• Aucun résultat trouvé

hobbesienne de l‟État Du reste, c‟est Parsons qui lui a octroyée une signification à proprement parler

sociologique. Voir Parsons, T., The Structure of Social Action. Vol 1, p. Fress Press, New York, NY, 1968 ; et Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., p. 149 sq.

entre les individus. Luhmann fait valoir que Parsons comprend le sens du problème sociologique à la suite de Hobbes. À en croire Luhmann, Parsons ne ferait que repousser la question « comment l‟ordre social est-il possible ? » à un degré d‟abstraction plus élevé. À y regarder de près, Parsons opère une régression ad infinitum : si la société est possible grâce aux contrats, il faudrait s‟interroger sur les conditions de possibilité des contrats. Comment peut-on concilier des intérêts incommensurables en ayant recours à un ensemble de normes, si cohérent soit-il ? Chez Luhmann, il est question justement d‟expliquer l‟apparition de tels moyens généralisés de coordination sociale. Notre auteur le soutient éloquemment, en adoptant du reste un ton fort ironique :

« L‟introduction du concept de normes dans une position secondaire et dérivée n‟est pas seulement inhabituelle au regard des traditions du droit naturel, mais elle va à l‟encontre des contributions aux théories sociologiques. À la différence de la théorie sociale de la vielle Europe, nous ne partons pas de présuppositions normatives. À la différence de la sociologie d‟un Durkheim ou d‟un Parsons nous ne voyons pas non plus dans le concept de norme l‟ultime explication de la facticité ou de la possibilité pure et simple de l‟ordre social. Nous ne confions même pas à la théorie sociologique la tâche de formuler sa propre tâche au regard des normes et des valeurs. Beaucoup d‟expériences décourageantes existent déjà dans le temple récemment construit de l‟émancipation et les fidèles semblent avoir abandonné le culte. […] La thèse empirique incontestable selon laquelle chaque ordre social produit des normes et dépend de normes est remplacée par cette première version (triviale) et reformulée, avec plus de précision et plus de potentiel critique, par la spécification du problème de référence comme « risque de généralisation immanent au sens ». Le problème fondamental se déplace ainsi du concept de norme au concept de généralisation. »62

Le paragraphe précédent est très instructif de la critique que Luhmann adresse à la tradition intellectuelle de la vielle Europe. Le concept de norme s‟y révèle le fondement d‟une doctrine qui présente la société comme un tout composé d‟être humains. La question à poser, soutient Luhmann, est celle-ci : pourquoi doit-on justifier le concept d‟ordre social à l‟aide d‟une théorie normative ? Quel sens renferme cette justification ? L‟appel à une fondation normative est l‟évidence que tout espèce d‟ordre social produit des normes et en fait usage pour régler les rapports entre les hommes. Mais pourquoi doit-on en faire la pierre de touche de la théorie sociale ? Pourquoi la tradition témoigne-t-elle d‟une si forte réticence à délaisser ce recours ? Encore Luhmann répond-il à ces questions avec une expression provocatrice : cette réticence tient à la nature humaniste de la tradition sociologique européenne. La théorie des systèmes se veut, contra la vieille Europe, antihumaniste, puisque Luhmann refuse de concevoir la société d‟après une idée rectrice d‟ordre normatif. La constitution de la société ne dépendrait guère d‟une idéalisation du devoir-être. Bien au contraire, le concept d’homme, ainsi que les prétentions normatives qu’il véhicule, révèle la malice du sujet.63 Ce dernier serait, à en croire Luhmann, un dispositif conceptuel dont la tradition humaniste aurait tiré parti afin de réclamer un droit de participation pour l‟être humain dans la

62 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit., pp. 391-2.

société. Sous l‟emprise de cette doctrine, la tradition européenne aurait institué un devoir moral que la société, par le moyen de sa structure normative, est censée accomplir, en l‟occurrence le devoir de fournir progressivement les conditions nécessaires à l‟amélioration morale et matérielle de l‟espèce humaine. La philosophie du sujet prend le relais d‟une tradition intellectuelle dont le premier chaînon remonte, comme on l‟a vu, à la philosophie pratique aristotélicienne. Chère à la culture politique de la modernité, la sémantique du sujet se donne pour but de fonder une société d‟hommes. Depuis les jours de la Révolution française, le rapport de l‟être humain à la société a été médiatisé par l‟institution d‟un État de droit à constitution démocratique, dont les normes relèvent de la participation des individus, désormais munis de droits et devoirs, aux processus de délibération légale.64 Ainsi, l‟être humain devient un citoyen ; et l‟ordre social, quant à lui, l‟expression de la volonté générale. De ce fait, le sujet politique Ŕ et ici l‟on parle d‟un sujet à constitution anthropologique Ŕ se pose à l‟origine de la société.

Pour sa part, Luhmann situe l‟homme dans l‟environnement de la société. À première vue contre-intuitive, cette thèse présente l‟être humain comme une source d‟indétermination pour l‟ordre social. Si la théorie des systèmes situe l‟être humain dans l‟environnement de la société, c‟est bien pour lui accorder une autonomie pleine. Sous la perspective du système social, l‟être humain comporte une complexité qu‟aucun ensemble de normes ne saurait épuiser. En d‟autres termes, nous croyons que Luhmann tente de suggérer que la signification d‟une vie humaine ne peut pas être reconduite à une prestation d‟ordre fonctionnel. D‟autre part, au point de vue du système psychique, la société s‟avère un environnement extrêmement complexe. En ce sens, on peut appréhender la différence système/environnement à l‟aide du concept de complexité. Pour ce faire, Luhmann s‟approprie le concept de variété requise. Issu de la cybernétique, le terme variété requise dénomme l‟écart de complexité qui caractérise le rapport du système à l‟environnement. Celui-ci étant par définition plus complexe que celui-là, le système doit devenir de plus en plus complexe afin de maîtriser la complexité que lui propose son environnement,65 Pour ce qui est du rapport entre l‟être humain et la société, cet écart de complexité se vérifie dans les deux sens : si l‟être humain est nécessairement une source d‟indétermination pour les systèmes fonctionnels de la société, il n‟est pas moins vrai que la société renferme une complexité qui dépasse les capacités

64 Voir Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel I. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, pp. 396-7, Fayard, France, 1987.

65 « [Les] analyses de la différence entre e système et l‟environnement partiront de la supposition que l‟environnement est toujours beaucoup plus complexe que le système lui-même. C‟est le cas de tous les systèmes imaginables. Cela est vrai de la totalité du système social. […] En d‟autres mots, la différence entre système et environnement stabilise la différence de degré de complexité. C‟est pourquoi la relation entre l‟environnement et le système est nécessairement asymétrique. La différence de degré de complexité va dans une direction, elle n‟est pas réversible ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 233.

cognitives des êtres humains.

C‟est la raison pour laquelle Luhmann préfère parler d‟être humain que de personne. La notion de personae66 provient du monde antique. Elle y était employée dans le cadre de l‟activité

dramaturgique pour désigner l‟ensemble de manifestations dotant un personnage d‟une identité propre. Le concept renferme pour cette raison un sens esthétique, dont la pertinence se rattache à l‟existence d‟autres individus de la sorte. Au sein de la théorie sociale, le concept de personne désigne aussi un ensemble d‟attentes comportementales. Il s‟agit, bien entendu, d‟une référence fonctionnelle par laquelle la société observe les êtres humains par l‟entremise de ses systèmes. De par son appartenance à une communauté, un homme est en même temps une personne, dans la mesure où son comportement crée des attentes. En ce sens, un homme est plusieurs personnes à la fois : un consommateur, un électeur, un étudiant, un sujet de droits, etc. Ainsi, le terme ne désigne pas un être unique et non répétable, mais plutôt la signification fonctionnelle que les systèmes de la société attribuent aux êtres humains.67

Que Luhmann prenne congé de l‟humanisme s‟explique par un souci d‟ordre théorique. Comme on le sait, il tâche de formuler une théorie sociologique générale. Celle-ci constitue, à vrai dire, un geste d‟insurrection contra l‟humanisme Ŕ et non pas contra les êtres humains. Puisque son intérêt est, pour l‟essentiel, de libérer la pensée sociologique de l‟emprise de l‟humanisme, Luhmann montre que l‟identité de l‟homme n‟est guère déterminée par le fait d‟appartenir à une communauté juridico-politique. L‟antihumanisme est indicatif alors d‟une position théorique, et non pas d‟une dévalorisation de l‟être humain. En ce sens, la pensée de Luhmann rappelle le célèbre énoncé nietzschéen selon lequel l‟homme est « l‟animal dont le caractère propre ne s‟est pas encore fixé ».68 Nous estimons que Luhmann tente de défendre une thèse qui s‟y apparente, quoiqu‟à l‟aide d‟une nouvelle grammaire sociologique :

« This line of argument converges with a version of systems theory that (in regard to concept and reality) relies on the distinction between system and environment. If one proceeds from the system/environment distinction, one has to assign the human being, as a living and consciously experiencing being, either to the system or to its environment. (A division into two or three and a corresponding distribution is empirically impossible.) If one would consider human beings a part of the social system, then this would force one to interpret the theory of differentiation as a theory of the distribution of human beings Ŕ be it into strata, nations,

66 Spaemann, R., Les personnes : essais sur la différence entre « quelqu’un » et « quelque chose », Paris, Cerf, 2009. 67 « Nous voulons nommer personnes les systèmes psychiques qui sont observés par d‟autres systèmes psychiques

ou sociaux. Le concept de système personnel est par conséquent un concept qui implique une perspective qui devrait inclure […] l‟auto-observation ». Luhmann, N., Systèmes sociaux, p. 155. « Nous aimerions éviter l‟expression « personne » le plus largement possible dans ce contexte, pour la réserver à la désignation de l‟identification sociale d‟un complexe d‟attentes qui sont adressées à un être humain individuel ». Ibid., p. 263. 68 Nietzsche, F., Oeuvres complètes II, Par delà le bien et le mal, 3è partie, § 62, p. 611. Robert Laffont, Paris, 1993.

ethnicities, or groups. In this way one would end up with a blatant contradiction of the concept of human rights, especially the concept of equality. Such “humanism” would consequently fail as a result of its own concepts. The only remaining possibility is to conceive of the human being altogether Ŕ with body and soul Ŕ as a part of the environment of society. »69

De ce fait, Luhmann fait valoir que l‟identité de tout système doit être examinée au moyen de deux critères complémentaires. Premièrement, il est nécessaire de déterminer sur quoi repose l‟unité d‟un système. Deuxièmement, il est nécessaire de repérer ce par rapport à quoi un système se distingue. Luhmann soutient que l‟unité de l‟être humain réside dans les couplages structurels du système organique Ŕ dont l‟unité est constituée sur la base d‟une reproduction circulaire d‟opérations physico-chimiques Ŕ au système psychique. À propos de ce couplage, Luhmann dit très peu de choses. Estelle Ferrarese70 suggère qu‟il faut revisiter l‟œuvre de Maturana afin de connaître la façon dont Luhmann comprend ce qu‟est l‟être humain. La reproduction cellulaire et le système nerveux constituent, pour Maturana, les modèles archétypaux de l‟autopoïèse. Cela dit, lorsque Luhmann parle du système organique il faut penser à un système autopoïétique capable de se reproduire lui-même par le biais d‟un réseau d‟opérations fermé vis-à-vis de l‟environnement. Or, il ne s‟ensuit pas que les êtres humains existent à la manière des monades : la fermeture se révèle être la condition de possibilité d‟une ouverture cognitive sur l‟environnement. Pour cette raison, tous les échanges que l‟être humain entretient avec son environnement se déploient par l‟intermédiaire du système nerveux. Le couplage se vérifie dans l’interprétation cognitive que fait le système psychique des stimuli environnementaux, c‟est-à-dire dans le traitement qu‟il en fait par le moyen du sens.

L‟intérêt de Luhmann étant éminemment sociologique, notre auteur se déleste des problèmes qui se rattachent à l‟anthropologie philosophique. Il fait valoir, en revanche, l‟autonomie qui caractérise les systèmes de sens, puisque autopoïétiques. Le concept d‟autonomie, en conséquence, renvoie à la capacité systémique d‟interrompre le flux d‟événements qui ont lieu dans l‟environnement tout en se donnant lui-même des conditions favorables au traitement de la complexité. En ce sens, tant les systèmes de communication que les systèmes psychiques sont des entités autonomes. Luhmann désamorce par là même un principe de causalité déterminé unilatéralement, de par lequel le darwinisme social affirme que toute transformation éprouvée par l‟homme et la société s‟explique par l‟action de l‟environnement.71 Luhmann soutient, en revanche, que seuls les systèmes de sens

69 Luhmann, N., Die Gesellschaft der Gesellschaft, pp. 24-35, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1997 [tr. an. Moeller, H.G., dans Luhmann Explained. From Souls to Systems, p. 234, 2006].

70 Ferrarese, E., op. cit., p. 30.

71 Il est à noter que Darwin lui-même ne fit jamais usage du principe de la sélection naturelle pour expliquer l‟évolution des sociétés humaines. Bien au contraire, il considéra, sa vie durant, les interactions entre les êtres humains à l‟aide de catégories morales. Le terme darwinisme social provient donc de l‟utilisation que la sociologie anglo-saxonne a fait du principe de la sélection naturelle pendant le XIXe siècle, notamment sous

possèdent la faculté d‟expérimenter le monde et d‟octroyer une signification distinctive à cette différence. Le concept central de la théorie des systèmes n‟en est pas à vrai dire un, mais plutôt une distinction : la différence entre le système et l‟environnement. Par conséquent, le système et l‟environnement sont, pour Luhmann, des réalités co-originaires. L‟environnement constitue ainsi une pièce fondamentale de l‟édifice catégorial de la pensée luhmannienne : bien que les phénomènes évolutifs relèvent d‟une modification de l‟autopoïèse du système, des impulsions environnementales sont requises pour que cela se produise.

Cette thèse nécessite quelques exemples. Pensons, par exemple, à la fixation des barèmes de prix. Les gouvernements possèdent la faculté d‟intervenir dans les marchés pour déterminer les prix des denrées et des services. Bien que cette décision puisse s‟avérer contraignante pour les producteurs, elle ne peut pas modifier les conditions dans lesquelles se déroule l‟autopoïèse du système économique. Que la théorie économique orthodoxe proscrive cette classe d‟intervention ne devrait pas surprendre. Si le barème est inférieur au prix de marché, une situation de rareté peut survenir. Si, au contraire, le barème est supérieur au prix de marché, une situation de surplus risque de se produire. Par ailleurs, les entreprises peuvent faire face à ces restrictions en développant de nouvelles techniques industrielles, en congédiant des employés ou en réduisant les salaires, dans le but ultime d‟amoindrir les coûts de production. La conclusion qui s‟ensuit est donc simple : une fixation de prix efficace puise son fondement dans une observation des prémisses opérationnelles du système économique, c‟est-à-dire dans une analyse des conditions permettant d’orienter l‟autopoïèse du système vers la maximisation du profit.

Ce principe s‟applique également à toute entité autopoïétique. L‟être humain n‟y fait pas exception : il témoigne d‟une existence qui lui appartient en propre. De ce fait, il est capable de conditionner lui-même un changement d‟état. Certes, il est possible de subir une maladie ou d‟avoir un accident. Or, une analyse centrée sur l‟expérience du sens montre que les êtres humains sont tout de même capables de déterminer les conditions dans lesquelles se déroule l‟autopoïèse de leur conscience. Que l‟on pense à la toxicomanie ou aux dépressions : la personne atteinte doit elle- même forger une voie de sortie de tels états. On pourrait même dire que tout rétablissement dépend de la capacité de s‟aider soi-même.

En guise de conclusion, nous pourrions dire ceci : dans la grammaire de la théorie des systèmes, l‟expression détermination environnementale apparaît comme étant une contradictio in adjecto.

l‟emprise de Herbert Spencer. Voir Ghiselin, M.T., « Darwin and the Evolutionary Foundations of Society »,

C‟est précisément en ce sens que Luhmann soutient que l‟être humain existe séparément de la société, c‟est-à-dire qu‟il en fait partie de l‟environnement. Du reste, la société est une partie significative l‟environnement des systèmes psychiques. Les systèmes de la société peuvent certes communiquer sur ce qui advient dans leur environnement. L‟être humain, par exemple, constitue un thème courant de la communication sociale. Néanmoins, la conscience et la communication sont deux niveaux distincts du réel. Cela étant, nulle intervention directe n‟est possible. Ni la communication ne peut déterminer la conscience, ni la conscience ne peut déterminer la communication.

Chapitre 3

Entre philosophie et sociologie : la théorie de l‟agir communicationnel comme