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Chapitre 1 : la revue de littérature

1.4 Les précurseurs : les premières constructions scientifiques autour des crimes commis par

1.4.5 E H Sutherland (1939) : le père fondateur de la discipline

Edwin H. Sutherland est déjà à cette époque, lors des années 1930, un sociologue de renom aux États-Unis (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 132). Comme il a été précédemment mentionné, Sutherland présente, le 17 décembre 1939, le texte ‘White-Collar Criminality’ à l’assemblée de l’American Sociological Association. Quelques mois suivant la communication présentée à ce congrès annuel, le texte abordant les transgressions de la classe supérieure est publié dans la revue l’American Sociological Review.

Le sociologue américain est ainsi le premier à introduire le concept de ‘crime en col blanc’ et l’étude subséquente qu’il en fait. « Ce que les Anglo-Saxons appellent depuis l’ouvrage de E.

Sutherland (1949) le White-Collar Crime » (Lascoumes et Nagels, 2014, p.7). Ce précurseur parvient à soulever davantage les préoccupations sociales et académiques envers certains types de comportements ‘criminels’ qui semblent historiquement voilés. Pour ces raisons, notamment en instaurant une nouvelle tradition dans la recherche criminologique, Sutherland (1939) se voit décerner le titre de ‘père fondateur de la discipline’.

Dans un premier temps, ce que Sutherland reproche aux théoriciens et aux théories plus classiques de la criminologie est le lien soutenu et redoutable qui existerait entre les conditions socio-économiques, c’est-à-dire l’association entre la pauvreté et la criminalité. Cette hypothèse de recherche étant notamment appuyée sous les observations de crimes commis par les individus des couches populaires ou réfractaires, de son côté Sutherland (1939) désire nuancer ce lien. Le sociologue américain défend « many of the facts regarding criminal behavior cannot be explained by poverty and its related pathologies » (Sutherland, 1939, p. 5). Selon Sutherland, les données officielles26 qui seraient à la base des analyses et des théories présentent des biais

méthodologiques importants. À vrai dire, les banques de données ne sont pas représentatives de tous les types de comportements délinquants, référant ici à la criminalité en col blanc, ainsi les théories criminelles traditionnelles ne seraient pas en mesure d’expliquer les crimes commis par les individus de la classe supérieure.

Afin de souscrire aux biais qu’il énonce, Sutherland reprend sa théorie de l’association différentielle27, celle-ci serait explicative des crimes commis autant par les individus provenant

de la classe supérieure que ceux des classes inférieures. C’est d’ailleurs cette théorie qu’il ambitionne de mettre à l’épreuve dans l’ouvrage ‘White-Collar Crime’ (1949).

L’ouvrage ‘White-Collar Crime’ (1949)

C’est près de dix années plus tard, dans l’ouvrage ‘White-Collar Crime’ que Sutherland (1949) définit concrètement les comportements criminels qu’il identifie sous l’expression

26 Les données officielles de la police, jury ou autres agences officielles.

27 « Pour Sutherland, les individus, en fonction des interactions concrètes qu’ils ont avec autrui, ont des formes

d’adaptation et de réaction différentes, même s’ils ont connu les mêmes conditions de vie. Le comportement ‘déviant’ et la manière de le légitimer s’apprennent comme n’importe quelle autre activité sociale » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 131).

‘crime en col blanc’ (White-Collar crime). Celle-ci a comme point de départ : « crime committed by a person of respectability and high social status in the course of his occupation » (1949, p. 1). Sutherland (1949) s’appuie avant tout sur cette définition lorsqu’il porte les analyses sur les conduites transgressives de grandes entreprises aux États-Unis28. Dans le but de

baliser et consolider les informations entourant les crimes auxquels prennent part les individus de la classe supérieure, le sociologue relève une série de jugements (civil, administratif et pénal) pour lesquels de grandes entreprises ont été sanctionnées au cours de leurs activités entre 1900 à 1944 (Sutherland, 1949, p. 13). « Il [Sutherland] a ainsi pu établir une sorte de ‘casier judiciaire’ de 70 des 200 plus grandes entreprises étasuniennes. Elles ont été condamnées à l’occasion de 980 jugements, dont 158 fois au pénal » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 132). Dans cette première version du livre, le chapitre qui expose le nom des compagnies ‘délinquantes’, celui intitulé ‘Three case Histories’ est censuré. Ces différents cas permettent d’illustrer trois types de comportements délinquants possiblement commis à l’intérieur des entreprises : la ‘délinquance chronique’, la ‘délinquance occasionnelle’ et la ‘délinquance d’opportunité’. Ce n’est que des années plus tard, en 1983 dans ‘The Uncut version’, que le nom des trois corporations fautives29 sera affiché. Ce qui est reproché à Sutherland lorsqu’il présente

les infractions des entreprises, est qu’il les qualifie toutes « comme des [entreprises] ‘criminelles’ alors que certaines d’entre elles n’avaient pas enfreint de lois pénales, mais des règlements administratifs » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 132).

Cette même critique est apposée aux analyses de Sutherland alors que plusieurs criminologues souligneront que les postulats qu’il propose s’appuient sur des observations de conduites criminelles, civiles et administratives. De ce fait, l’éventail de conclusions que le sociologue avance ne pourrait être généralisé à l’ensemble des comportements perpétrés par les individus de la classe supérieure.

28 Ces listes des entreprises américaines ont été préalablement énumérées par Berle et Means (1929) et The

Temporary National Economic Committee (1938) (Sutherland, 1949, p. 13).

29 L’entreprise l’American Smelting (1899) est identifiée à la délinquance chronique, l’United States Rubber

Les postulats de base à la considération des déviances et délinquances en col blanc

Tout d’abord, Sutherland (1949) énonce que les crimes commis par la classe supérieure, a priori les crimes en col blanc, ont toujours historiquement été présents et ont longtemps bénéficié d’une immunité relative. Lors des temps médiévaux, Sutherland (1949) rapporte que les membres de l’Église profitaient de privilèges, ce qu’il nomme « immunity by benefit of clergy », alors que depuis le XIXe siècle, ce concept s’illustre davantage comme des ‘passe- droits’, notamment sous l’expression « benefit by business of profession » (Sutherland, 1940). Ayant toujours été présentes, ces conduites sont également représentées dans plusieurs domaines professionnels : médical, politique, corporatif, etc. Sutherland (1949) distingue deux grandes catégories de crimes pouvant être commis au cours d’activités courantes par des individus provenant de la couche sociale plus élevée : « misrepresentation of asset value and duplicity in the manipulation of power (double-cross) » (Sutherland, 1949).

Dans ce sens, pour le sociologue américain la réelle portée de la criminalité des entreprises ainsi que les transgressions de ces individus (les hommes d’affaires, les politiciens, etc.) sont plus notables que les données qui sont rapportées dans les statistiques officielles (Lascoumes et Nagels, 2014). Le chiffre noir de la criminalité en col blanc serait notamment élevé en raison de la fréquence des conduites et d’une certaine banalité associée à la commission de ces transgressions. Au-delà de ce point, Sutherland (1949) défend que la criminalité en col blanc est « financièrement et socialement plus dommageable pour la collectivité » (Nagels, 2016, p. 6) que les crimes listés dans les textes de loi.

Sutherland (1949) qualifie les acteurs incriminés du milieu des affaires, les entreprises et fonctionnaires, comme étant des criminels ‘récidivistes’, au sens où ils ont enfreint volontairement et délibérément les règles. Les transgressions dites ‘organisées’ de ces environnements semblent s’inscrire dans des codes de conduites et définissent, par le fait même, « ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas, sur les règles du métier et les façons d’agir » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 134). En référence aux analyses de Sutherland (1949), les acteurs de la classe supérieure, alors condamnés, arrivent tout de même à conserver la confiance des collègues et à poursuivre leur carrière professionnelle. Bien qu’ils aient enfreint des règles, ils ne sont pas perçus comme des ‘criminels’ par les pairs : « they amount to the general principle

that a violation of the legal code is not necessary a violation of the business code » (Sutherland, 1983, p. 229 ; Lascoumes et Nagels, 2014).

En plus de ne pas être identifiés et étiquetés comme tels, il semble que ces ‘infracteurs légaux’ ne se reconnaissent pas dans le stéréotype du ‘délinquant’. De cette façon, il semble exister chez ces déviants et délinquants en col blanc des rationalisations, notamment développées afin de « justifier à leurs yeux et à ceux de leurs collaborateurs les actes susceptibles de poser des problèmes de légalité » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 134). Les schèmes de pensées s’efforcent de maintenir, à la fois la cohésion interne des organisations (le rapport à l’autorité), tout en justifiant la validité des conduites transgressives, alors qu’elles visent également à préserver l’image publique des disqualifications. Autrement dit, de l’apposition de stigmates dépréciatifs (Sutherland, 1983 ; Lascoumes et Nagels, 2014, p. 134).

À la lecture des analyses de Sutherland (1945), celui-ci relève d’une façon marquée que les individus de la classe supérieure, a priori les délinquants en col blanc, prennent part à des conduites criminelles différentes de celles commises par les acteurs des classes inférieures (Sutherland, 1983). L’une des premières distinctions qu’il énonce est le traitement différentiel, les crimes commis par les criminels en col blanc sont traités, en majorité, par des agences administratives. Ainsi, un faible pourcentage de ces cas est conduit devant les tribunaux à la comparaison des crimes menaçant l’ordre public (Nagels. 2016).

Les quatre éléments expliquant la faiblesse des réactions sociales entourant les crimes en col blanc

Faisant suite, Sutherland (1949) remarque une différence en matière de réaction sociale. La criminalité dite ‘ordinaire’ (les atteintes aux biens et aux personnes) soulève une attention populaire et pénale, inversement, celle attribuable aux crimes en col blanc serait assez faible. À vrai dire, « tant les agences de contrôle (justice et administrations) que les médias et l’opinion publique y sont assez indifférents » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 135). Selon lui, quatre éléments permettent d’expliquer la faiblesse des réactions sociales envers les crimes en col blanc.

Premièrement, les conduites associées au ‘White-Collar crime’ sont moins visibles. « La manipulation comptable, les rapports d’activité mensongers, les accords clandestins, la dissimulation d’expertises de dangerosité de produits, sont tous des comportements difficiles à saisir et qui reposent sur des mécanismes complexes à faible visibilité » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 135). Les conséquences de ces types d’actions sont diffuses dans le temps, ainsi il semble difficile d’identifier le lien de cause à effet entre les comportements et les dommages causés. Les consommateurs, les citoyens ou les salariés ne s’estiment que rarement, ou alors ignorent être ‘directement victime’ des transgressions en col blanc (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 135). Lorsqu’elles ont conscience des préjudices à leur égard, ce type de victime est relativement passive, cela dû au fait qu’elle dispose de peu de moyens et de pouvoirs collectifs (Sutherland, 1983, p. 232). Le caractère non violent et l’opacité des comportements en col blanc soutiennent la faiblesse des réactions. Afin de conclure sur ce premier facteur, Sutherland (1949) soutient que le statut social élevé et l’image de ‘respectabilité’ envers les dirigeants défendent une certaine légitimité des actions commises (Lascoumes et Nagels. 2014).

Deuxièmement, les complexités d’analyse, les difficultés de dossiers et la position sociale des infracteurs amènent rarement les agences publiques à communiquer « sur les transgressions de ce type qu’elles ont constatées et qu’elles sont censées sanctionner » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 136). Dans ce sens, les preuves présentées afin d’inculper les déviants ou délinquants en col blanc doivent être rigides et judiciairement recevables des faits, c’est-à-dire établir une causalité entre les actions et les conséquences. La dimension organisationnelle, notamment la structure hiérarchique présente dans les entreprises soulève des difficultés, alors que les agences de régulation font face à des défis lors de l’identification et la détermination des niveaux de responsabilité. La circulation des informations, les divisions internes et les délégations « rendent souvent impossible l’attribution d’une décision à un individu ou un groupe d’individus » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 136). Tenant compte de ces éléments, une majorité des cas de déviances et délinquances en col blanc, lorsque le pénal s’en saisit, sont réduits à une responsabilité individuelle.

Troisièmement, concernant les entreprises frauduleuses étudiées par Sutherland (1939), celles- ci adoptent des stratégies en amont des systèmes et des agences de contrôle, ce qu’il nomme

« policy of ‘fixing’ case » (Sutherland, 1983, p. 238). Ces actions dites ‘préventives’, notamment le lobbying et les ententes à l’amiable, permettent aux entreprises « d’intervenir tant pour éviter l’adoption de réglementations trop exigeantes, qu’une mise en œuvre trop rigoureuse » (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 136).

Quatrièmement, selon Sutherland (1983) il y a une différence entre le traitement médiatique des crimes en col blanc (les fraudes fiscales, les faillites frauduleuses, etc.) et des crimes violents (les meurtres, les agressions, etc.) À vrai dire, les activités criminelles rejoignant les émotions des citoyens, cette deuxième catégorie identifiée ci-dessus, sont plus à risque d’être représentées dans les médias traditionnels et sociaux. Or, le traitement médiatique entourant les transgressions en col blanc est moins visible et surtout moins imposant (Lascoumes et Nagels, 2014, p. 136).

Le sociologue s’appuie sur ces différents facteurs afin de justifier le manque de réaction sociale envers les déviances et délinquances en col blanc. Pour Sutherland (1949), les crimes en col blanc suscitent peu de réactions judiciaires et pénales, sont peu visibles, mais véhiculent des dangerosités sociales importantes.

Les contributions et les incertitudes laissées au savoir criminologique

Depuis la publication de l’ouvrage pionnier ‘White-Collar Crime’ d’Edwin H. Sutherland (1949) à l’étude des crimes en col blanc, de nombreux auteurs sont parvenus à réaffirmer ses analyses, et ce tout en apportant quelques nuances à ses conclusions. De ceux étudiant le phénomène de la criminalité en col blanc, une majorité d’auteurs font de ce précurseur une référence centrale.

Comme il est indiqué dans les précédents paragraphes, Sutherland (1939) marque le courant criminologique de propos définitionnels qualifiant, selon lui, un ‘crime en col blanc’. Il s’agit a priori d’un : « crime committed by a person of respectability and high social status in the course of his occupation » (1949, p. 1). Cette interprétation défendue des criminels de la classe supérieure ne fait pas consensus auprès de tous les criminologues. Depuis les années 1960 et 1970, alors que de plus en plus de chercheurs s’intéressent à ce type de transgressions, plusieurs

d’entre eux ont tenté de mieux conceptualiser l’expression (White collar crime). Ce sont notamment les objets de controverse autour de cette définition qui seront débattus dans la prochaine section.

1.5 Les objets de controverses autour de la définition des crimes en col blanc de Sutherland