• Aucun résultat trouvé

Observation et sens dans les systèmes psychiques et sociau

La théorie des systèmes comme théorie de la société moderne

II. Observation et sens dans les systèmes psychiques et sociau

L‟autoréférence constitue donc le principe cardinal de la théorie luhmannienne. Or, quelle garantie épistémique peut-elle fournir ? Si la science doit se limiter à rendre compte des autoréférences qu‟actualisent les systèmes de la société, en quoi la description scientifique d‟un système diffère-t-elle de ce que lui-même peut communiquer sur ses propres états ? Pour répondre à cette question il faut rappeler l‟un des concepts élémentaires de la théorie des systèmes, en l‟occurrence la fermeture opérationnelle. Pour Luhmann, cette dernière se trouve être la condition de possibilité d‟une ouverture cognitive du système sur l‟environnement. Luhmann désigne cette disposition cognitive sous le terme alter-référence (Fremdreferenz). L‟alter-référence permet aux systèmes d‟octroyer une signification distincte aux événements qui adviennent dans le monde, soient-ils des événements du système ou de l‟environnement. En d‟autres termes, pour que la communication puisse avoir un sens, il est nécessaire qu‟elle soit dotée de la capacité à distinguer l‟autoréférence de l‟alter-référence. Luhmann introduit ainsi le concept de sens, dont le rôle est de clarifier comment les systèmes utilisent alternativement l‟autoréférence et l‟alter-référence pour orienter leur autopoïèse.

Opter pour une épistémologie basée sur l‟observation des systèmes autoréférentiels n‟implique pas supposer que les systèmes opèrent de manière solipsiste. Bien au contraire, puisque les systèmes se servent de l‟alter-référence, ils sont en état de se poser eux-mêmes comme l‟objet d‟une observation. Le concept d‟observation employé par Luhmann est tributaire de la théorie phénoménologique de l‟intentionnalité. En effet, à l‟origine de toute espèce d‟observation se profile une référence renvoyant à quelque chose qui se trouve au-delà d‟elle-même. Luhmann emploie ici la formule suivante : « Le phénomène du sens apparaît sous la forme d‟un excédent de référence[s]

à d‟autres possibilités d‟expérience et d‟action ».32 Chez Luhmann, le sens se révèle être une structure de renvoi permettant le traitement d‟une expérience riche en possibilités et dotée, pour cette raison, d‟horizons ouverts. Une panoplie des possibilités s‟ouvre sélectivement devant chaque système grâce au sens. Celui-ci lui permet d‟opérer une réduction de complexité en sélectionnant quelques unes de ces possibilités.

Le concept de sens comporte une deuxième détermination qui est décisive pour le projet de Luhmann : il est le type de modalité fonctionnelle qui correspond à la fois aux systèmes sociaux (ou systèmes de communication) et aux systèmes psychiques (ou systèmes de conscience). Par l‟utilisation du sens, la communication peut en même temps déployer un régime d‟activité dépourvu d‟interruptions et déterminer l‟objet de ses opérations référentielles. À ce but concourt l‟établissement des limites du système. À l‟aide des limites, les systèmes cernent l‟étendue de leurs opérations tout en se différenciant de l‟environnement. Nous avons discuté plus haut de l‟importance des thèmes de la communication pour l‟autopoïèse. Selon Luhmann, ce sont les thèmes qui commandent le processus itératif de différenciation d‟avec l‟environnement. Les thèmes permettent de définir des critères de pertinence limitant l‟étendue et le contenu des contributions qui seront fournies ultérieurement. Ainsi, les limites des systèmes s‟avèrent, en dernier ressort, des acquis structurels déterminés de manière significative, dont la construction relève de l‟actualité et de la pertinence des thèmes de la communication. De ce fait, le sens offre la possibilité de se rapporter à un monde dont l‟unité est assurée paradoxalement, puisque constituée par l‟unité de la différence rectrice entre le système et l‟environnement. Autrement dit, l‟accessibilité du monde présuppose une structure référentielle qui actualise, à chaque moment et de manière sélective, l‟identité du système par le moyen de l‟établissement de limites, sans quoi tout rapport au monde serait bloqué à cause d‟une autoréférence qui se déroulerait dans une circularité inébranlable. Dans le sillage de Husserl, Luhmann soutient que toute observation vise un objet qui renvoie à l‟environnement du système observateur. Le concept d‟alter-référence rappelle pour cette raison la constitution intentionnelle d‟un horizon intentionnel qui entoure les opérations de la subjectivité. Or, à la différence de Husserl, pour qui l‟intentionnalité est somme toute une faculté particulière de la conscience, Luhmann considère que les systèmes de communication possèdent, eux aussi, la capacité d‟orienter leur régime d‟activité à l‟aide du sens. La capacité de gérer la différence entre l’autoréférence et l’alter-référence ne serait donc pas une faculté exclusive de la conscience.

Ces précisions nous permettent de mieux comprendre la manière dont Luhmann conçoit le concept d‟observation. À l‟encontre de Maturana et Varela, qui prétendent que seul le langage peut

32 Ibid., p. 104.

inscrire les opérations d‟un observateur dans un domaine proprement sémantique,33 Luhmann soutient que toute espèce de système possède la faculté d‟observer. Dans le cadre de la théorie des systèmes , l‟observation n‟est donc pas une prérogative de l‟homme, mais une possibilité découlant de l‟utilisation des opérations référentielles. Selon Luhmann, il n‟y aurait que deux types de systèmes capables de distinguer l‟autoréférence de l‟alter-référence : seuls les systèmes psychiques et les systèmes sociaux seraient en mesure de comprendre une observation comme une attribution de sens.

Cette thèse demande quelques exemples. Une cellule possède-t-elle la capacité de distinguer entre l‟autoréférence et l‟alter-référence? Si l‟on pense à la perméabilité des membranes cellulaires, on pourrait être tenté de répondre affirmativement. Les cellules réagissent à la concentration de certains éléments chimiques en modifiant les seuils d‟excitation électriques qui déterminent la porosité de leurs membranes. Les seuils sont ajustés au besoin afin de favoriser ou empêcher l‟entrée d‟une molécule permettant la reproduction des processus intracellulaires. Cette façon d‟envisager le phénomène en question peut induire en erreur, puisque, même si l‟on y reconnaît un certain degré d‟autorégulation, c‟est un observateur scientifique, en l‟occurrence un biologiste, qui distingue l‟autoréférence (dans le cas présent, la concentration d‟un élément chimique donné à l‟intérieur de la cellule) de l‟alter-référence (dans le cas présent, l‟adaptabilité des seuils d‟adaptation pour favoriser ou limiter les flux provenant de l‟extérieur). L‟usage du concept d‟autorégulation se justifie en tant qu‟attribution de sens effectuée par un observateur.

Luhmann s‟approprie la distinction husserlienne noèse/noème pour déterminer la manière dont le sens participe de l‟autopoïèse des systèmes psychiques. La conscience témoigne de la faculté d‟orienter son autopoïèse vers soi-même (noèse) ou vers un objet autre (noème). Chez Luhmann, les systèmes psychiques apparaissent comme étant des entités susceptibles de référer leur sélectivité soit à eux-mêmes, soit à leur environnement. Luhmann emploie donc la distinction entre action et expérience pour décrire l‟activité référentielle déployée par les systèmes usant du sens. Quand un système se réfère à un événement comme issu d‟une sélection propre, on parlera d‟action. Alternativement, le concept d‟expérience désigne l‟attribution d‟une sélection à l‟environnement. Les systèmes psychiques se forment, selon Luhmann, en se différenciant d‟un monde ambiant par la réactualisation itérative d‟une opération spécifique, à savoir la conscience. Celle-ci constitue un réseau circulaire de production d‟événements psychiques, que Luhmann désigne par le terme pensée. En tant qu‟éléments des systèmes psychiques, les pensées s‟intègrent à un réseau circulaire afin de permettre ultérieurement la production d‟autres éléments de la sorte.