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La théorie des systèmes comme théorie de la société moderne

I. Le concept de superthéorie

Il ne serait pas possible de comprendre le sens de la démarche luhmannienne si l‟on faisait abstraction de l‟intention systématique qui l‟anime, sans quoi la théorie des systèmes deviendrait

suspecte ou, à tout le moins, contre-intuitive. Luhmann fixe son point de départ sur l‟état de crise que vit à l‟heure actuelle la sociologie théorique. En voici le bilan :

« La sociologie se trouve dans une crise théorique. Bien qu‟elle ait augmenté nos connaissances avec succès, la recherche empirique n‟a pas conduit à la formation d‟une théorie spécifique unifiée de la discipline. Certes, en tant que science empirique, la sociologie ne saurait renoncer à la prétention de contrôler ses affirmations à l‟aide de données tirées de l‟expérience, indépendamment de la nouveauté ou de l‟ancienneté des canaux où sont déversés les résultats. Mais de ce principe, elle ne peut fonder le champ spécifique de son objet ni préciser son unité comme discipline scientifique. La résignation à ce sujet est telle que plus personne n‟entreprend la tentative de fondation. »24

Cet état de fait s‟expliquerait, selon Luhmann, par l‟incapacité de la discipline à fournir une théorie unifiée. D‟où la nécessité d‟entamer un travail de fondation qui prenne toutefois congé des formules ontologiques. Dans l‟introduction de Systèmes sociaux, Luhmann introduit son projet sous la dénomination de superthéorie. Il faut voir là une prétention universaliste qui vise à pallier cette lacune, et dont le fondement repose sur la pertinence théorique du concept de système. Grâce à celui-ci, la sociologie serait en état d‟appréhender un type d‟objets partageant une série finie d‟attributs, en l‟occurrence la reproduction autopoïétique, la fermeture opérationnelle et l‟utilisation d‟opérations référentielles (en tant que procédé d‟observation). Le concept de système permettrait par ailleurs de décrire quatre entités hétérogènes : les organismes biologiques, les machines, les systèmes psychiques (ou la conscience) et les systèmes de communication. Luhmann offre une caractérisation quadripartite du réel qui ne s‟identifie pourtant pas à une théorie des types. En d‟autres termes, il ne s‟agit pas de dériver les traits distinctifs du vivant, du psychique et du social à partir de la catégorie générale de système. Luhmann cherche plutôt à renouveler l‟appareil théorique de la sociologie afin de décrire le régime d‟activité correspondant aux systèmes de la société, qui sont, comme on l‟a vu, des systèmes de communication.25 En ce sens, on peut dire que Luhmann procède de façon heuristique, sans pour autant renoncer au but ultime de formuler une théorie générale.

H. G. Moeller26 a apporté des commentaires fort intéressants à propos de la manière dont Luhmann comprend lui-même la portée de son projet. Bien que Luhmann n‟ait pas livré une définition nominale de la notion de superthéorie, l‟usage qu‟il en fait suggérerait une affinité

24 Luhmann, N., Systèmes sociaux, op. cit.,p. 27.

25 Luhmann distingue quatre types de système social, à savoir : les interactions, les organisations, les systèmes de

fonctions et la société mondiale (ou système société). L‟analyse détaillée de cette taxinomie n‟est pas, à vrai dire,

essentielle pour le propos que nous tentons d‟étayer dans ce travail. Nous ferons tout de même référence aux systèmes fonctionnels et, plus loin (chapitre 5), aux systèmes organisationnels, car une reconstruction du débat entre Luhmann et Habermas ne peut en faire abstraction.

élective avec le concept de système qu‟utilise Hegel. La superthéorie de Luhmann comporterait au moins trois traits qui rappellent la philosophie hégélienne. Premièrement, Luhmann relativise l‟importance que les théories sociales accordent aux faits. Certes, toute théorie doit prendre au sérieux l‟exigence de « conserver un rapport à la réalité » ; toutefois, la science sociale « ne doit pas se laisser duper par la réalité ».27 De même, Hegel s‟intéresse moins aux événements qu‟aux processus historiques permettant à l‟Esprit de prendre conscience de lui-même. Par ailleurs, les deux théories, celle de Luhmann et celle de Hegel, ont été constituées de manière minutieuse et à l‟aide de concepts généraux. Moeller utilise ici l‟expression begrifflich durchkonstruiert pour rendre compte du caractère systématique que renferment ces entreprises théoriques. Celles-ci ne traitent donc pas, à proprement parler, de vérités nues (nackte Wahrheiten) Ŕ telles, par exemple, les préférences en matière de consommation de différentes classes sociales ou la date de naissance de Napoléon Ŕ, mais tâchent de livrer un appareil catégorial compréhensif afin d‟expliquer des totalités, respectivement l‟avènement de la société moderne (par le moyen d‟une théorie générale des systèmes28) et celui de l‟Esprit absolu (par le moyen d‟une phénoménologie de l’Esprit).

Deuxièmement, il faut rappeler que Luhmann et Hegel tâchent de raffiner, chacun à sa manière, l‟appareil catégorial de la science. Si la dialectique hégélienne vient en aide au transcendantalisme de Kant29, la théorie des systèmes tente, pour sa part, de fournir les éléments nécessaires à la formulation d‟une théorie sociologique générale. En effet, Luhmann considère que la théorie sociale est demeurée captive des concepts issus de la pensée idéaliste. C‟est la raison pour laquelle nous avons reconstruit, au chapitre précédent, la critique qu‟il adresse à la philosophie de la subjectivité transcendantale. Formuler une théorie générale de la société moderne implique, comme on l‟a vu, de congédier définitivement la notion de sujet.

Troisièmement, Hegel et Luhmann utilisent l‟autoréférence comme devise théorique. Moeller soutient que le système hégélien traite de l‟Esprit en un double sens. D‟une part, le concept de Geist fournit une clef interprétative permettant de comprendre l‟histoire de l‟humanité au regard des manifestations de l‟Esprit. D‟autre part, ce dernier opère une médiation entre le sujet et l‟objet. Dès lors, il est possible de considérer l‟histoire comme une histoire de l‟Esprit. Ce dernier se révèle l‟objet par excellence de la connaissance philosophique. De ce fait, le système hégélien est science de l‟Esprit au double sens du génitif, c‟est-à-dire connaissance systématique de l‟Esprit (genetivus

27 Ibid., p. 42.

28 Nous montrerons plus loin que, pour Luhmann, une telle théorie comprend trois volets, à savoir : une théorie de la formation et différenciation des systèmes, une théorie de l‟évolution et une théorie des média de communication généralisés sur le plan symbolique.

objectivus) par l‟Esprit (genitivus subjectivus), le sujet et l‟objet de la phénoménologie en même temps. Pour sa part, Luhmann octroie une importance décisive au concept d‟autoréférence, puisque celui-ci autorise la théorie de la société à s‟inscrire elle-même dans sa propre construction. Comme on le sait, la théorie Ŕ ainsi que l‟épistémologie et l‟activité scientifique tout court Ŕ est, pour Luhmann, un événement communicationnel qui se produit au sein de la société. Cela étant, la sociologie est contrainte à en rendre compte.

Ce qui distingue la superthéorie du système hégélien, c‟est la façon dont elle conçoit le concept d‟observation. Luhmann avance une critique de la phénoménologie de Hegel assez provocatrice. Le sociologue de Bielefeld s‟y réfère par l‟expression « le grand roman de la philosophie ».30 Luhmann tâche de montrer par là qu‟une phénoménologie de l‟Esprit situe la subjectivité humaine en deux endroits à la fois. Chaque manifestation spirituelle de l‟humanité (la religion, l‟art et la philosophie) constitue un moment partiel du déploiement de la conscience de soi. Or, Hegel se veut capable d‟observer le processus itératif de dépassement (Aufhebung) de l‟Esprit au point de vue de son achèvement, de sa réalisation finale. Autrement dit, l‟Esprit devient pleinement conscient de lui- même dans et grâce à la philosophie de Hegel. C‟est la raison pour laquelle cette dernière peut rendre compte des différents stades de développement de l‟Esprit. La lecture que Luhmann fait de la pensée hégélienne, qu‟elle soit juste ou pas, permet d‟interpréter le concept dialectique de système par le moyen de l‟autoréférence. Pour Luhmann, la dialectique se révèle un bon modèle des théories autoréférentielles. Toutefois, la philosophie de la conscience ne possède pas d‟outils théoriques permettant de comprendre le réel à partir de l‟unité d‟une différence. À y regarder de près, l‟œuvre de Luhmann ne cherche pas à examiner des totalités, mais plutôt la façon dont la société observe son unité sous une multiplicité de références systémiques. La possibilité de saisir le phénomène de la complexité résidera donc dans un concept d‟observation qui éclaire le monde comme l‟unité de la différence entre un système et son environnement.

« Une sérieuse discussion du rapport de la théorie fonctionnaliste des systèmes à la tradition de la théorie transcendantale et à la théorie dialectique pourrait commencer ici. Le point de départ de toutes ces variantes de théories réside dans le théorème de l‟autoréférence accompagnante que, certainement, personne ne contesterait en aucun cas. Nous avons affaire à différentes versions de ce problème de la référence simultanée à soi-même et à autre chose. On parvient au transcendantalisme lorsqu‟on conçoit ce problème comme une particularité de la conscience et qu‟on fait de la conscience un sujet. On parvient à la dialectique lorsque, face à la synchronisation de la référence à soi et de la référence à quelque chose d‟autre, on s‟intéresse à

30 « Anders als im großen Roman der Philosophie, anders als in der Phänomenologie des Geistes, gibt es deshalb kein Ende, in dem die Erkenntnis mit ihrem Gegenstand, die Vernunft mit der Wirklichkeit eins wird. Auch wird die alte Differenz von Erkenntnis und Gegenstand, die alte ontologische Negativität der Erkenntnis als Operation außerhalb des zu Erkennenden, nicht vorgeführt, um zu zeigen, wie die Erkenntnis in der Geschichte dialektisch zu sich selbst kommt. Es gibt keine Einheit als Ende ». Luhmann, N., Die Wissenschaft der Gesellschaft, p. 547, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1990.

leur unité sous-jacente (donc en dernière analyse, on se concentre sur l‟identité de l‟identité et de la différence et non sur la différence de l‟identité et de la différence). La dialectique peut, mais ne doit pas nécessairement, être combinée avec la théorie transcendantale. Nous tenons la théorie transcendantale pour une fausse absolutisation d‟une seule référence systémique (mais en même temps pour un bon modèle des théories de l‟autoréférence) ; et nous tenons la dialectique pour une théorie trop risquée au regard de l‟identité présupposée (alors les passages et les connexions au sein de la théorie doivent tout de même toujours partie de la différence). Ces prises de distance des propositions théoriques dans ce domaine du problème conduisent à la théorie fonctionnaliste du système. Celle-ci affirme que les systèmes autoréférentiels acquièrent de l‟information à l‟aide de la différence entre autoréférence et alter-référence (bref à l‟aide de l‟autoréférence accompagnante) qui leur permet l‟autoreproduction. »31