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Construire une démarche de géographie dynamique pour analyser les transports

3.2 De la complexité à la modélisation multi-agents

3.2.2 Appréhender la complexité

De l’agrégé à l’individu-centré

"Pour résumer, dans une approche synergétique les individus sont vus comme amenant une sorte de consensus dans leurs décisions, alors que dans une approche de micro-simulations les individus sont considérés dans leurs individualités et avec l’interdépendance de leurs biographies."10[Sanders, 1999]. Finalement, le choix d’une approche individu-centrée plutôt

qu’agrégée, quel que soit le niveau d’agrégation, répond à un besoin différent. Dans une approche individu-centrée, les interactions entre agents font émerger des structures au niveau supérieur et celles-ci deviennent des contraintes pour les individus. Alors qu’une approche agrégée revient à définir ces contraintes et à prévoir les réactions de groupes d’individus en fonction de probabilités. L’approche individu-centrée s’intéresse plus précisément aux particu- larités des individus [Sanders, 1999]. Techniquement, les catégories d’individus présentes dans un modèle agrégé et dans un modèle désagrégé sont quantitativement différentes mais assez peu qualitativement. En effet, dans un modèle agrégé des comportements types en fonction de l’appartenance à un groupe sont programmés. Pour un modèle désagrégé, les comportements sont implémentés en fonction des caractéristiques des individus, mais ces caractéristiques correspondent à des types, qui forment des groupes comme pour le modèle agrégé, sauf qu’ils sont plus nombreux [Winder, 2000]. L’enjeu est donc de parvenir à construire des modèles

10. Traduction personnelle de : "To summarise, in the synergetic approach the individuals are seen as bringing out a kind of consensus in their decisions, whereas in microsimulation the individuals are considered in their individuality and in the interdependence of their biographies"

qui soient réellement désagrégés, c’est-à-dire où les actions individuelles sont indépendantes et se construisent par rapport aux trajectoires de chacun. Il est possible de développer une géographie phénoménologique qui s’intéresse à la fois aux phénomènes et à leur perception [Bonnefoy, 2005]. Ce positionnement conduit naturellement à une démarche individu-centrée. L’idée est de cesser de considérer l’espace comme un support de grappes d’individus rationnels mais de tenter d’effleurer l’habitant, ses représentations et ses valeurs. Finalement, il s’agit de montrer « comment la diversité peut créer cet ordre [l’ordre du monde]» [Daudé, 2002].

Pour modéliser ces systèmes, nous utilisons les systèmes multi-agents. Cet outil infor- matique, que nous avons déjà évoqué, permet de créer de mini-programmes, les agents, qui agissent et interagissent dans un environnement défini par le modélisateur (Figure 3.25).

FIGURE3.25 – Fonctionnement d’un système multi-agents [Ferber, 1997]

L’intérêt des systèmes multi-agents est de permettre la mise en œuvre de modèles individus- centrés. Le travail de modélisation se situe au niveau de l’élément de base du système [Amblard, 2006]. D’autre part, l’environnement peut prendre une place importante dans ces modèles et cette dimension est d’autant plus valorisable que nous nous intéressons à des phénomènes spatiaux [Banos et al., 2016]. La dimension heuristique de la démarche de construction du modèle reste valable [Banos, 2016]. Elle est accentuée par le défi technique que représente le passage à l’informatique et la nécessité d’échanger avec des techniciens issus de disciplines différentes. En outre, cet outil permet de créer une démarche expérimentale qui est rarement possible en sciences humaines [Simon, 1996].

Lorsqu’on travaille ainsi dans une démarche de modélisation, la question de la portée du modèle se pose. Ceux-ci sont à la fois particuliers, représentants du cas général, et singuliers,

FIGURE 3.26 – Catégorisation des modèles [Banos and Sanders, 2012], cité par [Sanders,

2014]

défiants toute généralisation [Bouvier, 2011]. Dans le cadre de modèles explicatifs, le niveau de généralité doit être précisé : étudie-t-on un cas particulier ou singulier ? Quel niveau de généralisation cherche-t-on à atteindre ? Il semble qu’il existe un continuum du plus singulier au plus stylisé et généralisable [Sanders, 2014]. Les modèles peuvent également être jaugés selon leur degré de parcimonie. Autrement dit, leur rapport à l’objet étudié peut être plus ou moins distancié. Les approches KISS ( Keep It Simple, Stupid) et KIDS (Keep It Descriptive, Stupid) s’opposent. Ainsi, les premiers affirment qu’une modélisation doit reposer sur des hypothèses simples pour être reproductible et compréhensible [Amblard et al., 2006] [Axelrod, 1997]. Les autres préfèrent des modèles descriptifs, utilisant le plus de données possible dans

un objectif de prédiction. Ils mettent en avant le caractère peu explicatif des modèles KISS et soulignent l’importance de conserver au maximum les facteurs impliqués dans le phénomène étudié [Edmonds and Moss, 2004]. A. Banos et L. Sanders proposent une classification des modèles selon ces deux axes : le niveau de généralisation et de parcimonie [Banos and Sanders, 2012] (Figure 3.26).

Chaque catégorie de modèle répond ainsi à une utilisation particulière [Delay, 2015] : — Les modèles parcimonieux pour des faits stylisés sont plus destinés à expliquer un

phénomène et restent assez abstraits

— Les modèles "complets" pour des faits stylisés s’adaptent bien des approches participa- tives

— Les modèles parcimonieux pour des faits particuliers orientent facilement des projets d’aménagement

— Les modèles "complets" pour des faits particuliers s’utilisent pour prédire les évolutions d’un phénomène

Les différents modèles développés par le réseau MAPS11correspondent à ces différentes

catégories et illustrent la diversité des possibilités offertes par les approches multi-agents [Sheeren et al., 2014]. Ce type de modèle a notamment été mis en place pour modéliser les déplacements dans les agglomérations françaises et européennes [Antoni and Vuidel, 2010], avec une prise en compte fine des comportements individuels [Antoni, 2012]. Le modèle d’A. Lammoglia s’intéresse aux taxis collectifs sénégalais et au transport à la demande en France à travers une modélisation multi-agents [Lammoglia et al., 2012]. Les systèmes que nous étudions sont différents des clandos dakarois. Cependant, la question de la modélisa- tion individu-centrée du transport artisanal a déjà été posée. A. Lammoglia y répond par la construction de transports adaptatifs [Lammoglia, 2013]. Nous proposons de creuser la question de l’auto-organisation.

Du transport artisanal observé au transport auto-organisé modélisé

Dans une démarche abductive12nous cherchons à enrichir nos approches par l’observation

du terrain et par notre culture scientifique. Notre démarche est donc basée sur des allers-retours permanents entre théorie et études de cas. Au cours de ce processus, la puissance du concept d’auto-organisation appliqué aux transports collectifs artisanaux s’est imposée [Audard et al., 2012].

La caractéristique qui nous intéresse est donc l’autonomie des équipages. Autrement dit, nous nous focalisons sur la capacité de choix des chauffeurs dans la construction du service

11. http ://maps.hypotheses.org/

12. L’abduction est une forme de raisonnement qui a été théorisée par Charles Sanders Pierce (1839-1914). Aux côtés de l’induction et de la déduction, l’abduction est un troisième mode d’inférence qui permet de générer des hypothèses à partir d’information incomplète [Peirce and Deledalle, 2014].

À partir d’observations et de cas surprenants, les principes théoriques évoluent dans l’attente de nouvelles observations. Ainsi l’abduction permet d’enrichir continuellement la théorie de nouvelles hypothèses qui appellent des observations ultérieures. Le chercheur se place dans une démarche d’exploration des données afin de proposer des hypothèses plutôt que de les confirmer [Oliveau, 2011]. Cette forme de raisonnement se retrouve dans le processus de découverte par sérendipité [Roten, 2015]. Il s’agit de laisser une place importante à l’étonnement et à la créativité [Banos, 2013].

L’abduction est ainsi complémentaire de la déduction et de l’induction : elle permet d’étendre la théorie de manière pragmatique et créative tout en restant cohérent avec les principes existants. "C’est ainsi qu’une théorie transmet, dans une forme condensée, les observations accumulées par tous ceux qui ont fait des recherches. Lorsque nous comprenons une théorie, nous expérimentons un ensemble de ce que des investigateurs antérieurs ont vu et pensé." [Stiles, 2013].

Cette opération logique permet le développement de nombreux travaux basés sur des études de cas ou de vastes corpus de données tant en géographie [Borderon, 2016] qu’en psychologie [George, 1997], en linguistique [Carel, 2004], en littérature [?], en médecine [Weber et al., 1993] ...

de transport. L’organisation par soi-même n’est pas en soi une définition suffisante. Nous devons préciser quelles sont les relations entre les éléments de cette structure. Pablo Salazar Ferro propose une classification par la régulation des systèmes de transport [Salazar Ferro, 2014] : les transports "les plus artisanaux" seraient les moins régulés et l’augmentation de la régulation mènerait au transport institutionnel. Finalement, ce qui caractérise la "régulation" est la centralisation de l’organisation du service. Ces transports peuvent s’autoréguler, la régulation n’a pas besoin d’être externalisée.

Cette classification peut être relue en termes systémiques. La circulation de l’information caractérise le type de système. En effet, l’étendue de l’information disponible pour chacun des éléments de l’organisation conditionne fortement la structure. Les interactions au sein des systèmes auto-organisés reposent uniquement sur l’information limitée dont disposent les membres du groupe à propos de l’état du système. Dans le cas de transports auto-organisés, cette information est limitée par la perception de leur environnement direct, notamment pour estimer la demande, et les représentations de chacun de l’état général du système. Schématiquement, on pourrait proposer une échelle basée sur le degré d’homogénéité de l’information disponible pour chacun des membres de la structure. De l’auto-organisation à l’autogestion, il y a différents degrés qui caractérisent les systèmes non institutionnels.

L’auto-organisation extrême correspond à une information qui ne circule pas. L’autogestion serait l’autre extrême de l’échelle et correspond à une distribution la plus homogène possible de l’information [Castoriadis, 1979], permettant ainsi à tous les membres de la structure d’agir en "connaissance de causes", en fonction d’un but collectif. Par exemple, un service dont la réponse à la demande est à la libre appréciation du chauffeur est auto-organisé. Lorsque les membres du service se répartissent dans différentes zones après concertation le système se rapproche de l’autogestion. Une situation intermédiaire serait l’échange d’informations partielles entre certains équipages au cours de la journée pour se répartir dans leur voisinage immédiat. Le positionnement sur l’échelle de l’organisation de la desserte dépend des modalités de circulation de l’information.

Ces transports auto-organisés s’opposent aux transports institutionnels dont la centra- lisation technique répartit la desserte grâce à des études préalables : les équipages n’ont aucune autonomie. Ils diffèrent également légèrement des transports artisanaux dans le sens où l’atomisation de la propriété n’est pas une condition sine qua non de l’auto-organisation de la desserte. Ainsi de par l’absence de centralisation technique, d’institutionnalisation et de redistribution de l’information, les transports collectifs qui nous intéressent peuvent être qualifiés d’auto-organisés.

La notion d’auto-organisation qualifie un système dans sa globalité malgré le fait que les critères soient principalement définis au niveau des éléments. L’autonomie au niveau micro fait émerger une desserte globale dont nous étudions les caractéristiques. Les processus d’émergence et de rétroaction qui relient ces deux échelles dans un contexte d’information limitée sont au cœur de la structure mais ne sont pas des critères de définition des transports auto-organisés. En effet, les interactions entre les différentes échelles hiérarchiques et spatiales sont présentes dans tous les systèmes complexes. Ainsi, les systèmes de transports que nous étudions émergent à partir des interactions au niveau micro. Ils sont également auto-organisés du fait de l’absence de planification et de centralisation.