, nous ferons état des implications qui en découlent pour les concepts de rationalité et normativité.

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Chapitre 1

Trois notions centrales de la théorie des systèmes

À en juger par l‟étendue et la radicalité des thèses, l‟œuvre de Niklas Luhmann réclame une attention toute particulière. Luhmann tâche de renouveler l‟appareil théorique de la sociologie, dans le but de considérer la nature des faits sociaux à l‟aide d‟une grammaire inédite. En fait, le terme nature risque d‟en brouiller la compréhension, puisqu‟il rappelle les dispositifs conceptuels qu‟ont utilisés les traditions de la métaphysique ontologique et du droit naturel pour identifier respectivement les déterminations essentielles de l‟être et celles du social. Luhmann se distancie de ces écoles, qu‟il range sous la dénomination de pensée vieille européenne (ou vieille Europe), afin d‟examiner le fait du social à la lumière d‟un paradigme syncrétique qui intègre les contributions de la biologie évolutionnaire, de la phénoménologie, de la cybernétique, du calcul logique et de la théorie sociale de Talcott Parsons. Il ne s‟agit guère d‟une œuvre disparate, même si la diversité de sources le suggère. Dans le sillage de l‟idéalisme allemand, Luhmann entend formuler une théorie de la société contemporaine permettant d‟appréhender la complexité qui lui est constitutive. Que l‟on parle des flux de transactions financières, des élections politiques ou d‟un simple match de football, toute espèce d‟événement communicationnel, si anodin soit-il, trouve sa place dans la théorie des systèmes. Autrement dit, l‟héritage de la pensée idéaliste se manifeste chez Luhmann sous la forme du système théorique, sans lequel il ne serait pas possible d‟aborder scientifiquement l‟objet sociologique par excellence, à savoir la société. Toutefois, le rapport qui noue Luhmann à la tradition philosophique occidentale n‟est pas herméneutique. Bien au contraire, notre auteur n‟en retient que la nécessité de penser systématiquement le réel, c‟est-à-dire de le soumettre à un examen minutieux à l‟aide d‟un programme de recherche compréhensif et renfermant une prétention à l‟universalité.

Sur la théorie de Luhmann pèse, néanmoins, un mutisme presque absolu. À une exception près1, on ne trouve pas dans le monde francophone d‟indices qui annoncent le renversement de cette tendance. La parution de l‟édition française de Systèmes sociaux, en 2010, en vient à remédier à cette lacune en quelque sorte. En effet, elle permet de combler toute une série de raccourcis qui transparaissent dans une lecture hâtive de l‟œuvre de Luhmann. Cela dit, nous estimons qu‟il est nécessaire d‟en commencer la présentation avec cette indication préliminaire. À l‟encontre des traditions métaphysiques classique et moderne, notre auteur aborde le phénomène du social par le biais d‟une théorie constructiviste. La théorie des systèmes interprète tout rapport à la réalité

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comme une opération cognitive qui relève de la constitution structurale d‟un observateur. Ainsi le réel ne serait-il ni l‟expression d‟un ordre cosmologique, ni le résultat de l‟activité synthétique d‟un sujet transcendantal. D‟après Luhmann, le réel existe sous la forme d‟un rapport sélectif à la réalité que chaque système établit conformément à son propre régime d‟activité. Le réel n‟est donc pas, pour Luhmann, un objet porteur de prédicats dont on pourrait repérer certaines manifestations dites essentielles. Aussi notre auteur se déleste-t-il du concept de totalité : le réel n‟est ni une aggregatio corporum, ni une universitas rerum. Selon le point de vue choisi, le réel adopte un visage particulier. En d‟autres mots, la voie constructiviste empruntée par Luhmann se caractérise par le fait d‟aller à l‟encontre de la tradition métaphysique, en ceci que la formule canonique adequatio rei ad intellectum est mise en échec au profit d‟une approche épistémique privilégiant l‟utilisation des opérations de distinction pour appréhender la panoplie des manifestations qu‟admet le réel. Luhmann récuse ainsi la thèse selon laquelle il y aurait une identification entre le contenu de l‟expérience et la pensée.

L‟approche luhmannienne repose sur le calcul logique de George Spencer Brown. Ce dernier permet d‟appréhender l‟identité des étants par le biais d‟une théorie de la différence. Luhmann développe par là même un concept d‟observation qui recentre l‟analyse du réel sur la prémisse suivante : celui-ci admet autant de possibilités qu‟il existe d‟observateurs. Le sociologue de Bielefeld tente de dresser un portrait plausible de la société contemporaine : cette dernière s‟avère un ordre à la fois complexe, fonctionnellement différencié et doté d‟une structure qui se déploie à l‟échelle planétaire.

Or, pour saisir pleinement la signification de la théorie des systèmes, il nous faut premièrement introduire les distinctions principales dont Luhmann fait usage. Christian Borch soutient qu‟il y en aurait trois, en l‟occurrence les catégories de fonction, d‟autopoïèse et d‟observation.2 Luhmann y aurait porté un intérêt plus ou moins grand à mesure que son travail progressait. Selon Borch, par l‟entremise de ces concepts, Luhmann aurait voulu clarifier l‟intention systématique qui anime son projet théorique. En l‟espace de trente ans de labeur ininterrompu, Luhmann tissa une pléthore de relations conceptuelles, parfois hermétiques, afin de refléter la complexité qui caractérise les sociétés modernes. Fonction (I), autopoïèse (II) et observation (III) seraient, en conséquence, des termes solidaires, dans la mesure où ils établissent un cadre interprétatif permettant i) de fixer les conditions épistémologiques pour observer les phénomènes sociaux ; ii) de décrire la reproduction de la société sous une perspective évolutive ; et iii) d‟expliciter les conditions de possibilité du social tout en rendant compte de l‟origine de la théorie sociale elle-même, en tant que processus

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ayant lieu dans la société. Suite à la présentation des concepts en question, nous serons en état de comprendre la théorie systémique dans l‟originalité qui lui est propre, c‟est-à-dire en ce qui la distingue de la philosophie de la conscience.

I. Fonction

Premièrement, Luhmann s‟intéresse aux problèmes de construction théorique sur lesquels débouche le paradigme sociologique de Talcott Parsons. Nommé par l‟acronyme AGIL, le modèle parsonien comporte une structure quadripartite, dont chaque lettre désigne une prestation fonctionnelle que la société doit réaliser afin d‟assurer sa reproduction : l‟adaptation, l‟accomplissement de buts (goal attainment), l‟intégration et le maintien des valeurs.3 Chez Parsons, l‟existence de la société dépend de sa capacité à remplir les exigences suivantes : i) satisfaire des besoins à partir d‟une base restreinte de ressources, c‟est-à-dire administrer efficacement la rareté ; ii) prendre des décisions contraignantes pour les membres de la collectivité, dans le but d‟atteindre certains buts à titre groupal et, par là même, renforcer les identités collectives ; iii) réaliser l‟intégration sociale, c‟est-à-dire assurer une coordination comportementale efficace par l‟institutionnalisation des rôles sociaux complémentaires ; enfin, iv) mettre à la disposition des acteurs sociaux un ensemble de valeurs qui leur permettent d‟avoir une compréhension partagée du monde. Parsons estime que les sociétés modernes doivent relever le défi de maîtriser un environnement extrêmement complexe, d‟où le nombre de niveaux que comporte sa théorie. Le paradigme AGIL présente ainsi le problème central de la sociologie, en l‟occurrence « comment l‟ordre social est-il possible ? », dans les termes d‟une théorie fonctionnelle : seule une différenciation sur le plan des structures permettrait d‟assurer la reproduction des sociétés dans un environnement complexe. Les ordres sociaux s‟expliqueraient, somme toute, par l‟existence d‟une configuration structurale spécifique : toute espèce de société doit comprendre un sous-système

3 Parsons utilise alternativement les termes latence et pattern maintenance. Quel que soit le terme employé, la signification en est identique : ces concepts réfèrent à la capacité de généraliser des valeurs sachant trouver ultérieurement une expression institutionnelle. Nous y reviendrons plus loin. Compte tenu de l‟influence décisive qu‟a exercée Parsons sur Luhmann et Habermas, nous devrons nous rapporter à la pensée de Parsons à maintes reprises. Néanmoins, notre intérêt principal réside dans la lecture qu‟en font Luhmann et Habermas. Il est pertinent de souligner ici que cette lecture constitue déjà un point de divergence entre nos auteurs. D‟une part, la façon dont Habermas s‟approprie la théorie parsonienne témoigne d‟une certaine tension qui est, en quelque sorte, centrale à son propos. Selon Habermas, cette dernière comporte quelques erreurs de construction sur le plan conceptuel Ŕ car elle ne saurait rendre compte de la place de l‟intersubjectivité langagière dans l‟institutionnalisation des normes et des valeurs. Or, Habermas n‟en prend pas congé pour autant, puisqu‟il lui faut garder le concept de média afin de décrire le régime d‟opération des systèmes à caractère fonctionnel. D‟autre part, la théorie parsonienne est explicitement répudiée par Luhmann, à cause de son déficit d‟abstraction et de généralité. Nous reviendrons sur ces divergences plus loin.

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économique permettant l‟administration de la rareté ; un sous-système politique permettant la réalisation des buts groupaux ; une communauté sociétale réalisant l‟intégration ; et un ensemble de valeurs partagées par ses membres, que Parsons nomme tantôt système culturel, tantôt système fiduciaire (maintien de valeurs).4

Selon Luhmann, cette solution théorique s‟avère inadéquate, en ceci qu‟elle rattache les conditions de possibilité de l‟ordre social à une structure prédéterminée. À l‟encontre de la thèse forte du programme parsonien, Luhmann mise sur une inversion de l‟importance relative que Parsons accorde aux notions de structure et de fonction. Depuis ses travaux de jeunesse, Luhmann a fait usage d‟un concept modifié de fonction pour mettre en évidence le caractère contingent que revêt l‟évolution sociale. Il faut voir là une disposition intellectuelle cherchant à déterminer les conditions de possibilité de l‟ordre social en partant de l‟hypothèse suivante : l‟évolution de la société n‟est point conditionnée par une espèce de nécessité historique ou structurelle ; elle s‟explique, en revanche, par les avantages fonctionnels qui découlent d‟une certaine manière de traiter la complexité. La formulation luhmannienne met l‟accent sur la stabilisation et la généralisation de solutions spécifiques favorisant le traitement d‟une gamme élargie de problèmes.

L‟utilisation des prix dans le système économique constitue un bon exemple de cela. Par le moyen des prix, l‟économie parvient à coordonner une série fort complexe d‟événements, dont la signification est, à vrai dire, fonctionnelle : il s‟agit d‟utiliser à répétition un mécanisme spécifique afin de régler la distribution de biens, en l‟occurrence les transactions monétaires. En un sens assez rudimentaire, la préoccupation centrale de l‟économie, pourrait-on dire, est d‟administrer la production et la distribution des denrées et des services. Toutefois, rien d‟essentiel ne gît dans le mécanisme du prix. Au contraire, sa formation procède de certaines conditions historiques (ou génétiques) qui se produisirent de manière contingente.

L‟utilisation luhmannienne du terme contingence met en relation les deux significations que la tradition philosophique avait octroyées à ce concept : d‟après lui, une entité est contingente lorsque que son occurrence dépend de toute une série de conditions qui ne lui sont guère essentielles. Dans cette veine, Luhmann définit le concept de contingence négativement : est contingent tout ce qui n‟est ni nécessaire ni impossible. De ce fait, Luhmann tente de saper l‟aura de nécessité qui enveloppe la notion de structure utilisée par Parsons.

4 Parsons, T., The Social System, chapitres 1 et 2, Free Press, Glencoe, IL, 1951. Voir aussi Chernilo, D., « The

Theorization of Social Co-ordinations in Differentiated Societies : the Theory of Generalized Symbolic Media in Parsons, Luhmann and Habermas » dans British Journal of Sociology, Vol 53, Issue No 2, (september 2002), pp. 431-49.

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Ainsi, le sociologue de Bielefeld avance l‟hypothèse suivante : que certains mécanismes Ŕ dont les prix Ŕ aient acquis une forme structurale s‟explique par les avantages fonctionnels qu‟ils comportent en matière de réduction de la complexité. En conséquence, aucune forme de différenciation sociale n‟est nécessaire. L‟évolution de la société s‟avère, en revanche, le fruit de la stabilisation sélective des mécanismes réducteurs de la complexité. Luhmann fraye une voie d‟analyse permettant de repérer les conditions sociales qui favorisent le renforcement de certaines stratégies de gestion de la complexité. Compte tenu de ce qui précède, on peut affirmer que le concept luhmannien de complexité constitue un catalyseur des structures sociales.5 On retrouve l‟origine du terme complexe dans le mot latin complexus, soit le participe passé du verbe complecti, ce dernier voulant dire en même temps entrelacer et embrouiller. Cette indication étymologique permet de saisir la signification que Luhmann octroie au concept en question. Celui-ci vient en aide à la théorie sociale, dans la mesure où il fait valoir l‟opacité qui appartient à une société dépourvue des moyens pour se représenter elle-même dans l‟une ou dans plusieurs de ses composantes. Dans la théorie luhmannienne, la société moderne s‟avère un ordre différencié fonctionnellement. Par là, on doit entendre la prolifération d‟une série de sphères autonomes qui se sont spécialisées, au fil de l‟évolution sociale, dans la résolution de problèmes distincts.

L‟exemple proposé ci-dessus est révélateur du caractère sélectif qui appartient à la réduction de la complexité. Bien qu‟utile pour gérer la rareté, le mécanisme du prix possède une capacité restreinte de coordination sociale. Ceci veut dire que d‟autres types de problèmes sociaux ne font pas partie de l‟horizon des préoccupations proprement économiques. Les entreprises peuvent certes accorder une signification pertinente à la légitimité d‟un gouvernement, par exemple. Or, cela n‟implique pas que l‟élection des dirigeants politiques d‟un pays relève du système économique, c‟est-à-dire qu‟elle soit une décision d‟ordre économique. Le terme différenciation fonctionnelle désigne à la fois deux états de choses : d‟une part, le fait que le traitement de la complexité implique une réduction ; d‟autre part, l‟inexistence d‟une sphère sociétale privilégiée dont dépend la reproduction de la société tout entière.

« On peut décrire une société comme fonctionnellement différenciée à partir du moment où elle forme ses sous-systèmes principaux dans la perspective de problèmes spécifiques qui devront dès lors être résolus dans le cadre de chaque système fonctionnel correspondant. Cela implique de renoncer à une hiérarchie fixe des fonctions, dans la mesure où il est impossible d‟établir une fois pour toutes que la politique serait toujours plus importante que l‟économie, l‟économie toujours plus importante que le droit, le droit toujours plus important que la science, la science toujours importante que l‟éducation, l‟éducation toujours plus importante que la santé (et peut-être pour bien boucler le cercle : que la santé serait toujours plus importante que la

5 Luhmann, N., Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale, p. 62, Presse de l‟Université Laval, Québec, 2010.

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politique !). À la place d‟une telle hiérarchie que l‟on retrouve dans le système indien des castes ou dans les ordres statutaires médiévaux, il conviendrait alors d‟instituer la règle selon laquelle chaque système accorde le primat à sa propre fonction et qu‟il considère dès lors les autres systèmes fonctionnels Ŕet en l‟occurrence la société tout entièreŔ comme son environnement. »6

Dès lors, complexité et différenciation sociale sont des termes corrélatifs. Que la société moderne gère la complexité par le biais d‟un modèle fonctionnel témoigne du fait qu‟il n‟existe plus une instance sociétale assurant à elle seule la reproduction de la société. À l‟heure actuelle, on constate plutôt que celle-ci se déploie sous la forme d‟une division de fonctions. Par fonction, Luhmann entend un schéma logique permettant de comparer différentes formations sociales en raison de leur capacité à établir des procédés standardisés. C‟est grâce aux systèmes fonctionnels que la société a réussi à développer des stratégies générales pour codifier une gamme élargie de problèmes. À l‟encontre de Parsons, qui examine la formation et l‟évolution des systèmes au moyen d‟un modèle déductif et basé sur quatre exigences fonctionnelles, Luhmann considère qu‟il n‟est pas possible de prévoir le cours évolutif que suivront les systèmes de la société. Bien au contraire, la théorie sociale vient éclairer en quoi consiste la modernité avancée au point de vue d‟une théorie de la différenciation sociale : seuls les systèmes fonctionnels jouissent de la faculté de consolider des structures. La formation en est déclenchée par la complexité. Nous avons illustré ce principe à l‟aide du système économique. Notre auteur ne se limite pourtant pas à décrire les opérations constitutives de celui-ci. Aussi les systèmes politique, légal, éducationnel, artistique, religieux et scientifique s‟inscrivent-ils dans la théorie de Luhmann. Décrire le régime d‟activité de chacun des systèmes fonctionnels dépasse largement nos ambitions. Nous nous bornerons plutôt à expliquer le phénomène de la différenciation fonctionnelle dans les termes d‟une différenciation sociale. Ce faisant, nous pourrons mieux appréhender la façon dont Luhmann comprend lui-même sa théorie.

II. Autopoïèse

Le concept d‟autopoïèse se révèle tout aussi central pour Luhmann. Cette notion atteste de l‟influence profonde qu‟ont exercée les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela sur la pensée de notre auteur. Telle que présentée dans Systèmes sociaux, la notion d‟autopoïèse permet d‟étayer sa théorie de la société en empruntant une voie non ontologique. La racine du mot grec poïésis révèle le sens du terme utilisé par Luhmann : parce qu‟autopoïétiques, les systèmes de la société parviennent à reproduire leurs composantes grâce à un enchaînement circulaire

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d‟opérations. La continuité des opérations assure, par ailleurs, la reproduction des éléments de base. Ceux-ci s‟intégreront par la suite à un réseau fermé d‟opérations, dont le but est de poursuivre ultérieurement la production d‟éléments. Bref, le terme autopoïèse désigne la production circulaire de composantes.7

Que les systèmes de la société soient autopoïétiques veut dire, de prime abord, qu‟ils possèdent la capacité d‟orienter leur reproduction au fil du temps de manière autoréférentielle. On ne saurait appréhender l‟importance capitale du concept en question si l‟on perdait de vue la dimension temporelle qui lui est propre. À la différence de son antécédent grec, le concept d‟autopoïèse ne se borne pas à une sphère de production technique. Le terme poïésis désigne, en effet, un type d‟activité artisanale qui se conclut dès l‟instant même où une œuvre est achevée ; cette dernière est, de ce fait, extérieure à la production. Le concept formulé par Maturana et Varela vise, au contraire, la capacité de certaines entités à maintenir en œuvre une fonction productrice qui se déroule de façon circulaire. Autrement dit, l‟autopoïèse n‟est pas qu‟une autoproduction. Le terme désigne plutôt une prestation déployée itérativement qui est capable de poursuivre un régime d‟activité conditionné de manière endogène.

En quel sens le concept d‟autopoïèse fournit-il une avenue d‟analyse non ontologique pour les phénomènes sociaux ? Luhmann répond à cette question en ayant recours aux concepts de relation et d‟élément.8 Le concept d‟autopoïèse opère une dévaluation de celui-ci au profit de celui-là. En effet, Luhmann s‟intéresse beaucoup moins aux parties constituantes des systèmes sociaux qu‟aux rapports qu‟elles créent afin de remplir une fonction donnée. Ainsi, le concept d‟élément perd de son importance, car l‟autopoïèse d‟un système social relève, à vrai dire, de la stabilité des relations qu‟actualisent ses éléments constitutifs. Ceci atteste d‟un changement de paradigme dans la théorie des systèmes : l‟existence des entités autopoïétiques ne renvoie pas à des particules élémentaires, pour ainsi dire, qui en seraient le substrat ultime. Bien au contraire, si Luhmann investit le concept d‟autopoïèse, c‟est parce qu‟il cherche à apporter un appareil théorique renouvelé permettant de décrire une réalité dynamique qui se caractérise par une forte propension à la variation. Les systèmes sociaux n‟ont guère d‟identité. En revanche, ils réalisent une activité autoreproductrice qu‟un observateur scientifique peut saisir à l‟aide des concepts d‟autopoïèse et d‟autoréférence.

Le fonctionnement du système légal des sociétés modernes vient illustrer le principe de l‟autopoïèse. Peu importe quel est le contenu des décisions juridiques quand il faut livrer, par

7 Nous nous référons ici à Maturana, H., et Varela, F., L’arbre de la connaissance, Don Mills, Ont. Addison Wesley, Paris, 1994.

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exemple, une délibération judiciaire. Ce qui détermine la validité d‟une injonction, c‟est l‟ensemble de lois en vigueur, et ce, tant en matière de la signification de la démarche judiciaire (l‟imputation) qu‟en matière du résultat qui s‟ensuit (la sanction). Celle-ci est sans doute une interprétation controversée du droit, dans la mesure où elle défend une notion procédurale de validité légale. Dans le sillage de Max Weber et Carl Schmitt, Luhmann considère que la validité du droit provient des normes et des procédures qui ont été préalablement instituées. Toutefois, l‟exemple proposé est tout de même instructif de la façon dont se déroule l‟autopoïèse du système légal. C‟est en vertu de l‟établissent d‟un réseau circulaire d‟opérations (les décisions légales) que le droit assure le maintien de son régime d‟activité, même si l‟environnement (Umwelt) lui offre de nombreuses allégations contradictoires les unes par rapport aux autres (complexité). Par ailleurs, la légitimité procédurale fournit un ensemble de règles permettant la normalisation des procédures qui favorisent à la fois la poursuite de la discussion parlementaire et le traitement d‟allégations auprès de la justice. Luhmann nomme validité légale9 cet ensemble de procédures. Par le biais de la validité

légale, le droit veille aux attentes normatives qui découlent de la vie sociale.

La dimension temporelle de l‟autopoïèse permet de mieux cerner le concept de complexité. Grâce à l‟organisation autopoïétique qui les caractérise, les systèmes sociaux sont en mesure d‟attribuer une signification temporelle à la complexité. La formule « temporalisation de la complexité »10 désigne cette capacité. Luhmann soutient que la formation d‟un réseau opérationnellement fermé a pour fonction de faciliter le traitement des éléments appartenant au système. Ainsi, les systèmes fermés sur le plan des opérations octroient une signification événementielle à leurs éléments constitutifs. Autrement dit, les éléments sont considérés comme des épiphénomènes qui se produisent irréversiblement. C‟est la raison pour laquelle Luhmann affirme que les systèmes de la société ne possèdent pas un substrat matériel. Les systèmes ne sont pas, à vrai dire, des choses. Ils s‟avèrent plutôt des entités constituées par une série observable de rapports, qui leur permet d‟instaurer un principe d‟ordre. Luhmann désigne cet état de fait par le terme structure. Cela dit, on peut dire que Luhmann s‟intéresse à la fonction que remplit la structure des systèmes sociaux. Celle-ci a pour fonction de relier de nombreux éléments en raison d‟un principe spécifique, sans lequel les observations scientifiques se heurteraient à une multiplicité d‟événements tout à fait insaisissable. Les structures permettent ainsi d‟attribuer une signification déterminée à la complexité.

Cette signification adopte d‟emblée une forme temporelle que Luhmann tente d‟élucider à l‟aide

9 Luhmann, N., Law as A Social System, chapitre 3, Oxford University Press, 2004. 10 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 89-94.

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de la distinction entre réversibilité/irréversibilité. On peut en relever la pertinence en ayant recours à nouveau au système légal. Le droit possède la faculté d‟inscrire ses opérations dans un registre temporel et, de cette manière, de se doter des outils nécessaires pour suspendre la validité d‟une décision légale prise précédemment. Bien que les événements ne soient pas réversibles en tant que tels, les systèmes autopoïétiques sont en état de revenir sur des opérations et des processus qui ont eu lieu dans le passé. Il se peut, par exemple, qu‟une personne condamnée puisse faire usage d‟un recours légal permettant de rouvrir le procès judiciaire dont était issue sa peine. Certes, l‟édiction de la peine constitue un événement irréversible. Toutefois, sous l‟angle du processus (le procès), il est permis de remettre en cause les décisions livrées précédemment, ainsi que d‟exiger des indemnités. Grâce à sa structure procédurale, le droit réussit à maîtriser une complexité fort élevée.

Nous disposons maintenant des outils pour comprendre la signification du terme structure. Celui-ci désigne une série de rapports sélectivement stabilisés par un système. Dans le cadre de la théorie luhmannienne, les structures permettent de rattacher un sens discernable à la complexité du monde. Comme on l‟a vu, le droit possède un programme de règles spécifiques pour attribuer une valeur légale à chacune des requêtes adressées à la justice, ainsi qu‟à chaque projet de loi discuté dans le parlement, à savoir : les lois instituées et, en dernier ressort, la constitution politique d‟un État. Toute communication qui se produit dans la société, quel qu‟en soit le contenu, peut être observée au moyen de la validité légale. Par conséquent, les décisions juridiques se voient forcément renvoyées à d‟autres décisions de la sorte, que ce soit durant la promulgation de nouvelles lois ou durant une délibération judiciaire. D‟après Luhmann, la formation systématique de la jurisprudence et le développement de la casuistique constituent des structures permettant d‟accorder une valeur légale aux requêtes que le système juridique accueille dans chacune de ses organisations : les tribunaux et le parlement. La structure du système légal autorise l‟établissement d‟un rapport significatif entre deux éléments (les requêtes et les sanctions) et enclenche, de ce fait, la formation des attentes en vue des comportements admis (et proscrits) par des règlements à valeur normative.

Si le concept de structure s‟identifie à la capacité de raccordement entre deux éléments dans le système, ce sont, à vrai dire, les attentes qui concrétisent stricto sensu la base structurale des systèmes. Le système juridique fournit encore une fois un bon exemple pour illustrer la thèse en question. On peut s‟attendre à ce que les projets de loi soient élaborés en conformité avec les articles élémentaires de la constitution en vigueur ou que l‟on puisse avoir recours à la justice quand les droits sont bafoués. Le concept de structure élaboré par Luhmann a fait l‟objet de mécompréhension à maintes reprises. Notre auteur nous met lui-même en garde contre les erreurs

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auxquels peut induire la structure (!) prédicative du langage : cette dernière fait croire que les systèmes sont des choses auxquelles nous pouvons attribuer des prédicats. Les concepts de structure et de système, tels qu‟utilisés par Luhmann, exigent d‟abandonner les représentations conventionnelles qui viennent à l‟esprit lorsque l‟on y pense : une structure n‟est ni un assemblage mécanique de parties, ni un objet composé d‟éléments. Il faut évoquer, par contre, les attentes qui résultent du régime d‟activité de la communication sociale. Nous y reviendrons plus loin.

Le concept d‟autopoïèse met l‟accent sur les opérations des systèmes. Pour sa part, le concept d‟opération renvoie à la production itérative d‟éléments systémiques. Cela dit, il faut poser à présent cette question : quel type d‟opération effectuent les systèmes de la société ? À l‟évidence, le concept d‟autopoïèse distancie Luhmann de la notion d‟intersubjectivité, chère à la sociologie de filiation phénoménologique. Les exemples que l‟on a présentés plus haut annonçaient déjà ce dont il s‟agit : les structures légales et économiques de la société permettent de poursuivre une activité autopoïétique d‟ordre communicationnel, qui se déroule de manière autonome et émergente, c‟est-à-dire indépendamment de la conscience et de la volonté des êtres humains. Chez Luhmann, les phénomènes sociaux possèdent une constitution autopoïétique qui se caractérise par un type particulier d‟organisation, en l‟occurrence la fermeture opérationnelle. En effet, la communication établit un rapport d‟indifférence vis-à-vis d‟autres domaines du réel. En guise d‟exemple : bien que la communication puisse référer aux processus digestifs du corps humain, elle ne reproduit point de telles opérations. La société ne vit pas, soutient Luhmann ; le vocable vie sociale se révèle être un usage métaphorique du terme vie, puisqu‟aucune opération communicationnelle ne jouit de la capacité à reproduire des cellules, des tissus, etc. À première vue, cela peut paraître un oxymore. Or, à y regarder de près, on constate chez Luhmann une compréhension raffinée des dispositifs conceptuels utilisés par la théorie sociale. En effet, la plupart des théories de la société adoptent la prémisse que le social est une relation entre des êtres humains. En témoigne l‟influence considérable du concept d‟intersubjectivité dans le champ théorique de la sociologie durant la deuxième moitié du XX siècle.11 Cependant, comment serait-il possible d‟identifier ce qu‟est proprement le social à partir d‟une telle avenue ? Faut-il le reconduire à une espèce d‟existence mentale, à la manière d‟une théorie phénoménologique de la constitution ? Mais encore, comment démêler le social du psychique en partant de cette distinction ? Fixer le point de départ de la théorie sociale sur le concept d‟autopoïèse, à la manière de Luhmann, demande d‟abandonner la notion d‟intersubjectivité. Sous le jour d‟une théorie de l‟autopoïèse, le concept d‟intersubjectivité s‟avère une erreur catégorielle. Nous y reviendrons plus loin.

11 D‟ailleurs, Habermas lui-même fait sien, comme on le verra, un concept langagier d‟intersubjectivité fondé sur cette prémisse. Voir infra Chapitre 4.

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Fermeture opérationnelle signifie notamment interruption des processus qui ont lieu dans l‟environnement du système. Ce dernier restreint son domaine d‟opération à l‟aide des limites, grâce auxquelles tout élément en provenance de l‟environnement subit des transformations qui favorisent son traitement à l‟intérieur du système. Or, il ne s‟ensuit pas que les systèmes sociaux opèrent de manière solipsiste. Aussi paradoxal que cela paraisse, la fermeture se révèle la condition de possibilité d‟une ouverture cognitive sur l‟environnement. Parmi les différentes opérations réalisées par les systèmes, on range un type particulier que Luhmann nomme opérations référentielles. Il s‟y réfère par le terme observation. Grâce à la fermeture opérationnelle, les systèmes constituent des structures qui leur permettent de déterminer les événements qui adviennent dans le monde. Cette détermination se produit, bien entendu, par le moyen des observations. Autrement dit, les systèmes ne jouissent pas seulement de la capacité à enchaîner circulairement des éléments, mais peuvent aussi octroyer une signification aux événements environnementaux de manière à assurer la continuité de leur autopoïèse. À l‟instar de Maturana et Varela, Luhmann considère les systèmes de la société d‟après le principe de la détermination structurelle : la possibilité d‟octroyer une signification distinctive au réel dépend des structures constitutives des observateurs. Ainsi, le droit observe le réel par le biais de la validité légale, tandis que l‟économie observe le réel par le biais de la rentabilité. La fermeture opérationnelle et l‟ouverture cognitive s‟inscrivent dans un rapport de conditionnement réciproque qui tient à la constitution autopoïétique des systèmes de la société. Ceux-ci sont, pour Luhmann, des systèmes de communication capables de départager symboliquement leur domaine d‟opération d‟avec un environnement sur lequel ils ne possèdent aucun contrôle.12

12 « If one pays attention to how the problem of epistemology is formulated, one can in fact discover a radicalization. The tradition of epistemological idealism was about the question of the unity within the difference between cognition and the real object. The question was: how can cognition take notice of an object outside of itself? Or: how can it realize that something exists independently of it while anything which it realizes already presupposes cognition and cannot be realized by cognition independently of cognition (that would be a self-contradiction)? No matter if one preferred solutions of transcendental theory or dialectics, the problem was: how is cognition possible in spite of having no independent access to reality outside of it. Radical constructivism, however, begins with the empirical assertion: cognition is only possible because it has no acces to the reality external to it. A brain, for instance, can only produce information because it is coded indifferently in regard to its environment, i.e., it operates enclosed within the recursive network of its own operations. Similarly one would have to say: communication systems (social systems) are only able to produce information because the environment does not interrupt them. And following all this, the same should be self-evident with respect to the classical “seat” (subject) of epistemology: to consciousness ». Erkenntnis als Konstruction, traduction anglaise de H.G. Moeller, dans Luhmann Explained. From Souls to Systems, p. 242, Open Court, Chicago and La Salle, Illinois, 2006.

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III. Observation : un nouveau départ pour la connaissance du social

Le concept d‟observation vient clore notre premier chapitre. À l‟aide de ce concept, Luhmann explicite les prémisses d‟une théorie de la connaissance étayée dans les termes d‟une épistémologie constructiviste. Il faut rappeler, de prime abord, que Luhmann prend congé des fondements de la Subjektsphilosophie. Comme on le sait, la thèse sur la différenciation fonctionnelle constitue la grande nouveauté qu‟apporte Luhmann au sujet de la compréhension des sociétés modernes. À proprement parler, cette thèse appartient à Émile Durkheim. Le sociologue français avait compris l‟avènement des sociétés modernes sous le jour d‟une division croissante du travail social. À la suite de Durkheim, Luhmann infléchit le sens de la thèse de la différenciation sociale afin de mieux caractériser la condition dans laquelle nous situe actuellement la complexité. Que la société moderne soit un système différencié au plan des fonctions veut dire essentiellement que tout rapport à la réalité se caractérise par le fait d‟être décentré, car dépendant d‟une façon particulière d‟aborder le phénomène de la complexité. En appréhender la signification n‟implique pas que l‟on puisse connaître la totalité des événements ayant lieu dans la société. Chez Luhmann, le concept de différenciation fonctionnelle exclut, par principe, cette possibilité. Au contraire, observer consiste à opérer une distinction qui produit, de par son dessein catégorial même, une tache aveugle (blinder Fleck). Les observations revêtent ainsi un caractère paradoxal : elles éclairent en même temps qu‟elles occultent le réel.

Luhmann soutient que la dyade sujet/objet est irrévocablement épuisée. Que Kant et Husserl soient les interlocuteurs principaux de Luhmann ne devrait pas surprendre, si l‟on tient compte du type de problèmes que notre auteur entend résoudre dans Systèmes sociaux. Luhmann tâche d‟y développer un nouvel appareil catégorial afin d‟examiner les phénomènes sociaux. Dans ce but, Luhmann estime qu‟il faut se délester de l‟obstacle épistémologique que constituent les théories transcendantales de la subjectivité. Luhmann ne cherche pourtant pas à formuler une critique immanente de l‟idéalisme et de la phénoménologie. La théorie luhmannienne fait plutôt éclater les prémisses fondamentales de la philosophie de la conscience. Tout particulièrement, Luhmann vise la catégorie de sujet, laquelle s‟avère de toute évidence la pierre angulaire de l‟épistémologie moderne.

Chez Luhmann, la notion de sujet apparaît à maintes reprises et sous divers points de vue. Nous croyons qu‟il est possible de reconduire cette panoplie de références à deux enjeux majeurs. D‟une part, le concept de sujet constitue ce que Luhmann nomme, à la suite de Bachelard, un obstacle épistémologique : par l‟entremise de la catégorie de sujet, la philosophie a prôné la capacité de

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l‟intelligence humaine à comprendre la société comme si elle était un objet quelconque. Or, la société n‟est pas un objet, au sens de l‟épistémologie idéaliste. Luhmann estime que le phénomène de la complexité exige d‟abandonner cette avenue théorique, puisqu‟il n‟est pas possible d‟appréhender les phénomènes sociaux à partir des prémisses ontologiques (a). D‟autre part, la notion de subjectivité s‟avère, à la lumière d‟une théorie évolutive de la société, un discours anthropocentrique issu de la culture européenne du XVIIIe siècle. En tant que thèmes de la communication sociale, les théories philosophiques de la subjectivité chercheraient à exprimer un refus des vicissitudes qui se rattachent à la différenciation fonctionnelle (b).

(a) Luhmann se distancie des théories de la constitution transcendantales et dialectiques. Point besoin n‟est ici de reconstruire les thèses épistémiques ni de l‟idéalisme allemand, ni de la phénoménologie husserlienne. Une indication sommaire devrait suffire à expliquer le sens de la théorie de l‟observation avancée par Luhmann. D‟après lui, le concept de sujet s‟avère un instrument d‟observation inadéquat. Pour la philosophie idéaliste, la notion de sujet représente le point focal de toute appréhension cognitive de la réalité. Le sujet cesse d‟être, chez Kant, une structure porteuse de prédicats (Aristote). En revanche, il y apparaît comme étant la condition de possibilité d‟une saisie universelle du réel. Par conséquent, l‟objet se révèle être le résultat de l‟activité synthétique qu‟accomplit le sujet a priori. En d‟autres termes, la validité de la connaissance est garantie par les prestations transcendantales de la subjectivité humaine. Dès lors, le sujet est censé trouver chez lui-même des certitudes sur la nature de la réalité. La validité de la connaissance procède, en dernière instance, de la déduction d‟une série de catégories qui précèdent l‟expérience. Pour sa part, Husserl récupère les thèses centrales de la métaphysique kantienne afin de formuler une théorie de l‟intentionnalité (Intenzionalität) de la conscience centrée surtout sur le pôle subjectif des opérations de constitution. En ce sens, la phénoménologie constitue à la fois une théorie de la conscience et du monde, en ceci qu‟elle comprend ce dernier à partir du régime d‟activité intentionnelle déployé par la subjectivité humaine, c‟est-à-dire comme le corrélat des visées synthétiques de la conscience.

Luhmann abandonne cette province théorique. Depuis ses travaux de jeunesse, notre auteur s‟efforce de montrer le lien étroit qui unit la structure sociale aux descriptions de la société. Notre auteur fait valoir que les systèmes sociaux utilisent des descriptions dans le but de favoriser sa reproduction. Le concept de sémantique désigne cet usage reproductif de la communication sociale. Luhmann poursuit ici l‟intuition suivante : si la théorie sociale aspire à éviter l‟emprunt d‟énoncés ontologiques, elle doit s‟abstenir de se prononcer sur la nature des phénomènes sociaux, et sur celle de la société tout court. Au lieu de dire ce qu‟est la société en soi, il serait plus judicieux, soutient

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Luhmann, d‟observer ce qu‟elle communique à propos d‟elle-même. Pour ce faire, il faut examiner les descriptions que le système social produit comme résultat de son propre régime d‟activité.

Luhmann aborde cette problématique dans l‟article de 1981 Wie ist soziale Ordnung möglich? (Comment l’ordre social est-il possible ?). Luhmann y reprend la question critique de la métaphysique kantienne afin d‟en faire le critère de délimitation du champ sociologique. La prétention à l‟universalité de la sociologie luhmannienne ne relèvera plus d‟un ensemble d‟objets choisis à l‟avance, mais du problème délimité par sa question centrale. Ainsi, la théorie sociale peut se référer à toute espèce de phénomène, dans la mesure où cela permet de répondre à la question suivante : quelles sont les conditions de possibilité pour qu‟il existe une société ? À la manière de la philosophie critique, cette interrogation vise les conditions de possibilité de l‟existence d‟un type particulier de phénomènes. Or, il ne faut surtout pas comprendre l‟entreprise de Luhmann comme un problème d‟ontologie régionale. Bien que Luhmann suive une stratégie analogue à celle de la philosophie kantienne, il faut remarquer que la réponse apportée par le sociologue de Bielefeld diffère amplement de la façon dont l‟idéalisme comprend le fait du social.

Contra la philosophie du sujet, Luhmann avance cette thèse : la théorie sociale doit être comprise comme un programme de recherche du système scientifique de la société. En tant que système social autonome, la science détermine elle-même les conditions sous lesquelles on peut répondre à la question posée ci-dessus. Il n‟existe pas de critère qui lui soit extérieur, à la manière d‟un principe transcendantal. Il n‟est point de position originaire (au sens ontologique du terme) par laquelle la connaissance en général serait justifiée a priori ; pour Luhmann, un point d’Archimède fait tout simplement défaut. La question portant sur la possibilité du social attesterait déjà de la différenciation fonctionnelle d‟une sphère sociétale particulière, dont le fonctionnement rend une telle interrogation valable sous la forme d‟une entreprise scientifique. Ainsi, le modus operandi de la communication scientifique permet d‟expliquer pourquoi l‟épistémologie existe comme discipline différenciée dans la société. À en croire Luhmann, c‟est l‟effectivité de la communication déployée au sein de la communauté scientifique qui dote la question sociologique d‟une signification distinctive.

Nonobstant l‟inflexion constructiviste proposée par l‟auteur de Systèmes Sociaux, il faut dire que l‟épistémologie occupe une très grande place dans les écrits de Luhmann. Cependant, à l‟encontre de l‟idéalisme, Luhmann renvoie l‟épistémologie au domaine d‟une théorie générale de la société qui fait d‟elle-même l‟un de ses objets. Une telle condition s‟impose par souci de complétude : si la théorie de la société vise à cerner la totalité des phénomènes sociaux, elle doit être en état de se

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comprendre elle-même comme une forme d‟autopoïèse de la communication. En d‟autres termes, l‟autoréférence s‟avère la condition épistémique la plus élémentaire d‟une théorie sociale renfermant une prétention à l‟universalité. Comme on le sait, le projet théorique de Luhmann a été influencé dans une forte mesure par les travaux de Maturana et Varela. Ces auteurs s‟inscrivent dans le tournant naturaliste de l‟épistémologie.13 Cette dernière s‟y révèle un moment de l‟évolution phylogénétique de l‟espèce humaine ; ainsi n‟apparaît-elle plus guère comme étant le sommet du discours scientifique. Certes, l‟épistémologie demeure, pour Maturana et Varela, un ensemble d‟énoncés axiomatiques déterminant les conditions de formulation et de vérification des hypothèses scientifiques. Néanmoins, le discours épistémologique ne se veut plus une condition incontournable pour l‟appréhension de la réalité. Par épistémologie, les biologistes chiliens entendent seulement un nombre réduit de « critères scientifiques », dont la pertinence et la validité se vérifient dans le cadre restreint de la communauté scientifique. De ce fait, la science coexiste avec d‟autres formes d‟appréhension cognitive du réel. Elle conserve tout de même la prérogative de décider du statut scientifique des énoncés assertoriques sur la nature, l‟homme et la société.14

C‟est ainsi qu‟on s‟aperçoit de l‟importance de la figure de Kant en tant qu‟interlocuteur de Luhmann. En effet, la philosophie kantienne tente de contourner le problème que représentent les circularités tautologiques par le biais d‟une théorie transcendantale de la subjectivité, selon laquelle l‟autoréférence s‟avère une faculté exclusive de la conscience. Selon la lecture qu‟en fait Luhmann, Kant aurait rattaché la notion de sujet à la capacité de la conscience à produire un rapport réflexif à elle-même et, par là même, à se poser comme point de départ du processus cognitif par lequel la réalité est susceptible d‟être connue15. L‟originalité de la théorie luhmannienne repose à proprement parler sur la façon dont elle conçoit l‟autoréférence : elle n‟est pas une faculté qui appartient exclusivement à la conscience, mais plutôt un fait de la nature, un événement ayant lieu simultanément à plusieurs niveaux de la réalité. Aussi l‟autoréférence se déploie-t-elle dans les systèmes organiques (tels les appareils du corps humain), les machines, les systèmes psychiques (la conscience) et les systèmes sociaux (la communication). À l‟encontre de Kant, Luhmann ne comprend pas l‟autoréférence comme une entrave à l‟élaboration d‟une théorie générale. Il s‟agit, par contre, d‟un constat élémentaire sur lequel il est possible d‟éluder une stratégie ontologique de fondation. En guise de clôture à Systèmes sociaux, Luhmann fait le bilan du problème en question en soulignant la nécessité de l‟affronter et de prendre congé définitivement de tout principe précédant l‟expérience :

13 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 558. 14 Maturana, H. et Varela, F., op. cit.

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« Ce fut un compromis génial, hautement couronné de succès et remarquable entre accepter et refuser l‟autoréférence ! Un a priori dans la fonction de la fondation, comme si cela n‟était pas déjà une contradiction en soi. La tradition a conservé cette pensée, elle l‟a exploitée et revitalisée à répétition. En réalité, à prendre le problème au sérieux, il ne pouvait pas être surmonté. Mais le retrait de la problématisation progresse sans cesse. On trouve avec peine aujourd‟hui quelqu‟un qui pense authentiquement ainsi. Celui qui défend une pensée transcendantale Ŕ et on le peut naturellement quand on écrit des livres ou quand on donne des conférences dans le cadre d‟un congrès Ŕ fonde cela historiquement sur une connaissance théorique : avec Kant. »16

Peut-être est-il permis de choisir une formule plus familière afin d‟exprimer la thèse en question : chez Luhmann, l‟autoréférence revêt une signification épistémique de premier ordre, puisqu‟elle rend compte de l’implication du sujet de la connaissance dans l’objet. Luhmann infléchit la signification du problème fondamental de la théorie de la connaissance en adoptant une prémisse épistémologique constructiviste. Autrement dit, l‟activité synthétique de la subjectivité est mise à l‟écart au profit d‟une théorie de l‟observation qui mise sur le sens que les observateurs attribuent à la réalité. Qu‟est-ce que c‟est qu‟observer? Selon Luhmann, cette question n‟est point futile, car d‟elle dépend la possibilité de fonder une épistémologie non ontologique. Il puise son concept d‟observation dans le calcul logique du mathématicien britannique George Spencer Brown. Observer, soutient Spencer Brown, c‟est effectuer une distinction. Il s‟agit d‟une opération logique qui divise le réel en deux morceaux, dont l‟un constitue au sens strict l‟objet de l‟observation. En effet, toute espèce de distinction implique, en vertu de sa conception théorique, une opération corrélative et simultanée que Luhmann nomme, à la suite de Spencer Brown, indication.17 Cela dit, le concept d‟observation est défini au moyen d‟une formule synthétique : observer, c‟est effectuer une distinction indicative. L‟autre morceau de la forme, poursuit Luhmann, s‟avère un unmarked space, un domaine inconnu de la réalité Ŕ et, en raison justement de cela, l‟horizon entourant la connaissance d‟un objet particulier. Les opérations de distinction n‟ont qu‟un potentiel limité d‟éclairer le réel.

Luhmann semble rattacher sa position épistémique à une condition structurelle de la société moderne : puisque complexe, la société est devenue opaque à l‟heure actuelle. En effet, à la différence des mondes socioculturels de l‟Antiquité et du Moyen Âge, la société contemporaine ne parvient pas à se représenter symboliquement dans une figure permettant de rendre compte de la totalité de ses opérations. Les possibilités décelées par l‟observation sont donc limitées, puisqu‟elles dépendent de la constitution structurale des systèmes. En d‟autres mots, l‟observateur se voit

16 Ibid, p. 558.

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