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Construire une démarche de géographie dynamique pour analyser les transports

3.1 Les structures émergentes du transport artisanal : que nous apprend la cartographie ?

3.1.2 Les structures émergentes

Les transports artisanaux ont la réputation d’être inefficaces, inconfortables, polluants et dangereux. Nous ne remettons pas en question la réalité de certaines de ces affirmations comme nous avons pu le voir dans la première partie. Cependant, les structures spatiales émergentes montrent que ces systèmes de transports ne sont pas si inefficaces qu’il paraît. Desserte étendue

Les données que nous avons pu obtenir concernant les itinéraires parcourus par les trans- ports collectifs de Lima et de Brazzaville montrent qu’ils parcourent une grande majorité de l’agglomération. Dans le cas de Brazzaville, 28% de la surface bâtie se trouve à plus de 500 mètres d’une rue où passent des transports artisanaux (Figure 3.12). Nous n’avons pas de données de recensement assez précises pour connaître exactement le nombre d’habitants qui se trouvent dans cette zone à Brazzaville. Mais ces périphéries ne font pas partie de la première ceinture du centre de l’agglomération qui est la plus densément peuplée. La densité de population de ces espaces non desservis est inférieure à 10 000 habitants par kilomètre carré. Ainsi on peut estimer que cette zone regroupe moins de 12% de la population.

Dans le cas de Lima, moins de 16% de l’aire urbaine se trouve à plus de 500 mètres d’une ligne de transport collectif, cela correspond à moins de 7% de la population (Figure 3.13)7.

Ainsi, spatialement, la desserte construite par les transports collectifs artisanaux des deux villes que nous étudions est étendue. Elle recouvre une grande partie de l’agglomération dans laquelle elle se développe.

Cependant, une desserte étendue spatialement n’implique pas forcément une desserte étendue socialement. Nous n’avons pas les mêmes données concernant la population à Lima et à Brazzaville. Cependant, nous pouvons avoir dans les deux cas un aperçu des usagers desservis par les transports artisanaux. À Lima, Camille Michel a consacré son master à analyser les dynamiques foncières, notamment dans le cadre de la régularisation de l’habitat informel [Michel, 2012]. Ce travail a donné lieu à l’élaboration d’indicateurs de pauvreté et de vulnérabilité [Michel and Oliveau, 2013]. Nous avons eu l’occasion de croiser ces données de population et les données de transports. Les cartes en Figure 3.14 permettent de visualiser quel est le niveau de richesse des zones qui ne sont pas desservies par les transports collectifs à Lima. Parmi les zones non desservies, on retrouve des espaces abritant des populations

7. La couverture des aires urbaines françaises début 2000 est de 64.2% pour les pôles urbains, ce qui donne 93% de la population desservie [Surowiec and Minvielle, 2002]. Dans les 20 plus grandes aires urbaines, la part de la population desservie par les transports urbains est de 74% en moyenne [Certu and Gart, 2005]. La question qui se pose aujourd’hui est plutôt de l’ordre du droit au transport et de politique tarifaire [Féré, 2013].

FIGURE 3.14 – Indicateurs de pauvreté et transports à Lima

pauvres, en périphérie, notamment au Nord de l’agglomération. Mais des populations plus riches que la moyenne sont également représentées. Ces dernières utilisent probablement des moyens de déplacement plus onéreux que le transport collectif : taxi ou véhicule personnel. Les catégories extrêmes de l’échelle sociale sont donc moins desservies par les transports artisanaux. Ces derniers sont plutôt destinés aux catégories moyennes et pauvres.

Pour Brazzaville, nous n’avons pas de données de recensement assez précises pour pouvoir utiliser la même méthode pour jauger le rôle social des transports artisanaux. Dans notre démarche d’analyse du système de transport artisanal, nous avons mis en place une enquête origine / destination auprès des clients. Les caractéristiques individuelles des enquêtés ont été collectées. Nous pouvons donc connaître le profil des utilisateurs de transports collectifs. Les usagers enquêtés appartiennent à des catégories professionnelles aux revenus moyens voire bas : métiers peu qualifiés, étudiants, fonctionnaires ... (Figure 3.15).8

8. Ces catégories professionnelles sont déclaratives et elles correspondent à la manière qu’ont les personnes interviewées de se positionner économiquement. L’importance du secteur informel dans l’économie rend difficile la comparaison avec l’ensemble de la population. En effet, le recensement officiel, qui date de 2009 pour le plus récent, ne prend en compte que le secteur dit "moderne". Ainsi l’ensemble des travailleurs informels n’est pas pris en compte dans leurs statistiques. Pour preuve, les données d’emploi de 2009 comptent 131 445 salariés, tous secteurs confondus, publics et privés, pour une population de 2 239 204 personnes entre 15 et 64

FIGURE 3.15 – Profils des usagers enquêtés à Brazzaville

Les données qualitatives issues de notre enquête confirment que ces usagers n’ont pas les moyens d’acheter un véhicule, ni d’utiliser les taxis. Ils se sentent dans l’obligation d’utiliser les transports collectifs. La faible représentation des groupes sociaux les plus précaires, sans emploi et retraités, laisse supposer que cette catégorie de la population utilise peu le transport collectif et que la marche est le mode le plus employé. De la même manière, les cadres et professions intermédiaires, dont les revenus sont plus importants, sont peu présents. Cela laisse supposer qu’ils utilisent d’autres moyens de transport. Il semblerait donc qu’on retrouve à Brazzaville le même phénomène qu’à Lima : les transports artisanaux sont plus utilisés par catégories moyennes de la population. Les plus riches et les plus pauvres ont une demande différente et ils sont peu intégrés dans la desserte.

Dans le cas de Brazzaville, l’analyse peut être plus poussée. Nos données concernant les motifs de déplacement nous permettent de constater que la majorité des trajets en transport artisanal sont effectués par obligation. En effet, les motifs contraints sont les plus nombreux (Figure 3.16). Parmi eux, nous englobons : les déplacements domicile - travail / études, les rendez-vous administratifs ou médicaux et l’approvisionnement. Les déplacements de loisir correspondent aux achats hors alimentation, aux sports et activités culturelles. D’autre part, 67% des déplacements enquêtés ont lieu au départ du domicile. Des questions complémentaires nous ont permis de comprendre que les déplacements moins urgents, comme le retour chez soi à la fin d’une journée, se font à pied pour une grande partie des usagers. Ils économisent ainsi

ans [CNSEE, 2009]. Le recensement ne compte pas les travailleurs indépendants et le secteur informel. Il ne différencie pas non plus les différentes catégories socioprofessionnelles.

FIGURE3.16 – Motifs des déplacements enquêtés

le prix du trajet retour. au-delà du fait que les usagers ne disposent que de peu de choix modal, les déplacements effectués en transport collectif le sont par obligation. Les usagers pourraient donc être considérés comme captifs de ce système de transport collectif.

Finalement, les dessertes construites par les transports artisanaux sont dans les deux cas étendues. Elles sont remarquables d’un point de vue spatial puisqu’elles recouvrent une grande partie des agglomérations concernées. Cependant, cette desserte n’est pas totale et les zones non desservies révèlent une différenciation sociale. Les transports artisanaux ne sont pas destinés aux catégories les plus pauvres ou les plus riches de la population. Cependant, ces analyses nous donnent des informations sur l’étendue de ces dessertes sans préciser leur homogénéité. Nous devons nous interroger sur les structures qui émergent dans ce système. Pour cela, nous allons croiser les dimensions spatiales et temporelles du transport en nous intéressant aux fréquences de passage des véhicules.

Centralités

Dans le cas de Lima, les structures spatiales du système de transport artisanal sont caracté- risées par les itinéraires fixes, définis par des concessions. Celles-ci obligent les véhicules à conserver un trajet défini. La répartition de ces concessions, que nous avons obtenue auprès de l’autorité municipale qui en tient le registre, montre une structure particulière (Figure 3.17). Le quartier historique et la partie centrale de l’agglomération ont un nombre de concessions par rues plus important. De même, les grands axes qui relient les périphéries à cette zone

centrale regroupent plus de concessions. Le nombre important d’autorisations délivrées pour une même rue est dû au fait qu’il n’y a pas de planification de ces itinéraires. Ils sont accordés sans études techniques aux concessionnaires qui en font la demande et qui sont capables de payer les taxes correspondantes. Les transports artisanaux liméniens sont concentrés dans la partie centrale de l’agglomération et sur les principaux axes vers le Nord et l’Est. Mais, les quelques 700 concessions enregistrées par la mairie de Lima ne sont pas toutes parcourues de la même façon. Nous proposons donc de cartographier les fréquences de passage des bus, grâce aux comptages du Plan Maestro (Figure 3.18). Nous pouvons constater que les zones les plus fréquentées, quelle que soit la tranche horaire, sont le centre historique et les axes menant aux périphéries. La route menant à la périphérie Sud est moins fréquentée en heures creuses alors que les autres le sont aussi tout au long de la journée. Cela s’explique par le fait que cette zone est principalement résidentielle alors que les périphéries Nord et Est abritent également des activités industrielles et de service. La zone côtière est plus mise en valeur par ces cartes de fréquences que par la carte des concessions. En effet, malgré un nombre de concessions peu important, la zone est fréquentée du fait du développement récent de zones commerciales et d’activités de services, en périphéries des quartiers résidentiels aisés.

Le système de transport artisanal semble donc faire émerger des centralités qui corres- pondent aux espaces les plus actifs de l’agglomération. La stratégie de gestion des fréquences repose sur l’ajustement des vitesses de circulation par les chauffeurs tout au long de la journée. Ils utilisent les informateurs pour estimer les positions des autres véhicules. Les zones à forte fréquentation représentent des espaces à enjeux pour les équipages de véhicules. Le chauffeur doit gérer les difficultés de circulation tout autant que ses clients et ses concurrents. Il semblerait donc logique que les informateurs s’y trouvent concentrés. La Figure 3.19 propose une cartographie des localisations des informateurs.

Comme nous en avons fait l’hypothèse, les informateurs se concentrent dans la partie centrale de l’agglomération et sur les grands axes qui permettent de relier les périphéries. Il s’agit des zones les plus fréquentées par les bus comme le montrent les cartes précédentes. Ainsi, le système de transport artisanal fait émerger un certain nombre de centralités qui correspondent aux zones centrales de l’agglomération ainsi qu’aux axes reliant les périphéries. Dans le cas de Lima, l’étendue de la desserte doit donc être nuancée d’un point de vue social par l’abandon des zones les plus riches et les plus pauvres. Mais elle doit également être nuancée d’un point de vue spatial par l’existence de ces centralités. La desserte est étendue, mais elle est loin d’être homogène.

Dans le cas de Brazzaville, les centralités sont mises en évidence par les comptages que nous avons effectués en 2014 (Figure 3.20). Les périphéries ne sont pas toutes représentées.

F IG U R E 3.18 – Répartition des fréquences à Lima

collectifs et initiati ve indi viduelle

FIGURE 3.20 – Fréquences de passage des bus à Brazzaville

L’heure de pointe de l’après-midi est assez peu marquée. Cela confirme que les transports collectifs sont moins utilisés pour les retours comme nous l’avons vu dans l’enquête auprès des usagers. Les zones autour des grandes artères permettant l’accès au centre-ville, "Total" et "Moungali", sont toujours très fréquentées par les bus. On remarque que le centre en lui même ("La Ville" et "CHU") n’est pas toujours le plus fréquenté : ce sont plutôt les accès qui y mènent qui se détachent. La congestion générée par les taxis et véhicules personnels aux heures de pointe dans cette zone pourrait expliquer que les transports collectifs sont peu présents en heure de pointe. La périphérie Nord, "Mikalou" et "Mampassi", est fréquentée de manière constante tout au long de la journée. Comparativement, elle est même plus desservie que le centre de l’agglomération à certaines heures. Ainsi, les centralités du système de transport brazzavillois semblent être plus dans la première couronne autour du centre de l’agglomération. Les périphéries, ou en tous cas celle du Nord, sont desservies de manière importante également. Cette répartition n’a rien de surprenant étant donné que les densités de population sont plus importantes en périphéries qu’au centre. Il semblerait logique que la demande suive le même schéma, tout comme les transports artisanaux.

Finalement, ces analyses cartographiques nous montrent que les transports artisanaux des deux cas que nous étudions font émerger des structures spatiales similaires. Les dessertes sont étendues : la majorité des zones urbaines est parcourue par des transports artisanaux. Cependant, des disparités de desserte sont observables. Les centralités observées correspondent logiquement aux centralités démographiques (densités) et économiques (localisation des activités) existantes.