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1.4 Enjeux et positionnement de la recherche : d’où tra vailler sur le transport artisanal ? Quels enjeux ?

1.4.1 Construire une démarche adaptée à l’analyse de phénomènes mon dialisés

Pays du Sud, des suds, en développement ...

Nous n’avons pas directement évoqué jusqu’à présent le caractère polarisé de la notion d’informel. Elle a d’abord été construite pour désigner des processus qui ont lieu dans les pays du Sud (à Accra et au Kenya). À l’origine, la notion de transport artisanal est elle aussi mise au point pour désigner des transports de pays du Sud. Celle-ci a pourtant pour ambition d’éviter le positionnement normatif reproché au vocabulaire de l’informalité. Nous faisons le choix de tenter de dépasser ces notions trop larges qui relèvent d’un point de vue "occidentalo centré". Pourtant, la majorité des recherches sur les transports artisanaux étudient des cas de villes du Sud et les questions opérationnelles se posent dans le cadre de projets de développement. Revenons sur ces notions qui posent problème à un certain nombre de chercheurs comme en témoigne la publication du numéro 41 de la revue Autrepart en 2007 : "On dirait le Sud".

Cette dénomination polarisée succède progressivement depuis les années 1990 à pays en développement et "Tiers Monde". Cette dernière expression est issue d’un texte d’Alfred Sauvy de 1952. Il désigne ainsi la situation d’une partie de la planète : "ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers État, veut lui aussi, être quelque chose" [Sauvy, 1952]. Il rapproche le Tiers Monde du Tiers État et de la troisième partie d’un monde divisé par la guerre froide. Cette expression conjoncturelle est remplacée après la chute du mur de Berlin par le lexique du développement : en développement, en voie de développement ... Cet ensemble sous-entend la reconnaissance internationale de la nécessité d’atteindre un certain niveau de vie et de l’engagement dans un processus pour l’atteindre. Ces formulations comportent donc une injonction et un jugement, principalement économique [Dufour, 2007]. L’utilisation de l’expression "pays du Sud" tend vers plus de neutralité. Cependant, ce néologisme comporte sa part de connotation et d’ambiguïtés. L’utilisation de ce terme valide une bipartition du monde et porte les stéréotypes de ces prédécesseurs [Dufour, 2007]. Ainsi, le sud désigne une "altérité hiérarchique" pour des raisonnements "Nord centrés" en sciences sociales [Hours and Selim, 2007]. La question reste la même : savoir comment nommer ces "autres" ? Certains continuent d’alimenter le débat en s’essayant à des considérations plus neutres ; ou plus centrées sur un contexte environnemental qu’économique avec "Tropicalisme" par exemple [Raison, 2007] (à distinguer de la géographie tropicale de Pierre Gourou).

Nous n’avons pas l’ambition de répondre à cette question, ni de proposer un nouveau terme. Notre objet de recherche permet de contourner le problème et de tenter une approche qui fait abstraction de la fracture Nord / Sud. Cette approche se justifie de plusieurs manières. Des modèles urbains du Nord au Sud : vers une uniformisation des phénomènes, des problématiques et des méthodes ?

Il est communément admis que la part modale des transports collectifs est liée à la morphologie urbaine [Tran et al., 2014] [Le Néchet and Aguiléra, 2012] [Merlin and Fouchier, 1994] [Le Néchet, 2015] [Pouyanne, 2010]. Schématiquement, l’utilisation du transport en

commun évolue conjointement à la densité et à la polarisation urbaine. Autrement dit, plus les fonctions et activités sont concentrées plus les modes collectifs sont utilisés [Joly et al., 2003]. Les deux exemples types sont Los Angeles, archétype de la ville automobile, et Barcelone, ville dense et polarisée. En raison de la difficulté d’accès à l’automobile, les villes du Sud ont la particularité d’avoir un fort taux d’utilisation des transports collectifs alors que leur morphologie urbaine ne correspond pas au modèle [Montezuma, 2003]. Cette remarque de [Montezuma, 2003], est le révélateur d’un certain positionnement des théories sur les transports et la ville. La construction des théories urbaines s’est faite au siècle dernier à partir des villes du Nord en pointant les manques de celles du Sud [Hancock, 2007]. Dans ce contexte, l’enjeu est de changer d’approche pour cesser d’analyser les villes du Sud en opposition à celles du Nord [Edensor and Jayne, 2012]. Des tentatives de théorisation de ces situations urbaines différentes du point de vue des transports amènent à reconsidérer les structures urbaines. C’est le cas par exemple des formes urbaines liées à l’utilisation des motos-taxis [Guézéré, 2013]. Ces théories illustrent parfaitement l’émergence de nouveaux modèles qui s’intéressent aux villes qui conservent des dynamiques particulières. L’intérêt de cette démarche est de ne pas considérer que les modèles du Nord se reproduisent au Sud, mais bien que les phénomènes urbains ont des origines multiples.

Des indices d’une convergence des processus dans les transports urbains ?

L’étude des transports et de la mobilité urbaine a l’avantage de s’appuyer sur une approche pluridisciplinaire qui facilite la construction de théories qui dépassent les clivages Nord / Sud pour s’intéresser à la ville en tant que telle.

Dans des régions à fort taux de motorisation, la libéralisation progressive du secteur des transports collectifs fait naître des processus similaires à ceux des villes moins motorisées. Autrement dit, des phénomènes qui s’apparentent au transport artisanal apparaissent dans des

villes occidentales, sans atteindre le niveau de déréglementation des cas mentionnés jusqu’à présent.

L’utilisation du numérique crée de nouvelles offres qui sont pour l’instant assez peu étu- diées. Sous couvert d’économie collaborative et de préoccupations écologiques, des entreprises servent d’intermédiaires entre une offre atomisée et une demande qui vante la "souplesse" de ce nouveau service. Le lien avec le transport artisanal pose question. Les transports "col- laboratifs" qui apparaissent en France ne reposent sur aucune centralisation de la desserte. Qu’on s’intéresse aux coopératives d’auto-stop, aux plateformes de covoiturage ou de taxis, l’absence d’organisation technique et planifiée des trajets et horaires reste un point commun avec le transport artisanal. D’autres similitudes nous interpellent, Uber en France comble les vides de l’offre de transport public pour des usagers qui n’auraient pas les moyens de se déplacer autrement [Bianquis, 2017], en particulier pour les voyages nocturnes [Louvet, 2015]. Finalement, l’apparition du "Uber collectif" serait l’avènement de la généralisation du transport artisanal des pays qui se disent "développés". Ce processus est déjà en cours aux États-Unis, où la nouvelle donne apportée par les évolutions technologiques relance les espoirs de voir la mobilité urbaine transformée, et optimisée, par les smartphones [King, 2015]. L’étude du paratransit revient avec sa réapparition aux États-Unis. Des minibus compensent la disparition de lignes de bus à New York par exemple [King and Goldwyn, 2014]. Ainsi les villes occidentales voient progressivement leurs systèmes de transport glisser vers le transport artisanal, mais peut-être en ajoutant une dimension numérique. Cependant, la diffusion de ces nouvelles technologies pourrait transformer également les systèmes qui fonctionnent uniquement avec du transport artisanal. Les applications de référencement des itinéraires des bus [Williams et al., 2015] ou de réservation de places [Bouillon, 2016] à Nairobi n’ont pas attendu Uber pour faire entrer le transport artisanal dans le XXIème siècle. Ainsi, les

offres de transports pourraient converger vers des modèles qui dépassent les clivages Nord / Sud. Il s’agit à notre connaissance d’un cas isolé et les obstacles à une diffusion de ces pratiques sont nombreux. Les infrastructures de télécommunication, par exemple, sont assez peu performantes dans de nombreuses villes où le transport artisanal est la règle. La question est de savoir si les outils numériques pourraient être une partie de la solution pour dépasser les limites qu’on connaît aux transports artisanaux : pollution, congestion, précarité des emplois, qualité de desserte inégale ...