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1.3 Étudier le transport artisanal : quels défis, quelles solu tions ?

1.3.1 Approches multiples : des monographies aux entrées disciplinaires

Géographie des transports

L’étude des transports non institutionnels sera naturellement classée dans la géographie des transports et constitue, à l’instar de son objet, un carrefour disciplinaire aux enjeux sociétaux importants [Bavoux et al., 2005]. Les transports sont étudiés tout autant par les sciences dures que par les sciences humaines. Ils représentent un enjeu important d’aménagement du territoire et sont au coeur des recherches concernant la ville de demain [Antoni, 2016]. Le recensement des thèses en transport effectué par l’Association Française des Instituts de Transport et de Logistique témoigne de la variété et du dynamisme de ce champ de recherche en France. Les 347 doctorats en cours en 2016 s’inscrivent dans des domaines aussi variés que la psychologie, les sciences économiques ou de gestion, les disciplines littéraires, les mathématiques appliquées ou le génie industriel [AFITL, 2016]. De la conception des infrastructures aux technologies mobilisées pour créer des modes nouveaux, tous les domaines de l’ingénierie sont mis à contribution. De la santé aux sciences de la matière, les transports sont étudiés pour leurs émissions et leurs impacts environnementaux. Pour les sciences humaines, ils relèvent à la fois d’une manifestation des relations dans une société et d’un élément structurant des organisations sociales et spatiales. En économie, on s’intéresse aux coûts et aux financements à plusieurs échelles. Les transports sont étudiés à toutes les échelles et les questionnements sont variés : de la question de l’aménagement et de la gouvernance à celle du droit au transport ou du droit des transports.

Approches disciplinaires et recherche de lois générales ?

Le transport artisanal est un phénomène relativement peu étudié, ou du moins pas par toutes les disciplines. En tant que phénomène non planifié, toutes les problématiques de conception ex ante ou d’ingénierie ne sont pas pertinentes pour l’instant. Le transport artisanal reste un phénomène social et les démarches sont pour l’instant majoritairement sociologiques, économiques, géographiques ou politiques. L’informalité du transport artisanal n’empêche cependant pas chercheurs et techniciens de mener des réflexions méthodologiques au-delà des

clivages disciplinaires. Les approches nomothétiques restent cependant rares. Les défis d’un tel objet de recherche rendent ardue toute tentative de dépasser l’unicité du lieu. Il n’existe pas d’enquête normalisée à échelle globale. La part des études de cas est largement supérieure à celle des réflexions à échelle plus large. Nous pouvons signaler l’existence de réflexions à échelle régionale menées par le LET, notamment en Afrique de l’Ouest [Diaz Olvera et al., 2010] ou par l’UMR PRODIG [Lombard and Ninot, 2012]. En gardant une réflexion principalement spatiale, ces travaux s’intéressent respectivement à la dimension économique et aux aspects sociopolitiques de ces systèmes. Dans une démarche plus géographique, les travaux de l’UMR ESPACE avec Didier Josselin et Adrien Lammogia s’intéressent à la relation entre transport artisanal et transport à la demande [Lammoglia et al., 2012] [Lammoglia, 2013]. Dans le même laboratoire, ceux de Frédéric Audard s’intéressent aux structures spatiales émergentes dans ces systèmes de transport [Audard et al., 2012].

Une démarche de confrontation des cas a été initiée dans les années 1990 par Xavier Godard avec un ouvrage collectif qui traite de plusieurs systèmes de transport collectif, mais sans analyser le transport artisanal en tant que tel [Godard, 1994]. Un second ouvrage collectif considère plus précisément le transport artisanal en mêlant réflexions thématiques transversales et études de cas [Godard, 2002]. Le transport artisanal est considéré comme un élément des solutions de mobilité et sa capacité d’innovation est soulignée.

En ce qui concerne les comparaisons intercontinentales ou les analyses globales, la récente publication de la CODATU a le mérite de tenter une synthèse des connaissances disponibles sur le sujet et de s’essayer à plusieurs typologies [Salazar Ferro, 2014]. Il propose des catégorisations en fonction du modèle économique ou du mode de régulation à partir d’une bibliographie importante. Ainsi, les systèmes de transport sont soit classés en fonction de leur mode de régulation (voir figure 1.4), soit par rapport aux nombres d’acteurs du service : propriétaire, chauffeur et titulaire d’une autorisation de circuler peuvent être une seule et même personne ou trois individus différents.

Études de l’offre et de la demande

La majorité des travaux est donc constituée d’études de cas. Celles-ci adoptent divers positionnements. De manière générale, assez peu d’études portent sur la demande. Les profils socio-économiques des usagers et leurs déplacements permettent de replacer les transports artisanaux dans les systèmes de mobilité urbaine. Leur rôle primordial dans la desserte des po- pulations les plus pauvres est ainsi mis en évidence [Paquette, 2010]. Les transports artisanaux sont confrontés aux autres modes disponibles et inclus dans une réflexion sur l’accessibi-

lité [Olvera et al., 2005] et sur la répartition modale des déplacements [Montezuma, 2003]. Cependant, la majorité des études se concentre sur l’offre. Certaines approches historiques s’intéressent à l’apparition des transports artisanaux et à leur évolution. Ces recherches sont liées à deux champs principaux en histoire contemporaine : l’étude du travail et celle des transports urbains. Ainsi certains travaux entrent par les entreprises et les modes de travail pour s’intéresser finalement au secteur des transports. L’histoire du transport est un thème de recherche qui englobe parfois les transports artisanaux [Almeida-Topor et al., 1992]. Sans se revendiquer de l’histoire contemporaine, certains travaux adoptent une démarche d’ana- lyse chronologique. Ainsi dans l’évolution des systèmes de transport, le transport artisanal peut constituer un phénomène récurent qui prend le dessus sur le transport institutionnel dans la continuité de politiques de libéralisation [Figueroa, 2005] ou disparaît au profit de la régulation [Henry, 2002]. Les perspectives temporelles amènent finalement à suivre les relations tumultueuses entre le transport institutionnel et ses concurrents informels de façon générale, que ce soit à l’échelle individuelle des situations de travail ou à l’échelle nationale ou continentale des réglementations qui évoluent en faveur de l’un ou l’autre des modèles. Dans le cadre de la mondialisation, les transports au Sud constituent un enjeu à différentes échelles. Les autorickshaws deviennent ainsi le marqueur de la mondialisation à travers la diffusion de cette innovation venue d’Inde entre les petites villes du delta du Nil et Kinshasa [Tastevin, 2012]. Qu’ils soient institutionnels ou non, les transports révèlent des situations de concurrence générées par la libéralisation croissante.

Entrée modale

Les transports artisanaux interpellent, notamment dans un référentiel occidental, du fait de leur apparente désorganisation. Ils peuvent être approchés par les véhicules utilisés puisque ceux-ci correspondent souvent à une unité du service. Ces modes de transport emblématiques d’un fonctionnement non institutionnel servent à délimiter l’objet d’étude. Les minibus d’Abid- jan [Adoléhoumé and Bi Nagoné, 2002] ou de Kuala Lumpur [Partners, 1981] symbolisent des systèmes artisanaux. Leur organisation et leur efficacité sont donc analysées. Les mêmes démarches sont développées pour les taxis collectifs du Niger [Saidou and Motcho, 2012] ou du Maroc [Le Tellier, 2005]. Les transports artisanaux ne sont pas analysés dans leur globa- lité, les études se focalisent sur un élément important du système. Le cas des mototaxis est particulièrement représentatif. Cette forme de transport artisanal est de plus en plus courante, notamment en Afrique [Olvera et al., 2007]. Les mototaxis sont étudiées dans plusieurs villes du Bénin [Agossou, 2004] ou du Cameroun [Feudjio, 2015] pour ses enjeux à la fois sociaux

et économiques. Jeune Afrique publie régulièrement des articles sur ce sujet [Dougueli, 2016], abondamment traité dans la presse pour les mêmes raisons qu’il déchaîne les passions chez les chercheurs comme en témoigne le titre accrocheur de [Keutcheu, 2015] qui parle de "fléau". Il s’agit en effet d’une dimension emblématique des transports artisanaux dans leur incarnation la plus informelle. Ce phénomène cristallise des questions politiques, notamment autour des atouts de cette forme de transport artisanal et de la nécessité de son insertion dans un système institutionnel [Kamden, 2014]. La normalisation des transports artisanaux est mise en avant comme une condition au développement urbain et à l’intégration dans la mondialisation. En effet, les véhicules utilisés, souvent vétustes, ne donnent pas une image moderne de la ville [Ledgard and Solano, 2011].

Un enjeu d’aménagement urbain

Les transports artisanaux sont l’occasion de poser la question des relations entre privé et public dans le transport urbain. Il existe plusieurs solutions mises en place par des autorités locales dans le monde pour concilier les impératifs de l’aménagement urbain et les transports artisanaux.

Le rôle des transports artisanaux dans le processus d’urbanisation est double. Ils proposent un service en suivant les évolutions de l’agglomération, comme c’est le cas dans les villes Brésiliennes qui accueillent des compétitions sportives internationales [Beyer, 2012]. Ils favorisent la consolidation de certaines structures à Abidjan en desservant les quartiers isolés [Kassi-Djodjo, 2010]. La situation est similaire à Lomé où une structure de "ville-moto" se dessine sous l’influence des motos-taxis [Guézéré, 2013]. Les politiques sectorielles mises en place jusqu’à présent, en Amérique Latine par exemple, ne permettent pas de maîtriser l’urbanisation et une planification intégrée devient nécessaire [Figueroa, 1991]. En effet, les aménagements de transport ne peuvent pas modeler la ville à eux seuls, tout comme une politique qui se contente d’organiser la ville par ses activités n’est pas une solution efficace [Offner, 1993]. Le choix de la municipalité sud-africaine de Durban de privatiser totalement les transports collectifs interpelle [Bellengère et al., 2004]. Dans le contexte de ségrégation post-apartheid, les pouvoirs publics ont préféré laisser les transports collectifs à des acteurs privés pour se focaliser sur la mise en place d’une autorité régulatrice. Celle-ci doit négocier avec les centaines d’exploitants de transport en commun qui opèrent à Durban. Ce choix du partenariat public-privé pour gérer les principaux enjeux de l’organisation urbaine a pour objectif de stimuler le développement économique tout en maîtrisant l’évolution du secteur [Freund and Lootvoet, 2012]. Cependant, ce type de solution crée des coûts inattendus pour la

collectivité, notamment pour la subvention de lignes non rentables [Bellengère et al., 2004]. Autre exemple, les couloirs de bus et de taxis de Buenos Aires sont l’objet de consultations de tous les acteurs impliqués. Il s’agit encore une fois d’un mode de gouvernance original du transport collectif en synergie entre privé et public [Borthagaray, 2006].

Quel que soit le système considéré, les principaux questionnements gravitent autour de deux pôles : l’organisation du secteur, son mode de gouvernance et de régulation, mais égale- ment son fonctionnement économique et le financement de l’activité. Ces deux dimensions sont difficilement dissociables. L’absence de logique de service public laisse les considérations financières prendre une place importante dans les interactions entre les différents acteurs [Godard, 2002].