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autoréférentielles fermées que l‟on peut qualifier, après un examen très grossier, de reproduction organique et

III. Les dimensions du sens

Le sens est une façon d‟être dans le monde, pour ainsi dire, un type d‟existence caractérisé par le fait de constituer son unité à l‟aide des différences. Il surdétermine la manière dont la société et la conscience existent respectivement sous les formes de la communication et de l‟intentionnalité. Dans les deux cas, l‟activité référentielle du sens se déploie grâce à l‟utilisation de différences. Celles-ci permettent que les systèmes psychiques et sociaux créent des asymétries favorables à la poursuite de leur autopoïèse. Ces asymétries s‟avèrent, en dernière analyse, les conditions de possibilité d‟un modèle de reproduction basé sur la fermeture opérationnelle. Ainsi, que le réel possède un sens signifie notamment qu‟il demeure un territoire susceptible d‟être exploré par le biais des observations, c‟est-à-dire par le biais des opérations référentielles effectuées à l‟aide d‟un code. Pour cette raison, le type d‟observation que réalise un système est révélateur de sa structure.

Luhmann soutient que le sens comporte trois dimensions, à savoir : une dimension matérielle (sachlich), une dimension temporelle et une dimension sociale. Désormais, nous parlerons indistinctement de dimensions du sens ou de dimensions du monde. Christian Borch observe qu‟il n‟y a guère d‟arguments fondant cette distinction. Luhmann ferait, en effet, abstraction de ce problème ; il procède d‟emblée à une description phénoménologique des opérations véhiculées par le sens. L‟introduction du concept de dimension du sens repose sur les avantages fonctionnels qui s‟y rattachent. Avec des différences spécifiques, les systèmes parviennent à gérer l‟alternance entre la référence au système et la référence à l‟environnement afin de rompre le cercle fâcheux de l‟autoréférence. C‟est précisément cet avantage fonctionnel que nous appelons, à l‟instar de Luhmann, asymétrie ou asymétrisation de l’autoréférence. Les asymétries adoptent un caractère particulier selon la dimension qui est impliquée par les opérations référentielles du sens.

Luhmann utilise le concept de négation pour caractériser la dimension matérielle du sens. Toute observation éclaire sélectivement un morceau du réel, que ce soit par le biais d‟une visée de conscience ou par les thèmes de la communication sociale. Le sens mobilise une indication distinctive qui s‟opère par le moyen d‟une négation, et qui renvoie ultimement à la différence entre le système et l‟environnement. Aussitôt qu‟un observateur distingue un objet quelconque, le sens configure négativement un horizon des possibilités. En guise d‟exemple : que je puisse reconnaître cet objet-ci comme étant un cheval, implique qu‟il ne peut pas être une voiture en même temps. La négation provoque une potentialisation récursive du réel. Les systèmes psychiques et sociaux

établissent par là toute une série de rapports sélectifs qui les unissent au monde d‟une façon à la fois distincte et autonome. Autrement dit, ces systèmes utilisent le sens pour réduire la complexité. La négation opère, ce faisant, une rupture d‟avec les processus environnementaux, que Luhmann nomme exclusion. Il s‟agit d‟une conséquence corrélative au traitement la complexité. On se rappelle que la formation des systèmes requiert la délimitation d‟un domaine d‟opérations vis-à-vis d‟un environnement. En ce sens, il est permis d‟affirmer que l‟exclusion est à l‟activité référentielle des systèmes ce que la fermeture est à leur activité opérationnelle.

En ce qui concerne la dimension matérielle du sens, on peut constater cette tendance évolutionnaire : la distinction intérieur/extérieur constitue une ressource sémantique générale pour délimiter symboliquement le domaine d‟opérations qui appartient à un système. À la différence de la sociologie phénoménologique, la théorie des systèmes n‟admet pas que cette distinction soit déterminée par une typique qui appartiendrait au monde. Bien au contraire, ce sont les systèmes eux-mêmes qui établissent leur séparation d‟avec un environnement. En d‟autres termes, la différence système/environnement n‟est pas fondée sur une ontologie du monde vécu. Il n‟y aurait pas de monde qui précède le système, puisque l‟environnement, à lui seul, n‟est capable ni d‟agir ni de vivre des expériences significatives. Un système peut certes retrouver d‟autres systèmes dans son environnement, et leur attribuer la faculté d‟utiliser le sens. Cependant, le monde et l‟observateur sont, d‟après Luhmann, des réalités co-originaires.41

Reprenons l‟exemple du système économique de la société. L‟usage du code rentable/non rentable permet d‟identifier un objet quelconque, par exemple, une technique de production. Celle- ci sera donc déterminée par une attribution de sens qui prendra la forme d‟un schéma symbolique à valeur binaire. Ainsi, un entrepreneur peut se demander : cette technique de production est-elle rentable ou pas? Aussi l‟utilisation des codes permet-elle d‟inscrire ladite technique dans un horizon significatif et pertinent pour la reproduction du système : si l‟on adopte cette technique, faudra-t-il payer une formation pour les ouvriers qui devront l‟employer? L‟exemple montre la contingence qui caractérise l‟autopoïèse du système économique. En fait, toute décision économique se révèle être contingente en un double sens : d‟une part, elle est contingente parce qu‟issue d‟une sélection, c‟est-à-dire parce qu‟issue d‟une négation d‟autres possibilités ; d‟autre part, elle est contingente parce que son occurrence dépend d‟une série de circonstances tout aussi contingentes.

L‟influence de Husserl se fait sentir à nouveau dans la manière dont Luhmann comprend la dimension temporelle du sens. La distinction entre le présent et un temps autre, que ce soit le futur

41 Ibid., p. 129.

et le passé, constitue une asymétrie nécessaire à la création d‟une temporalité distincte et constitutive au système. Les possibilités ouvertes à la sélection sont, de ce fait, différées à un moment du flux temporel qui n‟est pas encore actuel : à l‟instant présent, on s‟occupe de ce qui n‟a pas encore eu lieu ou de ce qui est déjà survenu. On peut ainsi introduire une deuxième distinction, qui permet de préciser la signification du présent : les événements qui ne se déroulent pas maintenant peuvent cependant être classés dans un temps soit antérieur, soit postérieur. La référence au passé permet de s‟orienter d‟après une mémoire déterminée de manière autoréférentielle. Ceci renforce le caractère sélectif de l‟autopoïèse, dans la mesure où certains événements conditionnent, à titre de prémisses, les sélections que le système prendra ultérieurement. La possibilité de se rapporter au passé et au futur, ainsi que la détermination de ce qui est possible, sont des processus ayant lieu nécessairement à l‟instant présent. Les systèmes sociaux et psychiques définissent ainsi une temporalité qui leur propre et exclusive.

Pensons, par exemple, au sous-système politique de la société. La tenue périodique d‟élections ne s‟accorde ni avec le calendrier grégorien, ni avec l‟occurrence de cycles économiques, ni encore avec les échéances d‟une revue scientifique. Les partis d‟opposition peuvent bel et bien profiter, par exemple, d‟une crise économique pour discréditer la gestion menée par le gouvernement en place. Le système politique détermine le sens (matériel) de ses opérations par le code gouvernement/opposition. Détenir le pouvoir exécutif permet de prendre des décisions collectivement contraignantes conformément à un programme ou à une idéologie de parti. Or, il n‟est pas moins vrai qu‟une telle faculté est conditionnée temporellement. La courte durée des mandats imprime une forte impulsion au système politique, qui est devenu, à l‟heure actuelle, une sphère de la société fort dynamique. En témoignent la volatilité du prestige accordé aux chefs de parti et aux représentants parlementaires, ainsi que l‟utilisation d‟une mémoire très sélective au moment des campagnes électorales. Les partis se projettent alors dans un avenir incertain en assumant des engagements faibles qui ne stipulent normalement pas d‟objectifs réalisables et d‟échéances précises.

La dimension sociale du sens réfère aux conditions de possibilité du social. Luhmann en donne une définition tributaire de l‟œuvre de maturité de Talcott Parsons. Le terme double contingence désigne une duplication de perspectives qui se trouve à l‟origine de la formation de mécanismes émergents. D‟après Parsons, le social s‟explique par l‟action de mécanismes favorisant la stabilisation des attentes comportementales. Le système social aurait pour fonction d‟instituer un ensemble de valeurs communautaires permettant la coordination de l‟agir par l‟entremise de rôles complémentaires (par exemple, médecin/patient). La disponibilité de valeurs et de normes partagées

permettrait, à en croire Parsons, de donner suite à une communication menacée en tout temps d‟être interrompue.

« There is a double contingency inherent in interaction. On the one hand, ego‟s gratifications are contingent on his selection among available alternatives. But in turn, alter‟s reaction will be contingent on ego‟s selection and will result from a complementary selection on alter‟s part. Because of this double contingency, communication, which is a precondition of cultural patterns, could not exist without both generalization from the particularity of the specific situations (which are never identical for ego and alter) and stability of meaning which can only be assured by “conventions” observed by both parties. » 42

La duplication de la contingence explique la nécessité des mécanismes émergents. Comme on le sait, le concept de contingence doit être compris en conformité avec les directives d‟une logique modale selon laquelle est contingent ce qui n‟est ni nécessaire ni impossible. La contingence gagne une signification proprement sociale dès lors qu‟il se produit un redoublement de perspectives. Au début de l‟analyse, il faut poser deux systèmes psychiques qui s‟orientent de manière autoréférentielle. Grâce à une attribution de sens, chacun d‟entre eux peut reconnaître son homologue comme un alter ego. La double contingence sociale implique, par conséquent, que chaque acteur puisse comprendre son homologue comme tel, c‟est-à-dire comme un sujet au même titre que lui-même, puisque capable d‟agir avec autonomie et de lui accorder les mêmes capacités cognitives. Toutefois, les êtres humains peuvent toujours agir de manière imprévisible : ils peuvent transgresser les normes, ignorer consciemment les conventions partagées par les membres d‟une collectivité, décevoir et tromper. En ce sens, le recours à un ensemble de normes et de valeurs se révèle trop fragile pour assurer l‟autopoïèse de la communication. À la différence de Parsons, Luhmann soutient que la possibilité du social, et donc de la communication, ne relève pas d‟une infrastructure normative de la société. Certes, les normes et les conventions constituent des moyens propices à la coordination de l‟agir. Or, le social repose, à vrai dire, dans la duplication de perspectives qui se produit par suite de la rencontre de deux êtres humains. En d‟autres mots, Luhmann rattache le social à l‟émergence d‟un niveau supérieur de construction systémique, dont l‟origine tient à la complexité dégagée par l‟interaction de deux consciences (opérationnellement fermées), et non pas aux normes qui encadrent cette interaction. Luhmann déconstruit ainsi la thèse répandue selon laquelle le social s‟identifierait aux normes et aux valeurs d‟une communauté humaine.

Malgré ses failles, la théorie parsonienne identifie adéquatement le chemin que l‟analyse sociologique doit suivre, puisqu‟elle introduit les concepts de communication et de généralisation.

42 Parsons, T., Toward a General Theory of Action. Theorical Foundations for the Social Sciences, p. 16, Transaction Publishers, New Brunswick (U.S.A.) and London (U.K.), 1951.

Or, Luhmann estime qu‟il faut reconsidérer le rapport entre ces deux concepts et, tout particulièrement, atténuer la primauté que Parsons concède à la dernière de ces notions. Le concept de généralisation désigne l‟applicabilité des catégories au sein d‟une société, dont la fonction est de faciliter l‟établissement des liens communicationnels. Que ce soit par le biais des symboles expressifs ou du langage, ces catégories apportent une prestation cognitive permettant de réduire la complexité, c‟est-à-dire la possibilité de subsumer le sens d‟une situation particulière sous un type déterminé de rapports.43 Quant à lui, Luhmann estime que le concept de communication doit prévaloir contre celui de généralisation. Si la communication prend la forme d‟un système autopoïétique, c‟est parce qu‟elle présuppose l‟activité des média permettant la généralisation de significations. Il faut comprendre ces dernières comme des véhicules de la communication, bien qu‟ils fassent partie, à vrai dire, de la structure des systèmes sociaux. En d‟autres termes, les média possèdent déjà une constitution communicationnelle. Nous y reviendrons plus loin. À ce stade, il est nécessaire de comprendre que la dimension sociale du sens ne se rattache pas à un système normatif issu d‟un ordre de vie socioculturel donné. Il s‟agit, au contraire, d‟une duplication d‟horizons qui survient par suite de la rencontre de deux êtres humains. La double contingence est, pour cette raison, un outil théorique qui rend justice à une véritable communication humaine, car elle relève la liberté qui est constitutive aux êtres humains : ceux-ci sont toujours une source d‟incertitude pour les systèmes de la société. De ce fait, la double contingence implique que

« Le sens est donc social non parce que lié à certains objets (des êtres humains [ou des normes contraignantes]), mais comme porteur d‟une réduplication des possibilités de conception. Il en résulte que les concepts d‟ego et d‟Alter (alter ego) ne sont pas là comme rôles ou personnes pour des systèmes, mais aussi pour des horizons de sens qui accumulent et unissent les références douées de sens. Même la dimension sociale est constituée par un double horizon. Elle devient pertinente dans la mesure où dans le vécu et [dans] l‟action il arrive que les perspectives conceptuelles selon lesquelles un système se rapporte à lui même ne sont pas partagées par les autres. Cela signifie là aussi qu‟ego et alter constituent la non-connectibilité d‟autres explorations. Puisque, de cette façon un double horizon est aussi constitutif de l‟autonomie d‟une dimension de sens, le social ne se laisse pas réduire à la performance de la conscience d‟un sujet monadique. Toutes les tentatives d‟une théorie de la constitution subjective de l‟intersubjectivité y ont échoué. »44

La décomposition du sens en trois dimensions hétérogènes se justifie dans la mesure où elle redéfinit les horizons significatifs de la communication. Ces horizons sont constamment reconfigurés par des différences mutuellement exclusives. Autrement dit, le sens admet une analyse éclairant la signification à la fois objective, temporelle et sociale que possède la communication. Par ailleurs, l‟utilisation de différences permettrait aux systèmes d‟obtenir des informations pertinentes

43 Ibid.

à leur autopoïèse. Luhmann comprend le concept d‟information dans le même sens que Gregory Bateson. Selon lui, l‟information « c‟est la différence qui fait la différence ».45 Adapté au vocabulaire de la théorie des systèmes, le concept d‟information est un événement qui sélectionne un état dans le système.46 L‟information constitue une espèce d‟asymétrie auto-créée qui rompt le cercle fâcheux de l‟autoréférence. Luhmann illustre ces considérations avec l‟exemple suivant : « cette rose est une rose, est une rose, est une rose ».47 Or, l‟ajout d‟une référence temporelle, par exemple, permet de mettre à jour notre compréhension de l‟objet : aujourd‟hui ceci est une rose, demain cette rose deviendra un corps en décomposition. Ce principe s‟applique également aux systèmes de communication, dans la mesure où ils font usage de l‟information pour établir un rapport à l‟environnement. Par exemple : lorsque deux personnes ne parviennent pas à s‟entendre, le noyau thématique du problème en discussion ne disparaît pas pour autant. On peut distinguer ta perspective de la mienne, pour convenir par la suite que la mienne est actuelle, tandis que la tienne s‟avère démodée.

Ainsi est-il possible de comprendre pourquoi Luhmann accorde une si grande importance à la dimension sociale du sens. Luhmann tente de rééduquer nos habitudes de pensée par le biais d‟un concept original de ce qu‟est le social. Le caractère prédicatif du langage risque d‟en empêtrer l‟analyse ; on tend à penser le social comme s‟il était une chose, donc à le réifier. Luhmann cherche ainsi à corriger cette mécompréhension en utilisant un nouveau argumentaire. D‟après lui, le social doit être examiné sous un nouveau jour : il existe dans la réalité des systèmes fermés qui établissent tout de même une série de rapports significatifs avec leur environnement grâce à la communication. La société n‟est donc pas une chose, mais un type d‟existence invraisemblable qui participe d‟un régime autopoïétique de reproduction.