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Chapitre 1 : la revue de littérature

1.6 L’illégalisme comme solution conceptuelle

1.6.3 L’illégalisme : l’exemple du fiscal

Sutherland (1983) préconise l’étude et les analyses envers les délits des entreprises et de ceux qui les dirigent. En ce qui concerne le thème de la fraude fiscale, celui-ci « a très longtemps occupé une place relativement marginale dans les travaux sur la délinquance en col blanc » (Spire et Weidenfeld, 2016, p. 79).

Les illégalismes fiscaux regroupent une grande partie des fraudes financières, a priori, l’évasion fiscale. Le point de départ de ce type d’illégalisme de droits semble se développer autour d’une perception des taux d’imposition et des prélèvements sur les impôts comme étant déraisonnables : « trop d’impôt tuent l’impôt » (Spire, 2009. p. 144), « le fisc, ses excès et ses inquisitions, détestables poussent à se demander si […] l’impôt abusif ne crée pas nécessairement le délit » (Godefroy et Lascoumes, 2010, p. 25), ces passages démontrent une certaine « défense idéologique de la fraude fiscale » (Garabiol et Gravet, 1988, p. 25). Sous une idéologie libérale, les illégalismes fiscaux ne sont pas perçus par tous, comme des activités aussi indésirables que pourraient l’être d’autres types d’illégalismes, ils seraient pour certains,

39 Autrefois appelés : « illégalismes populaires, illégalismes ouvriers, illégalismes d’en bas » (Amicelle et Nagels,

2018, p. 4).

40 Autrefois appelés : « illégalismes privilégiés, illégalismes bourgeois, illégalismes des classes dominantes, etc. »

« perçus moins comme des usages abusifs du système financier que comme des réactions rationnelles d’individus et d’entreprises confrontés à des prélèvements excessifs » (Amicelle, 2013, p. 6).

À vrai dire, dans une enquête française concernant le civisme fiscal, Spire (2009) remarque deux formes d’indiscipline reliées au fisc. « L’erreur qui renvoie au cas où le contribuable est présumé ‘de bonne foi’, et la ‘fraude’ qui désigne tout comportement illégal accompli sciemment par le contribuable » (p. 145). Toutefois, il semble que la nuance entre les deux types de comportements n’est pas ‘explicitement définie’. Dans un même ordre d’idées, Mc Barnet (1991) démontre, suite à des études empiriques sur des conduites financièrement discutables de la part d’individus et d’entreprises américaines, comment ceux-ci négocient de façon récurrente avec les frontières de la légalité, et ce dans le but d’éviter l’imposition fiscale (Amicelle, 2014, p. 73). À son tour Angeletti (2017), sous l’étude du Libor case (2012)41, souligne comment les

professionnels de la finance modulent des discours sous trois différents niveaux de justification. Dépendamment de la place de l’individu dans la sphère financière, l’interprétation des règles peut rapidement se déplacer d’une loi stricte, ne laissant aucune place aux jugements à une règle laxisme, voire même inexistante.

L’illégalisme fiscal : la mobilisation en référence aux ressources financières

En reprenant en détail l’étude menée par Spire (2009), celle-ci note trois différents paramètres qui feront varier la gestion des illégalismes fiscaux. Le premier est fonction du type d’impôt établi et déclaré. Dans l’étude en question deux déclarations d’impôt sont considérées : l’impôt sur le revenu (IR) et l’impôt sur la fortune (ISF). Ces deux types d’imposition s’adressent à des contribuables provenant de classe sociale différente. L’impôt sur le revenu s’applique à l’ensemble des citoyens salariés et imposables, alors que celui sur la fortune s’adresse à des ménages possédant un patrimoine supérieur au seuil préétabli. Par conséquent, en fonction de leurs moyens financiers, les citoyens peuvent profiter d’un ou des illégalismes

41 Le scandale (2012) porte sur le taux interbancaire offert à Londres, celui-ci permet aux banques de se prêter de

l’argent afin de financer leurs activités. Le taux est calculé en fonction des capacités d’emprunt (une cote). Le scandale ‘Libor case’ met à jour le nom des banques qui ont faussement influencé leur cote, par le fait même leur capacité d’emprunt, risquant des distorsions importantes dans le marché banquier (Bloch, 2017).

fiscaux. Cette idée de ‘démocratisation’ semble s’illustrer sous les diverses mobilisations possibles face à l’illégalisme fiscal. À vrai dire, l’impôt de type IR se retrouve dans l’ensemble des déclarations fiscales, il serait à noter qu’une majorité des contribuables de la classe moyenne et inférieure peuvent mobiliser ce type d’illégalisme, conséquemment éviter des impositions sur le revenu. Concernant l’autre cas de figure, l’impôt de type ISF, celui-ci diffère du précédent cas exposé. Ce type d’imposition s’adresse à un segment restreint de la société, les individus imposés sur la fortune possèdent des ressources financières importantes. Ainsi pour pratiquer le type d’illégalisme en lien avec ISF, un certain seuil financier doit être atteint. « La procédure déclarative prend donc un sens tout à fait différent selon le statut social du contribuable et les possibilités de recoupement dont dispose l’agent de contrôle » (Spire, 2009, p. 149).

Reprenant cette notion de stratégie de ‘jeu’ vis-à-vis la loi, il existe plusieurs stratagèmes permettant aux contribuables aisés de ne pas outrepasser le seuil d’imposition sur la fortune. Fixé à 770 000 euros en France, des moyens d’évitement et d’optimisation se situeraient en amont afin de ne pas franchir la barrière fiscale. Dans ce sens, l’évasion fiscale, notamment via les paradis fiscaux, permet de transférer des sommes d’argent à l’étranger et éviter les taux d’imposition du pays dont est résident le propriétaire. « Le patrimoine des plus fortunés se compose majoritairement de valeurs mobilières qui sont par nature beaucoup plus faciles à dissimuler que les biens immobiliers (l’immatérialité rend beaucoup plus facile les délocalisations) » (Spire, 2009, p. 150). Par conséquent, le travail des agents de contrôle est plus ardu, notamment lorsque les contribuables se situent à la limite du seuil. Du moment où la stratégie de jeu fonctionne, le contribuable, par le transfert de sommes à l’étranger, parvient à éviter totalement, ou en partie l’imposition sur la fortune.

L’illégalisme fiscal : les modes de repérage et la gestion différentielle

La deuxième différence se situe au niveau des modes de repérage des illégalismes. Dès le début des années 1980, le contrôle fiscal s’est déplacé du calcul « ‘à la gomme et au crayon’ à des possibilités de surveillance démultipliées par l’informatisation des fichiers » (Spire, 2009, p. 151). Ce changement dans les vérifications fiscales a permis un traitement de masse des déclarations des contribuables en ce qui a trait à l’impôt sur le revenu. Or, concernant l’impôt de solidarité sur la fortune, il semble que les agents de contrôle « ne sont jamais sûrs de connaître

tous les biens détenus par un contribuable. Cette impossibilité de connaître avec précision l’étendue des patrimoines les contraint à privilégier une gestion conciliante des illégalismes redevables à l’ISF » (Spire, 2009, p. 152). Les fraudes fiscales commises par les classes populaires, a priori la ‘fraude sociale’, sont des comportements plus identifiables, notamment en raison des rapprochements informatiques, et surtout la nécessité des ressources humaines, les contrôleurs, et financières moins importantes. Inversement, l’analyse et le repérage des investissements à l’étranger engendrent des limites importantes42.

Finalement, le troisième point varie en fonction de la gestion différentielle qui sera réservée aux transgressions de nature fiscale. Spire (2009) note qu’il existe « de multiples façons d’appliquer la loi ou de l’adapter aux multiples cas particuliers » (p.84). Dépendamment des facteurs exposés ci-haut, le contribuable peut bénéficier d’un accord négocié ou alors de pénalités. Les contrôleurs possèdent un pouvoir discrétionnaire à l’application ‘négociée’ des mesures, celles- ci différeront en fonction de la nature choisie, soit la dissuasion par l’application des sanctions pénales ou une dimension plutôt pédagogique alors que les modes informels de négociation seront privilégiés (Spire, 2009). Le mode de gestion des illégalismes fiscaux serait propice à une variation en fonction de la position sociale du contribuable dans la société. Alors que dans les milieux plus défavorisés l’empathie, les attitudes pédagogiques et les sanctions sont soulignées, Spire (2009) note qu’à défaut, concernant les redressements d’impôt sur la fortune, « la nécessité de la négociation s’impose » (p. 163). La différence d’application pourrait également être attribuable à la présence d’intermédiaires du droit (avocats, experts comptables ou conseillers fiscalistes), ces alliés de circonstance auxquels ont accès les citoyens fortunés (Spire 2009 ; Amicelle, 2014).

42 Spire (2009) donne l’exemple de l’exil fiscal. « La convention fiscale bilatérale liant la France et la Belgique ne

permet pas aux fonctionnaires français d’enquêter sur l’existence de comptes bancaires en Belgique. Or, comme les cessions de plus-values mobilières ne sont pas taxables en Belgique, certains contribuables fortunés du centre A (situé à la proximité de la frontière) déclarent y élire un domicile pour échapper à un prélèvement à hauteur de 27 % en France. Au bout de trois ans, ils peuvent ensuite revenir dans l’Hexagone en ayant échappé à l’impôt sans pouvoir être inquiétés, puisqu’ils bénéficient de la prescription triennale » (p. 157).

L’illégalisme fiscal : les difficultés à la régulation et à la gestion

Les contrôles seraient davantage produits et conduits en fonction d’un calcul des coûts et des avantages pour les administrations, autrement dit la rentabilité, perdant de ce fait l’aspect ‘moral’ de l’arbitrage (Spire, 2009, Spire et Weidenfeld, 2016).

À leur étude sur la tolérance des juges à l’égard de la fraude fiscale, Spire et Weidenfeld (2016)43

remarquent une dissonance entre les principes de lutte contre l’évasion fiscale mis de l’avant par les institutions pénales et les moyens utilisés, autrement dit les sanctions et les pénalisations qui sont réellement appliquées. L’écart entre l’attitude revendiquée et l’attitude mise en pratique produit « une tolérance, en partie inconsciente des acteurs qui en sont chargés [de les réguler] » (Spire et Weidenfeld, 2016, p. 80). L’impunité fiscale varierait moins en fonction du nombre de poursuites, alors que « la plupart des contribuables poursuivis sont en effet condamnés » (p. 81), elle se retrouve davantage au niveau de la sévérité des peines. Les sanctions semblent être plus clémentes, car les agences de contrôle seraient plus réservées à appréhender la nature de ces comportements comme un ‘vrai’ délit.

Au même titre, l’argument de lutte contre l’évasion fiscale intervient avec celui du secret bancaire qui permet de restreindre la visibilité des transactions et des conduites fiscales, alors que ce dernier semble prévaloir « sur la lutte contre les grands trafiquants » (Amicelle, 2013, p. 8). Les obligations d’annonce lors de la création de comptes à l’offshore contreviennent avec les principes professionnels des banquiers, des banques et des avocats, ainsi les transactions financières sont tenues confidentielles à divers niveaux d’opacité (Godefroy et Lascoumes, 2010, p. 27).

Bien que la majorité des études présentées en lien avec la fraude fiscale se basent sur des cas français, les difficultés et certaines réticences à condamner les déviances et délinquances financières des individus de la classe supérieure, a priori possédant un statut social élevé s’observent dans d’autres pays et ce, depuis bien longtemps (Amicelle et Nagels, 2018). Comme

43 En fonction du nombre de poursuites et des sanctions. Il s’agit d’une « recherche menée de 2012 à 2014 auprès

de l’ensemble des acteurs impliqués dans la répression de la fraude fiscale en France » (Spire et Weidenfeld, 2016, p. 82). Les entretiens ont été conduits avec des agents de l’administration fiscale (les magistrats, les procureurs, etc.).

mentionné précédemment, un exemple concret de l’ampleur que peuvent prendre les mobilisations d’illégalismes fiscaux s’illustre dans la lignée des montages financiers à l’offshore, ainsi la présence de paradis fiscaux semble s’observer dans une majorité de territoires. Les prochains paragraphes aborderont plus en détail ces centres offshores qui permettent le transfert de capitaux à l’étranger.