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L‟influence de Husserl se fait sentir très visiblement sur ce point. Luhmann s‟approprie le modèle intentionnel que Husserl développe dans les Logische Untersuchungen et les Ideen. Toutefois, Luhmann abandonne la thèse de la constitution transcendantale.34 Il introduit, en revanche, le concept d‟individualité des systèmes psychiques afin de rendre compte du régime d‟activité qui appartient à la conscience. Il s‟agit, bien entendu, d‟une orientation théorique fonctionnaliste, selon laquelle une telle entité doit être comprise en raison de la manière spécifique dont elle constitue et reproduit son unité, c‟est-à-dire en raison du type d‟opération particulière qui lui permet de poursuivre son autopoïèse. Luhmann appelle conscience la reproduction itérative des événements psychiques. Ainsi, la conscience n‟est pas déterminée par sa participation à une subjectivité transcendantale, mais par une série de caractéristiques qu‟elle partage avec les systèmes de communication, en l‟occurrence : l‟autopoïèse, la fermeture opérationnelle et l‟utilisation du sens. Tout comme les systèmes de communication, la conscience entretient des échanges écologiques, c‟est-à-dire des rapports à l‟environnement conditionnés de manière autoréférentielle. De ce fait, il y a autant de systèmes psychiques que d‟êtres humains. D‟où l‟introduction du terme « individualité », afin d‟appréhender le type d‟autopoïèse qui est constitutif à la conscience. Son propos étant d‟établir les lignes directrices d‟une théorie générale de la société, Luhmann ne s‟attarde pas trop longtemps aux systèmes psychiques. Il s‟y réfère seulement par souci de complétude.

Jusqu‟ici, nous avons caractérisé le sens comme une ressource à la fois intentionnelle et sémantique. Ce portrait doit maintenant être enrichi. Aussi le sens se révèle-t-il un acquis évolutif, dont l‟histoire (Sinngeschichte) doit être examinée à l‟aide d‟une théorie de l‟évolution. En effet, le sens témoigne de la coévolution expérimentée par la conscience et la communication. Considérer le sens sous le jour d‟une théorie évolutive de la société permet de mettre en évidence son caractère dynamique. Comme on le sait, le sens constitue une structure référentielle qui favorise

34 Voir Luhmann, N., op. cit., p. 274 : « […] mon pressentiment est que […] beaucoup de thèmes et même d‟ambitions de la philosophie de la conscience réapparaîtront dans ce contexte. En effet, nous rejetons l‟affirmation que la conscience est sujet. Elle n‟est sujet que pour elle-même. Malgré cela, on peut comprendre que l‟autopoïèse est ouverte et en même temps fermée dans le médium de la conscience. Dans chaque structure qu‟elle accepte, adapte, change ou abandonne, elle est connectée à des systèmes sociaux. Ceci est vrai pour la « pattern recognition », pour le langage et pour tout le reste. Malgré ce couplage, elle est authentiquement autonome parce que ne peut être structure [subjective] que ce qui peut guider l‟autopoïèse de la conscience et se reproduire en elle ». Et plus loin, pp. 318-9 : « Dans ce qui suit, il est surtout important que l‟on distingue soigneusement l‟autopoïèse des systèmes sociaux de l‟autopoïèse des systèmes psychiques (bien que les deux opèrent sur la base d‟une autoréférence douée de sens) et qu‟on ne tende pas seulement à refonder par exemple un réductionnisme individualiste. Le concept fondamental d‟une reproduction du système autoréférentiel fermé peut au contraire s‟appliquer directement aux systèmes psychiques, c‟est-à-dire à des systèmes qui reproduisent la conscience par la conscience et qui ne dépendent que d‟eux-mêmes, et donc ni ne reçoivent la conscience de l‟extérieur ni ne transmettent la conscience vers l‟extérieur. Par « conscience » il ne faut rien comprendre de substantiellement existant (ce à quoi le langage nous conduit constamment), mais seulement le mode spécifique d‟opérations des systèmes psychiques ».

l‟actualisation sélective des possibilités mises à la disposition des systèmes. Par ailleurs, il possède un noyau d’actualité instable. Toute espèce de pensée et toute offre communicationnelle se une caractérisent par une forte propension au changement, sans quoi l‟autopoïèse risquerait de cesser abruptement. Autrement dit, Luhmann tâche d‟inscrire l‟activité référentielle des systèmes dans le temps.

Nous avons abordé l‟imbrication du temps avec la complexité, au chapitre précédent. Nous y avons vu que Luhmann interprète le phénomène de l‟autopoïèse comme une gestion temporalisée de la complexité. Le passage d‟un état actuel à un état potentiel nécessite donc du temps. Afin d‟éviter les surcharges cognitives pendant que l‟autopoïèse se réalise, les systèmes mettent en œuvre des généralisations symboliques.35 Celles-ci leur permettent de créer un temps qui s‟applique de manière exclusive au système, et d‟assurer par là même le raccordement des opérations autopoïétiques. Lorsque ces généralisations symboliques déclenchent la formation de structures, nous parlerons de codes.36 La distinction entre l‟actuel et le potentiel étant constamment mise à jour, la dimension temporelle du sens permet de mieux cerner la signification qui revient au fait de la complexité. Le passage d‟une réalité actuelle à une réalité potentielle n‟implique pas l‟élimination des possibilités non sélectionnées. D‟après Luhmann, le sens traite la complexité au moyen des différences significatives qui permettent toute de même d‟en tirer quelques informations pertinentes pour l‟autopoïèse du système. En d‟autres termes, les possibilités non sélectionnées ne disparaissent point ; l‟utilisation d‟une exclusion sensée permet de renvoyer ultérieurement à ces possibilités, si besoin est, pour renforcer la capacité de raccordement à l‟intérieur du système.

Pour cette raison, les systèmes psychiques et les systèmes sociaux ne traitent pas la complexité à la manière des machines. Bien que contraints à opérer une réduction de complexité, la conscience et la communication nécessite un certain degré d‟indétermination favorable à la poursuite de leur autopoïèse. La complexité n‟est donc pas effacée (!), mais plutôt reproduite, puisque son traitement engage les systèmes dans un processus de formation de structures. De ce fait, les systèmes deviennent plus complexes eux-mêmes pour faire face à la complexité du monde. Dans les mots de Luhmann :

« Dans sa totalité, le sens est donc un traitement selon des différences et, à vrai dire, des différences qui, comme telles, ne sont pas pré-données, mais qui acquièrent uniquement leur applicabilité opérative […] du fait qu‟elles sont douées de sens. L‟auto-mobilité de l‟occurrence du sens est par excellence autopoïèse. Sur cette base tout événement (aussi petit soit-il) peut

35 Voir Luhmann, op. cit., pp. 138-43 et pp. 285 sq.

36 Nous en avons dit déjà bien des choses, notamment à propos de la validité légale et des prix. Voir chapitre 1, section III.

ainsi acquérir du sens et devenir un élément dans le système. Ce n‟est donc pas quelque chose comme « une pure existence mentale » qui est affirmée, mais la fermeture du réseau d‟indications de l‟autoréproduction. Dans cette perspective, les mouvements de sens sont constitués de façon autonome, pour la fonction de permettre l‟acquisition et le traitement de l‟information. Ils ont leur propre portée, une complexité propre, un temps propre. Naturellement, ils n‟existent pas dans le vide ni dans un royaume de l‟esprit. Ils ne survivraient pas à la destruction de la vie où à [celle de] sa base chimique et physique. Seulement cette dépendance n‟est pas […] une prémisse opérative de l‟occurrence du sens. Ainsi, le sens garantit le complexe de propriétés nécessaires à la formation des éléments du système, à savoir la possibilité qu‟a l‟élément lui-même de se laisser déterminer par sa relation avec d‟autres éléments du système. L‟autoréférence, la redondance et l‟excédent de possibilités garantissent l‟indétermination requise. Et l‟orientation d‟après des différences sémantiquement fixées guide le processus autopoïétique de la détermination du sens en prenant en même temps en considération et en donnant forme au fait qu‟à travers chaque sélection d‟actualités suivantes quelque chose d‟autre est exclu. »37

Utiliser le concept de sens pour décrire l‟activité et l‟évolution des systèmes sociaux est une décision lourde de conséquences. En premier lieu, parce que la théorie des systèmes ne peut pas rendre compte de l’origine du sens. Le sens constitue en ce sens (!) une catégorie dépourvue de différence. Pour les systèmes sociaux et psychiques tout espèce de réalité est évidemment douée de sens. Il n‟est donc pas possible de se rapporter au fait du sens à partir du non-sens. Même l‟absurde n‟est pas totalement dénué de sens. L‟expérience de l‟absurde fournit plutôt l‟occasion de remettre en question la classe de distinctions que l‟on utilise pour déterminer un rapport au monde. Dans ce cadre, Luhmann soutient que le non-sens s‟avère un cas spécial de l‟usage d‟opérateurs logiques. Il est permis, en effet, d‟y faire référence par le biais des conclusions contradictoires qui découlent de l‟application des principes logiques. Or, ceci ne met pas en suspens l‟activité référentielle du sens. Bien au contraire, toute opération, soit-elle communicationnelle ou psychique, est véhiculée par le sens.38

Est-il possible encore d‟affirmer qu‟il y a des phénomènes manquant de sens ? Luhmann réfuterait une telle affirmation en soutenant qu‟elle serait une convention langagière tout simplement. Posons, à titre d‟illustration, le cas suivant : aller au quotidien à un travail ne rapportant qu‟un très faible niveau de satisfaction fournit l‟occasion de démissionner et passer à autre chose ; le cas contraire constitue, en revanche, une occasion pour intensifier la haine que l‟on ressent envers notre travail. Si l‟on décide, par ailleurs, qu‟il n‟est pas possible de démissionner Ŕ car on sait que de cela dépend toute une série d‟engagements Ŕ, on peut toujours s‟adonner à des

37 Ibid., pp. 110-1.

38 Peter Sloterdijk en arrive à des conclusions similaires. À l‟instar de Heidegger, il tâche de montrer que l‟être humain, tel un Dasein, ne peut pas remonter au commencement de son existence. La construction narrative de l‟identité retrouve sa limite dans le fait même de la naissance, où le réel ne possède pas encore de constitution langagière. Sloterdijk voit là la condition ontologique de la création de récits mythiques. L‟impossibilité de remonter à l‟origine de l‟existence expliquerait aussi pourquoi la philosophie a toujours préféré les métaphores crépusculaires au détriment des figures de style référant à la natalité. Voir Zur Welt kommen – Zur Sprache

loisirs permettant de combler l‟insatisfaction qui découle de notre travail. Par conséquent, le manque de sens se révèle être l‟épuisement d‟une prémisse de sélection. À en croire Luhmann, l‟interruption de l‟activité du sens serait la fin de l‟autopoïèse, c‟est-à-dire la rupture du lien communicationnelle ou la disparition de la conscience.

Compte tenu de ce qui précède, nous pouvons affirmer que, pour Luhmann, la mise en œuvre du sens exige une description formulée dans les termes d‟une théorie de l‟évolution, et tout particulièrement dans ceux d‟une théorie de l‟évolution des couplages structurels39 résultant des relations écologiques qu‟entretiennent l‟être humain et la société. Le concept de sens, à lui seul, constitue seulement un outil conceptuel permettant d‟éclairer la façon dont des systèmes fermés opérationnellement parviennent à établir des liens significatifs avec l‟environnement. Comme on le sait, Luhmann utilise le terme contingence pour décrire ce phénomène. Il n‟y aurait pas, selon lui, de condition ontologique qui expliquerait la naissance du sens ou l‟usage qu‟en font les systèmes de communication et psychiques pour orienter leur autopoïèse. Pour cette raison, l‟histoire de la société apparaît, chez Luhmann, sous la forme d‟une dérive évolutive, dont les causes doivent être recherchées à l‟aide d‟une méthodologie génétique. À cet égard, le sens s‟avère un élément crucial, en ceci qu‟il est porteur d‟une grande capacité de généralisation. La formation des systèmes autopoïétiques renvoie à l‟utilisation des généralisations symboliques qui favorisent l‟établissement des codes permettant de traiter la complexité. Autrement dit, expliquer le régime d’activité des systèmes de sens implique d’effectuer une reconstruction phylogénétique de l’évolution corrélative et contingente qu’ont expérimentée l’être humain et la société. Toutefois, Luhmann s‟intéresse surtout à la façon dont cette dernière accomplit une réduction de complexité par l‟autopoïèse de la communication. Au demeurant, la communication écologique, dont l‟objet est le rapport que la société noue avec son environnement (et tout particulièrement avec l‟homme), constitue à n‟en pas douter un thème incontournable pour la sociologie, sans qu‟elle soit pour autant indispensable à une théorie générale de la société. Cela dit, Luhmann soutient qu‟on doit prendre congé des théories de la subjectivité pour analyser le phénomène de la communication. Au sein de la théorie des systèmes, la conscience n‟est pas une prémisse opérationnelle de la reproduction de la société, bien que cette dernière ne puisse survivre à la disparition de la conscience, ni celle-ci à la destruction du substrat biochimique de la vie.40

39 La notion de couplage structurel désigne l‟établissement d‟un rapport stable avec l‟environnement reposant sur l‟ouverture que permettent les structures systémiques. Pour ce qui est du couplage structurel entre l‟être humain et la société, nous renvoyons à la première partie du chapitre 5, section IV, où nous abordons explicitement ce problème.

40 « De même que l‟autoreproduction des systèmes sociaux se déploie d‟elle-même par la communication qui déclenche la communication et continuera si rien ne l‟arrête, il y a également dans l‟être humain des reproductions

La présentation de la catégorie de sens nous permet de revenir à la différence entre la structure sociale et la sémantique. Si, par le biais de l‟autoréférence, Luhmann situe l‟analyse sociologique au sein même de la société, le concept d‟observation permet, quant à lui, de saisir le trait distinctif du social en ayant recours de la distinction système/environnement. Ainsi, ce qui n‟est pas une opération communicationnelle est renvoyé à l‟environnement de la société. Une telle distinction s‟opère à l‟intérieur du système social et adopte plusieurs formes selon la référence systémique choisie par l‟observateur. Puisque l‟être humain font partie de l‟environnement de la société, leur statut est déterminé de manière distincte par chacun des systèmes de la société : pour le système économique, l‟être humain est un consommateur ; pour le système politique, un électeur ; pour le système légal, un sujet de droit ; pour le système éducationnel, un étudiant ; etc. En ce sens, la théorie de Luhmann constitue une cybernétique de second ordre (second order cybernetics). En effet, elle tâche de décrire les distinctions qu‟utilisent les systèmes pour observer à la fois leur dynamique interne et les événements ayant lieu dans leur environnement. Ceci étant, une observation de second ordre rend opérationnel le principe de l‟autoréférence, car elle permet d‟examiner la reproduction de la société à l‟aide des descriptions fournies par les différents systèmes de communication. Ainsi, les codes binaires ne sont pas de simples critères d‟observation ; ils constituent de surcroît le noyau sémantique des descriptions utilisées par les systèmes de communication. De ce fait, les systèmes profitent de leur code pour observer leur propre régime d‟activité.

Par exemple, le système économique utilise le code rentable/non rentable pour doter ses opérations d‟un sens qui renforce son autopoïèse, à savoir : celui d‟être une activité à but lucratif qui génère de la valeur en administrant des ressources rares. À l‟heure actuelle, le système économique se caractérise par un régime d‟activité orienté à la maximisation des utilités marginales. Du reste, le système économique utilise ce code pour observer l‟environnement. De ce fait, l‟environnement acquiert un sens en propre économique sous la forme des conditions favorables ou restrictives à l‟augmentation de la valeur du patrimoine, qu‟elle se rattache au travail, au capital ou aux investissements. Ainsi, on comprend pourquoi les crises politiques tendent, par exemple, à décourager les investissements étrangers ; aussi, pourquoi les travailleurs plus qualifiés sont normalement mieux payés que ceux qui ne possèdent pas de compétences spécialisées.