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Intersubjectivité et communication : deux points de départ pour la théorie sociale

Certains commentateurs ont souligné la place de la normativité comme étant la pierre angulaire de la controverse LuhmannŔHabermas. Cette ligne d‟interprétation privilégie l‟exigence déontologique posée par la rationalité communicationnelle.126 Comme on l‟a vu, celle-ci demande d‟adopter une disposition contrefactuelle face aux prétentions à la validité mobilisées dans les actes de langage. Cette disposition se répercuterait sur la théorie de la société, dans la mesure où Habermas s‟interroge sur les effets de l‟intégration du système127 dans les sociétés complexes. Il formule ainsi le concept de colonisation du monde vécu pour expliquer l‟élargissement des rationalités stratégique et instrumentale vers le domaine symbolique où opère la communication langagière. En revanche, la théorie des systèmes se caractériserait par l‟adoption d‟une attitude affirmative à l‟endroit du réel. Luhmann soutient, d‟ailleurs, que la théorie sociale doit se limiter à rendre compte des conditions de possibilité de la formation des systèmes de communication à caractère émergent.

De ce fait, l‟aspect central de ladite controverse résiderait dans l‟intérêt émancipateur que comporte la théorie habermasienne : Habermas relèverait contra la théorie des systèmes l‟importance grandissante qu‟acquiert la justification discursive dans un monde où concourent deux processus centripètes : d‟une part, l‟effondrement de l‟autorité sacrale élève le degré d‟abstraction qui doit atteindre l‟intégration sociale ; d‟autre part, l‟accroissement de la complexité exige la formation des structures systémiques qui se soustraient à un examen communicationnel, et qui constituent, par voie de conséquence, un domaine sociétal dénué d‟une signification normative. Dans un tel contexte, le rôle d‟authentifier la validité des assertions Ŕ et des normes légales, tout particulièrement Ŕ reviendra au discours argumentatif. En d‟autres termes, ce qui différencierait Habermas de Luhmann, ce serait la pertinence éthique que renferme, pour le premier, une théorie

126 « […] l‟attitude performative garantit l‟unité dans le changement des modes [illocutoires] ; c‟est pourquoi, dans le rapport réfléchi à soi, la conscience de soi pratique garde une certaine préséance sur la conscience épistémique et pathique. Le rapport à soi réfléchi fonde la capacité d‟un acteur à prendre ses responsabilités. L‟acteur capable de prendre ses responsabilités se comporte de manière critique envers soi-même non seulement dans ses actions immédiatement susceptibles de morale, mais également dans ses énonciations cognitives et expressives. Bien que la capacité de prendre ses responsabilités soit fondamentalement une catégorie morale- pratique, elle s‟étend aussi aux cognitions et aux expressions intégrées dans le spectre de validité de l‟action orientée vers l‟intercompréhension ». Habermas, J., Théorie de l’agir communicationnel II, op. cit., p. 87. 127 Il faut rappeler ici que le terme intégration du système désigne les apports réalisés par l‟État bureaucratique et

l‟économie capitaliste à la coordination de l‟agir. Ces apports remplissent la fonction d‟assurer la reproduction de la base matérielle de la société.

sociologique rattachant l‟avènement des sociétés modernes à une rationalisation d‟ordre communicationnel.128

Nous nous distancions de cette ligne d‟interprétation, car elle accorde une signification démesurée à l‟intérêt pour l‟émancipation au détriment de la dimension épistémique de la théorie habermasienne. Cette lecture n‟est cependant pas dépourvue d‟arguments solides. Nous ne disconvenons pas que, pour Habermas, la théorie sociale comporte un volet admettant une interprétation morale-pratique, et que celui-ci se révèle central à bien des égards. Néanmoins, il n‟est pas permis de postuler que ce soit une disposition éthique qui différencie essentiellement les théories de Luhmann et de Habermas. Dès qu‟on situe cette controverse sur un terrain proprement épistémique, on pourra comprendre sa signification d‟une manière plus nuancée que ne le permet le biais éthique. H.G. Moeller a défendu une telle avenue d‟interprétation.129 Selon lui, la signification du débat LuhmannŔHabermas est stricto sensu épistémique, d‟autant plus que l‟on peut voir dans son volet éthique la conséquence d‟un choix entre deux concepts concurrents de société : respectivement communication et intersubjectivité. En préférant cette ligne d‟interprétation, nous n‟entendons pas sous-estimer l‟importance que renferme, chez Habermas, la médiation entre la théorie et la pratique. À l‟évidence, ladite médiation occupe une place essentielle dans l‟architecture de la théorie de l‟agir communicationnel. Néanmoins, on ne pourrait vraiment pas comprendre sa signification si l‟on faisait abstraction de l‟intention systématique qui anime la théorie habermasienne de la société. La controverse LuhmannŔHabermas ne doit pas être entendue comme une reprise du débat sur la neutralité axiologique en sociologie, pour autant que certains commentateurs de Luhmann (dont Moeller lui-même) semblent défendre cette position.130 Nous estimons, au contraire, que la place de la normativité dans la théorie sociale dérive des préférences épistémologiques.

En outre, il faut indiquer que le but de ce chapitre est de reconstruire le débat Luhmann- Habermas à partir des positions qu‟ils ont respectivement défendues dans Systèmes sociaux et Théorie de l’agir communicationnel. Certes, la controverse s‟est étalée sur l‟espace de trente ans. Le premier chaînon remonte à la parution de Theorie der Gesellschaft oder soziale Technologie. Was leistet die Systemforschung ? (Théorie de la société ou théorie sociale. Qu’apporte la

128 Voir Dupeyrix, A., op. cit., et Ferrarese, E., op. cit.

129 Moeller, H.G., Luhmann Explained : From Souls to Systems, Open Court, Illinois, 2006.

130 « Given the foundational differences between Habermas‟s normative-humanist approach and Luhmann‟s descriptive-functional approach, the debate was less a dialogue and more and exchange of irreconcilable positions on what society is and what social theory means. Luhmann stated later in his life that, intellectually speaking, he had not profited very much from the controversy. In Luhmann‟s view, the debate had been rather fruitless because of the radical differences between his own theoretical stance and Habermas‟s political agenda. », Moeller, H.G., The Radical Luhmann, p. 129, Columbia University Press, New York, 2010.

recherche systémique ?) en 1971. Les auteurs tentent d‟y répondre aux questions suivantes : le projet philosophique de l‟émancipation, envisagé originellement au siècle des Lumières franco- allemandes, demeure-t-il pertinent dans la modernité avancée ? Et si oui, est-il possible de le réaliser par le moyen d‟un pilotage rationnel de la société ?131 Dans le cadre de notre projet de recherche, la publication de 1971 comporte toutefois un intérêt limité, car les problèmes qui se rattachent aux fondements d‟une théorie de la société y sont abordés de manière accessoire. Comme on le sait, Habermas travaillait alors sur l‟épistémologie des sciences sociales ; le tournant pragmatique en était à un état encore embryonnaire. Pour sa part, Luhmann tentait de combiner les approches de Husserl et de Parsons pour élaborer une théorie de la société dans les termes d‟une théorie des systèmes autoréférentiels. Peu avant sa disparition, Luhmann revint sur la signification de cette controverse. Il insista alors sur l‟unilatéralité des propos qui furent étayés. En effet, on éprouve des difficultés à voir dans cette publication un débat au sens conventionnel du terme, puisqu‟il ne s‟agit pas à proprement parler d‟une confrontation d‟idées, mais plutôt d‟un exposé de thèses qui avaient très peu en commun, d‟autant moins que l‟on a du mal à déterminer quel gain s‟en dégage. Le choix du titre en est déjà symptomatique, car aucun auteur ne prétendait être le partisan d‟une technologie sociale.132

Bien au contraire, tant Luhmann que Habermas ont tenté d‟établir les prémisses fondamentales d‟un programme de recherche sur les sociétés modernes. Nous exposerons cette controverse en quatre étapes. Premièrement, il s‟agira de présenter les critiques qu‟adresse Habermas à Luhmann. D‟après le premier, la théorie des systèmes ferait abstraction des implications paradoxales qui se rattachent aux processus de rationalisation. Bien qu‟elle éclaire notre compréhension de l‟évolution sociale, la théorie des systèmes fournirait une perspective théorique contre-intuitive, car elle élimine la perspective interne des acteurs qui participent à la reproduction symbolique de la société (I). Deuxièmement, nous montrerons que la raison de cela tient, selon Habermas, aux choix méta- théoriques faits par Luhmann. En effet, l‟élimination de la perspective interne s‟expliquerait par la prédilection d‟un concept de système dénué de tout potentiel critique (II). Troisièmement, il faudra expliquer que l‟interprétation habermasienne de la théorie des systèmes ne correspond pas tout à fait au but que Luhmann tâche d‟accomplir. Pour cette raison, nous considérons qu‟il est pertinent d‟analyser les notions centrales de la théorie de l‟agir communicationnel à la lumière des catégories développées par Luhmann (III). Ainsi, nous tenterons de montrer que Habermas avance une interprétation unilatérale de la théorie des systèmes, car il néglige notamment le concept

131 Habermas, J., et Luhmann, N., Theorie der Gesellschaft oder soziale Technologie. Was leistet die

Systemforschung?, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1971.

d‟interpénétration. Ce dernier permet de comprendre le rapport entre l‟homme et la société au point de vue de la théorie des systèmes, c‟est-à-dire en faisant appel aux thèses de la fermeture opérationnelle, de l‟autopoïèse et de la réduction de la complexité qui s‟opère par le moyen du sens (IV).

I

Dans ses travaux de jeunesse, Habermas s‟intéresse à la fonction idéologique que remplissent la science et la technologie dans les sociétés industrielles. À la suite des guerres mondiales, l‟optimisme anthropologique des Lumières s‟est affaibli dans une forte mesure. Le potentiel de la Raison a été assimilé dans ce contexte au progrès techno-scientifique. De ce fait, la croissance économique et l‟amélioration matérielle de la qualité de vie se sont substituées progressivement à la formation humaniste par le biais de laquelle les Lumières espéraient forger une société foncièrement rationnelle.133 Qui plus est, les sciences de la nature comportent le danger d‟effacer la dimension délibérative qui appartient aux ordres de vies modernes. Or, bien que rationnelles au sens technico- instrumental, les sciences naturelles ne parviennent pas à congédier la praxis politique. Tant le positivisme que le marxisme se heurtent à cette difficulté, car aucune forme de connaissance scientifique ne réussit à déterminer objectivement le contenu du bien-vivre.134 Une conception néoconservatrice en est venue tout de même à s‟imposer dans le capitalisme avancé, selon laquelle la société est susceptible d‟être pilotée, à la manière d‟un système organisationnel, grâce aux énoncés nomologiques découlant d‟une recherche scientifique expérimentale. Habermas soutient que la science et la technologie vident, pour cette raison, la communication politique de sa vraie substance, à savoir la détermination argumentative des principes réglant la vie en société. Ainsi peut-on comprendre la science et la technologie sous un nouveau jour : elles se révèlent être des dispositifs de légitimation permettant d‟instituer un programme technocratique de gouvernance au sein des sociétés modernes.

133 « Le projet de la modernité, tel que l‟ont formulé au XVIIIe siècle les philosophes des Lumières, consiste quant à

lui à développer sans faillir selon leur lois propres les sciences objectivantes, les fondements universalistes de la morale et du Droit et enfin l‟art autonome, mais également conjointement les potentiels cognitifs ainsi constitués de leur formes nobles et ésotériques afin de les rendre utilisables par la pratique pour une transformation rationnelle des conditions d‟existence. Des philosophes de la race de Condorcet nourrissaient encore l‟espoir démesuré que les arts et les sciences contribueraient non seulement au contrôle des forces naturelles, mais aussi à la compréhension du monde et à la connaissance de soi, au progrès moral, à la justice des institutions sociales et même au bonheur des hommes. », Habermas, J., « La modernité : un projet inachevé » dans Critique, tome 37, n° 413, octobre 1981, p. 958.

134 Le jeune Habermas fait valoir l‟héritage classique de la politique comme branche de la philosophie pratique. Cela n‟implique cependant pas que Habermas en préjuge de la signification en un sens eudémonique. Voir Habermas, J., « La doctrine classique de la politique dans ses rapports avec la philosophie sociale » dans Théorie et pratique, pp. 73-108, Payot, Paris, 2006.

Habermas considère que le développement de la théorie des systèmes s‟inscrirait dans ce projet néoconservateur. On peut reconnaître en effet certaines affinités électives entre l‟une et l‟autre. En premier lieu, il faut dire que, dans les années soixante, Luhmann a centré ses intérêts de recherche sur la sociologie des organisations. Ces dernières constituent un type distinct de système social. Luhmann range ainsi les organisations dans la même catégorie que les systèmes d‟interaction, les systèmes fonctionnels et la société mondiale (Weltgesellschaft) nommée aussi système société. Que les travaux de Luhmann aient suivi dans un premier temps cette direction s‟explique par le fait que les systèmes organisationnels véhiculent la réalisation des fonctions sociétales. La recherche organisationnelle fournit, de ce fait, un appui empirique au travail d‟élaboration conceptuelle : s‟il est possible d‟affirmer que la société se reproduit grâce à l‟activité des systèmes fonctionnels, et que l‟on peut comparer des fonctions diverses sous la perspective de la réduction de la complexité, force est de reconnaître qu‟il doit y avoir des acteurs qui réalisent empiriquement une telle réduction. Par exemple, ce sont les universités et les écoles, donc des systèmes organisationnels, qui valident l‟acquisition de connaissances spécialisées dans les sociétés différenciées sur le plan des fonctionns.

Or, pourquoi Habermas considère-t-il si suspecte la théorie des systèmes ? À ce sujet, il insiste sur l‟orientation objectivante adoptée par cette dernière. Comme les sciences de la nature, la théorie des systèmes examine les phénomènes sociaux sous la perspective extérieure d‟un observateur détaché. Autrement dit, la théorie des systèmes évacuerait, à en croire Habermas, la dimension subjective de l‟agir social au profit d‟une compréhension basée sur la réalisation de certains impératifs fonctionnels. Habermas estime pour cette raison que la dimension compréhensive de l’analyse sociologique disparaît complètement chez Luhmann, puisque ce dernier ne peut pas rendre compte du sens subjectif qui appartient à l’agir social. En conséquence, Habermas voit chez Luhmann un discours adoptant une position affirmative vis-à-vis du réel, qui ne réussit donc pas à expliquer l‟éclosion des pathologies sociales. Puisqu‟il situe l‟être humain dans l‟environnement du système social, Luhmann dresserait un bilan plutôt sombre du monde contemporain. Dans sa TAC, il invoque une figure orwellienne pour éclairer en quoi consiste cette déshumanisation de la société :

Les tendances à la bureaucratisation décrites par Weber atteindront-elles le stade prévu par Orwell, où toutes les opérations d‟intégration seront inversées et passeront du mécanisme de socialisation qu‟est l‟intercompréhension par le langage, fondamental, à mon sens, aujourd‟hui comme hier, à des mécanismes de type systémique ? Et une telle situation est-elle en réalité possible sans modification dans les structures anthropologiques profondes ? Voilà une question ouverte. Pour ma part, je vois la faiblesse méthodique d‟un fonctionnalisme du système, posé en absolu, précisément dans le fait qu‟il choisit ses principes théoriques comme si le processus, dont Weber avait perçu les commencements, était déjà terminé, comme si une bureaucratisation

devenue totale avait déjà déshumanisé la société dans son ensemble ; et notamment, comme si elle l‟avait rassemblée en un système qui s‟est arraché à son ancrage dans un monde vécu structuré par la communication, tandis que pour sa part, ce monde vécu aurait été rabaissé au statut d‟un sous-système parmi d‟autres. Ce « monde administré » était pour Adorno la vision même de la terreur ; chez Luhmann, il est devenu un présupposé trivial.135

Il ne faut pas comprendre le terme déshumanisation comme un procédé rhétorique. En fait, il est erroné de croire que Habermas rejet la théorie luhmannienne en faisant appel à une dramatisation des expériences douloureuses qu‟a provoquées l‟avènement des sociétés modernes. Certes, la théorie sociale ne doit pas négliger les pathologies qui émergent par suite des processus de modernisation. Comme on l‟a vu aux chapitres précédents, la sociologie constitue un outil théorique indispensable pour une théorie de l‟agir communicationnel, car elle permet d‟atteindre deux buts complémentaires. Premièrement, la théorie de la société fournit les éléments nécessaires pour reconstruire les manifestations éclatantes qu‟admet la rationalité dans un monde socioculturel décentré. Deuxièmement, elle autorise le philosophe à porter un regard critique sur des constellations factuelles, en l‟occurrence des systèmes autonomes. Le concept de colonisation du monde vécu sert d‟ailleurs à cette fin. Cela dit, le sens de la critique que Habermas adresse à Luhmann tient à ce que la théorie des systèmes s‟avère contre-intuitive. Qu‟apporte en réalité la théorie des systèmes à notre compréhension de la transmission réflexive des traditions, de la légitimation et de la socialisation ? Voici la question que pose Habermas dans la Considération finale de sa TAC. Bien que l‟augmentation de la complexité enclenche la formation de mécanismes systémiques, la thèse que ceux-ci suffisent à l‟intégration de la société se révèle, somme toute, peu convaincante. Il faut rappeler ici que Habermas interprète le concept de système au regard d‟une théorie des médias régulateurs. Cette dernière met en évidence que les systèmes organisationnels opèrent à l‟aide des codes permettant de réduire la complexité libérée par la communication langagière. Depuis la perspective interne des acteurs, les codes s‟identifient toutefois à une sorte de communication appauvrie. Étant réduits à deux valeurs opposées, les codes sont insensibles à la force illocutoire mobilisée par l’agir orienté vers l’intercompréhension ; ils n‟apportent qu‟une structure référentielle plutôt simple, dont la fonction est de coder les préférences des acteurs sociaux afin de permettre ultérieurement le raccordement des opérations dans le système. Habermas utilise, par ailleurs, la distinction système/environnement pour rendre compte de l‟incapacité de la théorie des systèmes à expliquer la société moderne dans les termes d‟une reproduction symbolique. Puisque fermés sur le plan des opérations, les systèmes refoulent le monde vécu au point de neutraliser ses ressources d‟intégration sociale. En d‟autres mots, les systèmes en font des éléments étrangers appartenant à l‟environnement de la société.

Luhmann ne parviendrait donc pas à comprendre la signification centrale que possèdent les processus de reproduction symbolique. En particulier, Habermas insiste sur la disparition de deux enjeux majeurs dans la théorie des systèmes, à savoir : la légitimité et la socialisation. D‟une part, Habermas rappelle la place centrale qu‟occupe le consentement subjectif des normes dans les processus de légitimation : tout ordre de vie stable doit satisfaire cette exigence. Dans le cadre de la théorie des systèmes, les processus de légitimation prennent la forme des performances systémiques qui sont réalisées de manière autonome et conformément à l‟autopoïèse du système politique, partant sans le concours des citoyens. De ce fait, la théorie des systèmes démontre une compréhension trop étroite à l‟égard de la légitimité ; cette dernière y apparaît comme étant une acceptation procédurale des décisions, qui agrègent les préférences des citoyens et des autorités afin d‟autoriser, par là même, la reproduction subséquente d‟un nouveau cycle décisionnel. En d‟autres termes, la légitimité n‟est qu‟une ressource propice à l‟autopoïèse du système politique, dont la fonction consiste à enchaîner récursivement des décisions à caractère contraignant.136

En outre, Luhmann éprouverait également des difficultés à expliquer adéquatement les processus de socialisation. Selon Habermas, Luhmann ne réussirait pas à expliquer la formation de dispositions comportementales. Habermas relève le caractère intersubjectif dont participe la socialisation. Comme on le sait, la formation de la personnalité témoigne, selon lui, d‟une étroite imbrication avec l‟intercompréhension, qui permettrait l‟acquisition des compétences langagières par des sujets prenant part à une forme de vie communautaire. Pour cette raison, la théorie des systèmes se heurterait à une difficulté insurmontable : si les êtres humains étaient effectivement des entités closes et autoréférentielles, la socialisation ne serait pas possible, car elle impliquerait une