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1.4 Enjeux et positionnement de la recherche : d’où tra vailler sur le transport artisanal ? Quels enjeux ?

1.4.2 Proposer une approche objective ?

Arène sociale et milieu scientifique, deux mondes dans lesquels se positionner

L’objectivation est la première mission du chercheur, ou du moins la construction d’outils d’objectivation. Il fait cependant partie intégrante de ce tout qu’il tente d’observer. L’enjeu est donc d’assumer à la fois d’observer et de faire partie de l’arène sociale. Ce double je(u) implique d’analyser notre propre subjectivité pour prendre du recul sur nos représentations et nos pratiques.

La recherche en géographie peut facilement être conditionnée par la demande sociale. La petite part des démarches théoriques dans la production scientifique du siècle dernier illustre bien cette tradition très concrète de la discipline. De "la géographie ça sert d’abord à faire la guerre" [Lacoste, 1976] à la "culture du voyage" [que nous aurions tord de négliger] [Burgel, 1984] ou encore les Découvrir la France de Roger Brunet [Brunet, 1974], la géographie est

parfois utilisée pour satisfaire une demande sociale d’inventaire et d’exotisme. Depuis l’après- guerre, les géographes se retrouvent également dans les projets d’aménagement [Mercier, 1988]. Dans le cas qui nous intéresse, les vertus des transports artisanaux sont régulièrement

questionnées, tout comme les enjeux liés à leur régulation. La mission du chercheur est également de porter un regard critique sur ces sujets, sans pour autant s’attacher à répondre directement aux questions sociales dont la temporalité et la pertinence sont difficilement conciliables avec les impératifs scientifiques. Il s’agit de produire une "recherche impliquée" qui se différencie de la recherche appliquée en ce qu’elle connaît les problématiques sociales sans pour autant en être l’esclave [Gumuchian et al., 2000].

L’appel des sirènes technocratiques est puissant dans le domaine très centralisé de l’aména- gement des transports. Le secteur artisanal peut vite passer pour une interférence contrariante dans la planification d’un système de transport institutionnel. Or les atouts de ces modèles alternatifs méritent qu’on leur porte attention : faible coût pour les pouvoirs publics, desserte étendue, emploi, flexibilité du service ... [Godard, 2008]

A contrario, l’idéalisation d’une forme de "génération spontanée" des transports collectifs peut rapidement faire oublier les nombreuses externalités négatives de ces systèmes. Sur le plan social, la précarité et la pénibilité des emplois du transport artisanal a été démontrée par [Shadi and Brouwer, 2011] en prenant l’exemple de Kinshasa où équipages des véhicules souffrent de conditions de travail difficiles. En effet, la précarité des emplois et les expositions nocives constantes ont un impact sur la santé des travailleurs, entraînant des pertes de poids, une fatigue anormale et des troubles du sommeil.

D’autre part, les inégalités d’accès à la mobilité ne sont pas résolues par les transports artisanaux : ceux-ci constituent une solution lorsqu’il n’y a pas d’autres services disponibles, mais les plus pauvres ont un accès au transport moindre que ce soit à Dakar [Olvera et al., 2002] ou à Lima [Wester, 2014]. Le caractère principalement collectif du transport artisanal laisse supposer qu’il serait plus respectueux de l’environnement que l’automobile. Les impacts environnementaux de ces systèmes sont considérables en raison de l’état de décrépitude des véhicules qui génèrent une importante pollution atmosphérique et sonore [Godard, 2008]. Dans certaines villes, les pouvoirs publics tentent de favoriser l’émergence de transports artisanaux moins polluants, c’est le cas des rickshaws à Delhi par exemple [Arundhathi and Zia, 2017]. Il convient de dépasser le manichéisme des deux points de vue précédents. Le fonctionne- ment économique de ces systèmes de transport les relie à la ville néolibérale. Cet objet urbain émergent depuis le dernier tiers du XXème siècle résulte de la libéralisation économique et

du pouvoir grandissant du capital dans les politiques urbaines. La régulation est abandonnée au profit des lois du marché pour des questions urbaines qui relevaient jusqu’à présent des institutions. Ce processus comporte plusieurs facettes au niveau global : il prend place dans un contexte mondialisé et touche les espaces de manière différenciée [Brenner et al., 2010]. Autrement dit, les dynamiques sont interdépendantes au niveau mondial, mais il ne s’agit pas d’une diffusion de modèles. Les espaces sont constamment remodelés par une alternance de tentatives de régulation et de libéralisation [Harvey, 2007].

Ce glissement a un impact sur l’espace urbain. Il se caractérise par une importante fragmen- tation générée par l’apparition de gatted communities, la gentrification des centres urbains et le rejet de certaines catégories de population dans les marges. Souvent travailleurs pauvres, ils ne participent pas à la vie politique et civique [Hackworth, 2006]. Ces formes de villes gouvernées par le marché voient naître un autre espace politique, en dehors des lieux traditionnels. Cette street politicprend forme par et pour ceux dont la rue est l’unique lieu de l’urbain [Bayat, 2012]. Ainsi, les artisans du transport, tout comme leurs véhicules et les lieux du transport artisanal participent de cet espace urbain et politique alternatif. Lieux d’échanges et de conflits autour de l’activité, mais également de la vie politique locale, ils font partie intégrante de cette city-inside-out[Bayat, 2012]. Autrement dit, le transport artisanal participe de ce phénomène qui transforme l’espace de la rue en espace politique dans le contexte de la ville néolibérale. Ainsi, les spécificités du transport artisanal lui donnent un rôle différent de celui qu’on attribue habituellement au transport dans la ville. À cheval entre "cause structurante" et "effet des structures" la relation entre villes et transports a été largement étudiée et documentée. Le processus émergent qui caractérise le transport artisanal lui donne un rôle de catalyseur urbain.

Ce secteur crée une certaine forme de lien flexible entre les citadins - usagers du transport ou opérateurs de l’offre - malgré les difficultés économiques et sociales dont il est issu.

Une telle réflexion autour de l’impact de notre objet d’étude revient à chercher une justification du travail de recherche. Que ce soit à court terme ou à moyen terme, la question de l’évaluation de ces systèmes est posée. Dresser un constat nuancé des atouts et limites de ces phénomènes cautionne en partie l’intérêt de mener une recherche autour de leur spatialisation. Cette recherche est, comme les autres, tiraillée entre un penchant théorique très prononcé qui s’oriente vers l’identification de processus généraux, la construction de savoirs destinés à alimenter la sphère scientifique, et une demande sociale forte autour des enjeux du transport artisanal dans l’aménagement urbain.

Géographie des transports, mais dans espace tropical et avec une approche théorique et quantitative

Comme nous le disions précédemment, la géographie des transports est constituée par l’étude et la conception des infrastructures, la planification et l’organisation des services de transport ... Les études de phénomènes existants sans volonté d’aménagement portent plutôt sur les questions de mobilité. Les usagers et les stratégies qu’ils développent pour se déplacer sont alors au centre des analyses. La démarche quantitative est présente ici dans l’étude des flux et dans des analyses socio-économiques. La tradition du champ gravite autour de modélisations mathématiques et informatiques. Nous nous plaçons donc tout naturellement dans une démarche théorique et quantitative [Cuyala, 2014].

Nous nous intéressons cependant à des systèmes de transport qui existent majoritairement dans les pays du Sud. Nos terrains d’étude sont plutôt la chasse gardée de la géographie dite "tropicale" qui prend la suite de Pierre Gourou [Gourou, 1982]. Ce courant a la réputation d’éviter toute quantification et de ne pas théoriser, d’où son nécessaire dépassement [Bruneau and Courade, 1984]. Ainsi, la géographie tropicale théorise, fort heureusement. Il s’agit de la "nouvelle géographie tropicale" [Bruneau, 2006]. Cette démarche systémique et modélisatrice est développée par la Géographie Universelle dirigée par Roger Brunet, notamment les volumes consacrés aux pays du Sud [Durand-Dastès and Mutin, 1999] [Deler et al., 1994]. Par ailleurs, de nombreux chercheurs affiliés à l’ORSTOM se trouvent parmi les premiers géographes qui se sont intéressés aux méthodes quantitatives venues des États-Unis [Cauvin, 2007]. Aujourd’hui, des travaux de géographie théorique et quantitative s’intéressent aux pays du Sud [Oliveau, 2004] [Borderon, 2016] [Lammoglia, 2013] [Laperrière, 2009]. Parallèlement,

les équipes de l’UMR IDEES s’intéressent à la modélisation dynamique sur des terrains variés, entre autres dans les Suds, avec les plateformes de simulation MAGéO4et MAG5.

Les recherches menées jusqu’à présent sur les transports artisanaux ont cette double appartenance à la géographie tropicale et à la géographie des transports. Cependant, nos pro- blématiques tendent à dépasser la tropicalité pour des problématiques urbaines plus globales.