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De la narration à la poésie en passant par la musique et la peinture

1. La structure circulaire

Les trois romans sont caractérisés par une structure complexe. Nous quittons donc avec Suzanne Jacob la linéarité narrative et diégétique pour plonger dans des récits déconcertants de prime abord. Déconcertants autant par l'écriture résolument moderne, que par les thèmes. Du point de vue de la structure, si chaque roman introduit une nouveauté formelle comparé au précédent, nous avons toutefois réussi à relever deux éléments de régularité. Il s’agit de la structure circulaire et de la répétition. La structure circulaire fonde les trois romans malgré l'apparence de dérèglement suscitée par la déroute de la chronologie narrative, notamment.

1.1. Circularité autour d'un infanticide

L’obéissance, ce roman du deuil et de la mort donne comme première impression, celle d’un récit décousu qui abandonne le lecteur sur un fort sentiment de malaise. Sentiment provoqué par la relation des circonstances d’un infanticide, celui d’Alice, commis sur elle par Florence, sa mère, puis par la mort de Marie, autre personnage majeur du roman, mort survenant au moment même de sa réussite professionnelle.

De fait, en apparence, le texte semble agencé selon une composition constituée de plusieurs récits dont deux sont principaux par leur étendue. Comment se présentent ces récits ?

Nous définissons, dans un premier temps, la structure générale du roman comme étant circulaire, ceci du fait de la superposition du début et de la fin ainsi que l’a spécifié

Jean Yves Tadié dans Le récit poétique : « Certains modèles sont construits selon un modèle

circulaire : ceux dont la fin recouvre exactement le commencement. » 183

En effet, le roman s’ouvrant sur l’enterrement de Marie pour se refermer sur les derniers instants de vie du personnage, cette structure générale correspond bien à la définition donnée par Tadié :

« La foule qui me cachait le cercueil commença à se découdre. Je m’avançai vers le cercueil où reposait, comme on le dit, la dépouille mortelle de Marie, Marie Cholet. » (LO. p. 29.) « Je n’ai pu parler à Marie que quelques minutes, la dernière fois. Après, elle est restée enfermée avec Jean jusqu’à la fin. Il n’y avait plus que ses yeux, deux braises avides qui me brûlaient le fond de l’âme. » (LO. p.250)

Ces deux citations, extraites l'une du premier chapitre et l'autre du dernier, montrent bien la superposition du début et de la fin. De plus, elles indiquent que le récit commence par la fin et, s'enroulant sur lui-même, amorce un mouvement à rebours.

La narration de l’enterrement de Marie est le fait d’une narratrice homodiégétique, 184 Julie, l’amie de Marie, cette narratrice s’éclipsera le temps de l'introduction par un narrateur anonyme d'une autre histoire, celle concernant une infanticide. Elle reprend la narration consacrée à Marie plus loin, au bout de deux chapitres. Deux voix narratives donc pour deux récits, en apparence, différents.

L’instance énonciatrice, Julie, entame le récit de vie de Marie par son enterrement, elle ne reprendra la narration qu'au milieu du roman. Par ailleurs, l'ouverture et la fin du roman comportent chacune un discours de Julie prenant des aspects de dénonciations contre le pouvoir des parents à l'égard de leurs enfants (en l’occurrence ceux de Marie qu’elle accuse d’être responsables de la mort de leur fille). Elle le compare à celui de dictateurs tels Marcos, Duvalier, Ceaucescu. Entre les deux parties (parents et enfants, puis dictateurs et peuple) il existerait une sorte de pacte tacite, non révélé, autorisant l’abus de pouvoir des uns sur les autres:

« La connaissance des mécanismes de reproduction de ce pacte qui autorise la pire cruauté à se nourrir de la soumission silencieuse demeure à l’heure actuelle une connaissance inerte et impuissante. Elle est inapte à générer, concrètement et quotidiennement des actes individuels, des actes personnels, qui rompent le pacte originel de consentement à la torture, à la manipulation, au chantage et à l’extorsion. » (LO. p. 12)

183 183 J.Y. Tadié, Le récit poétique, Paris, PUF écriture, 1978, p. 117 184 Faisant partie de l'histoire narrée selon la terminologie de G ; Genette

Nous est donc proposé un récit qui commence par la fin et qui s'annonce sur le ton de la dénonciation, de la revendication. La linéarité narrative canonique (début, milieu et fin) est révoquée. Mais surtout la fin du roman incite à une relecture, car L’obéissance, récit qui se referme sur son début, ne délivre son message qu'à la lumière de ce que révèle la fin. Il se referme sur son début par le sujet abordé dans les deux parties liminaires centrées sur la mort et l’enterrement de Marie, et portant sur la responsabilité de ses parents, à cela s'ajoute la prise en charge du récit par la voix narrative de Julie qui sert de cadre,( ouverture et fin du roman) . Ces deux éléments déterminent la structure comme circulaire.

Le deuxième texte de Suzanne Jacob, objet de notre corpus, Rouge, mère et fils, diffère de L’obéissance dans la mesure où l’histoire tourne autour du couple de la mère Delphine et de son fils Luc : le regard est déplacé de la relation mère-fille vers la relation mère-fils.

1.2. Circularité et toile dans Rouge, mère et fils

Si les différents personnages sont introduits successivement au gré des changements de chapitres, pratiquement tous ont un rapport complexe avec la mère de Luc : pour tous elle constitue une force d’attraction alors qu’elle-même semble vouloir s’éloigner de ces hommes. Ainsi le premier chapitre présente Simon, (que l’on ne retrouvera plus qu’une fois dans la suite de l'histoire), Delphine le repousse, sur le motif que sa présence la met dans un état d’angoisse.

Du point de vue de la présence effective des personnages dans l'histoire, s’il y a une discontinuité dans la tension narrative, le point focal étant sans cesse déplacé par rapport à la relation de Delphine avec l’un ou l’autre des personnages masculins, le fil d’Ariane réside bien dans la quête de Luc. La tension narrative est, en effet, alimentée par le personnage de Luc. Ce dernier devrait être en train de rédiger une thèse en sociologie, mais il n’arrive pas à la démarrer, pris dans une addiction au jeu du Solitaire sur son ordinateur et dans des questionnements sur ses rapports familiaux. Par ailleurs, chômeur, vivant d'expédients à vingt sept ans, il se sent dévalorisé face à Rose qu’il aime, et dont il voudrait un enfant. Enfant, que lui refuse Rose, du fait de la précarité sociale de Luc. Bref Luc vit mal dans sa peau, il n'arrive pas à démarrer sa vie d'adulte. Ceci l’empêche de vouloir s’accomplir en commençant par rédiger sa thèse.

La structure narrative dans ce texte ne semble pas, de prime abord, répondre à un schéma précis. Mais un élément, la clé du mal être de Delphine et qui influe sur celui de Luc également, n'est délivrée par celle-ci qu'à la fin du roman (encore une fois). Elle constitue le fondement de la structure circulaire.

En effet, dans le chapitre d’ouverture, nous est présentée Delphine qui rentre chez elle la nuit, seule au volant de sa voiture. Elle est inquiète. Elle évoque en partie une scène qui semble l’avoir marquée. Cette scène regroupe sur un canot rouge trois personnes : Delphine, son fils Luc et une amie, Catherine.

« Un jour, un petit garçon de trois ans et demi appelé Luc et sa maman Delphine faisaient un merveilleux voyage de rêve en compagnie de leur amie Catherine dans un canot rouge sur un lac très calme et bien glissant(…) il offrait une étroite plage de sable doré protégée par deux immenses rochers, des durs, des noirs, avec des mousses vert fenouil qui s’agrippaient à eux pour les tatouer… » (RMF p. 17)

L’histoire est alors interrompue par une pensée qui traverse l’esprit de Delphine. L’auteure ménage à cet endroit une paralipse185 narrative de grande importance, la suite du récit nous l'apprend, ainsi que nous allons le montrer. Cette paralipse ne constitue pas un blanc narratif, mais elle est plutôt une incomplétude, une lacune patente186 (Baroni, p.227) destinée à introduire la tension narrative.

Dans le même épisode, un peu plus loin sur la route, Delphine se fait arrêter pour excès de vitesse, elle déclare au policier qu’elle a peur des Hell’s Angels :

«- Qu’est-ce q… ? Vous avez bien dit des Hell’s Angels ? L’homme semblait renversé.

-Exactement, les Hell’s Angels, ceux qui font la loi, dit Delphine en détachant soigneusement les mots comme si ça lui coûtait. » (RMF p. 21.)

Elle fournit de la sorte une explication qui semble erronée sur les raisons de son excès de vitesse, car il n’y a personne sur la route. Le policier la prend pour une personne ayant une phobie et lui conseille d’aller consulter un psychologue. Cet épisode trouvera son explication à la fin du roman. En effet Ce n'est qu'à ce moment-là que la rencontre décisive entre Luc et sa mère permet de revenir, dans le dernier chapitre, sur ces éléments mystérieux délivrés par Delphine dans l’ouverture du roman. En présence d'un personnage nommé le Trickster, Delphine explique à Luc que tout de suite après un viol qu’elle venait de subir en présence de Catherine et de son petit enfant Luc, le jour de la promenade en canot, prise de panique à l’idée du risque d’un second viol, elle a été obligée d’écraser l’un des trois motards, des Hell’s187, qui voulaient les forcer à s’arrêter sur la route :

185 La paralipse est, selon Gérard Genette, « la rétention d’une information logiquement

entraînée par le point de vue adopté.» Nouveau discours du récit, Seuil, 1983, p.44

186 Baroni Raphaël, La tension narrative, Paris, Editions du Seuil, 2007 p. 227. Il explique que les incomplétudes ne doivent pas être confondues avec les blancs textuels qui rendent le texte

illisible. »L'incertitude » dans RMF est accompagnée « d'une promesse de complétude »puisque le récit porte une intrigue.

187 Les Hell’s Angels sont un groupe de motards dont le fondateur est Sonny Barger qui sont reconnus pour la criminalité, le racisme, le néonazisme et la misogynie.

« Libérez-moi de ma dette envers ceux qui avaient besoin de l’homme que j’ai tué en m’ouvrant un passage sur la route du parc de le Vérendrye la nuit qui a suivi le viol. Libérez-moi de ma rancune envers la femme qui n’a pas défendu l’enfant contre le spectacle du viol de sa mère, même si le voile sacré qui lange les yeux de l’enfant à sa naissance était peut-être encore intact. » (RMF p. 279)

Ainsi le récit inachevé du premier chapitre regroupant les trois personnages sur un canot correspond à la scène éludée du viol. Cette révélation n’intervient qu’à la fin du roman. En outre, l’allusion aux Hell’s Angels faite par Delphine au policier toujours dans le chapitre d’ouverture intervient à la suite de l'interruption du cours des pensées de Delphine par ce même policier. Delphine, par sa réponse au policier ne faisait que se remémorer la suite des événements de ce fameux jour de la promenade en canot, jour du viol et du meurtre du Hell’s Angels. Meurtre qui est la conséquence et le contre coup du viol. Venant de subir une forte épreuve, Delphine en tentant d'échapper à une seconde agression écrase le Hell's Angels. Delphine, depuis ce double traumatisme vit dans un état de perpétuelle angoisse qu'elle semble communiquer à son fils.

Ce sont ces deux événements qui, précisément entachent la relation de la mère et du fils, car Delphine, manifestant elle-même un trouble, un malaise (par l'incapacité de se fixer sentimentalement avec l'un des hommes de son entourage) et dans sa relation à son fils Luc, pense que malgré son jeune âge Luc a dû être marqué par le premier événement ; le second, la mort du Hell's, lui ayant été soigneusement caché. Elle a fait croire à l'enfant réveillé par le choc qu'elle avait percuté un chevreuil.

Par la narration de ces deux faits liés : le viol suivi de l’accident mortel pour le Hell’s Angels, la fin du récit vient se superposer au début, nous sommes bien encore une fois dans une structure générale circulaire. Comme pour L’obéissance, le début et la fin coïncident. L’incipit et l’excipit sont bâtis sur le viol de Delphine et le meurtre du Hell’sAngels.

En finissant par extérioriser son malaise et en exprimer les causes et circonstances, Delphine permet à son fils de se décharger lui-même du poids de son mal être et rétablit une relation saine avec son fils se délivrant de ses propres angoisses et incertitudes. La structure circulaire est à nouveau vérifiée et l'intrigue achevée.

1.3. Couplage de fugues et fugues en boucle

Le dernier roman de notre corpus, Fugueuses présente une structure simple en apparence. Émilie, la mère de famille, malade, doit aller se soigner dans une clinique. En fait, elle prévoit de se rendre à un rendez-vous amoureux avec François Piano, rendez-vous qui sera annulé. Elle ira donc chez son frère Antoine, puis chez ses parents à Aiguebelle.

Le départ d’Émilie (sa fugue) a lieu dès le premier chapitre, celui d'Ulysse également :

« Un an après son premier évanouissement, ma mère ne sait plus comment elle s’appelle… Elle part aujourd’hui pour un séjour dans une clinique privée de Borigine. Elle est assise sur un des sièges de gare moulés, conçus pour des géants. » (F. p. 14)

De même que la première fugue d’Ulysse, un adolescent, ami de Nathe, fille de Delphine, est réalisée grâce à Nathe, sa camarade, qui raconte:

« On a déguerpi. Je me suis inquiétée pour Ulysse. Est-ce qu’il avait assez d’argent pour se rendre ailleurs ? Il n’avait rien. Je lui ai donné mon argent de poche du mois. On n’a plus échangé un mot. Ulysse a disparu… Ses parents ont fait afficher sa photo à travers la ville et dans le journal. » (F. p. 31)

Puis le dernier chapitre, intitulé La dernière fugue, rend compte de la réalisation du vœu de l’aïeule Blanche qui désire mourir en compagnie de son amie inuit Aanaq. Elle fugue de l’hôpital où toutes deux se trouvaient, et ce pour remonter en canot vers le nord. La fugue de la grand-mère aveugle vient faire écho à cette fugue d’ouverture d'Émilie, sa petite-fille.

« Je voyais le canot glisser silencieusement sous le pont de Louvicourt, je voyais le vent pousser dans le dos d’ Aanaq, pousser comme on se fait pousser par la main de son père ou de sa mère, dans les balançoires, quand on est petit, pousser de plus en plus vite, de plus en plus haut vers le nord puisque c’était vers le nord qu’elles allaient les deux vieilles femmes qui s’étaient adoptées mutuellement pour remonter ensemble vers le nord, vers les aurores boréales, quand leur temps serait venu. » (F.p.317)

Entre le début et la fin du roman, Ulysse a été retrouvé par ses parents. Mais il refait une seconde fugue dans ce dernier chapitre, pour aller vivre sur l'île à partir de laquelle sont allées mourir Blanche et Anaaq en canot.

Ainsi le récit, ouvert sur le départ d'Émilie en clinique (mais qui s’avère par la suite être une fugue) et la fugue d’Ulysse (camarade des filles d'Émilie) au premier chapitre, se clôt sur une deuxième fugue d’Ulysse doublée de celle de l’aïeule, Blanche, au dernier chapitre.

Le début et la fin se superposent par le couplage de fugues, celle d'Émilie et d'Ulysse sont reprises en écho par celle de l'aïeule Blanche, et la deuxième fugue d'Ulysse. La structure générale circulaire est réalisée et rendue effective dans Fugueuses comme dans les romans précédents. Elle est représentée par les doubles fugues du premier et du dernier chapitre.

Si les trois romans répondent à ce premier élément de structuration, pouvons-nous dès lors en déduire que le choix générique s'oriente vers le récit poétique ? Il est sûr que de nombreux phénomènes de poésie dont l'organisation textuelle rythmique telle que la

répétition et le couplage que nous venons de déceler sont mêlés au discours narratif. De plus, l'étude des personnages a révélé leur rime.

Jean Yves Tadié souligne bien la différence structurelle entre les deux formes génériques que sont le roman réaliste et le récit poétique:

« Ce qu’il faut bien voir ici, c’est que la structure essentiellement discontinue du récit, ce modèle à variations et à trous, s’oppose absolument au discours continu du roman réaliste, ou à la progression claire et ordonnée du roman d’analyse. »188

Il est dès lors indispensable de s’interroger sur les autres aspects formels de ce modèle en nous penchant sur les caractéristiques du récit poétique. Mise à part la structure circulaire, il s’agira de rechercher maintenant les éléments de « variation», de « discontinuité », la présence de « trous » destinés à confirmer que nous nous trouvons bien en présence de récits poétiques ou de récits inspirés par l’écriture poétique.

Auparavant, il nous faut définir le genre nommé récit poétique. Le récit poétique selon l’auteur est une forme de transition entre le roman et le poème.

«Le récit poétique en prose est la forme du récit qui emprunte au poème ses moyens d’action et ses effets, si bien que son analyse doit tenir compte à la fois des techniques de description du roman et celles du poème: le récit poétique est une forme de transition entre le roman et le poème.»189

L'auteur compare aussi le mouvement, qui en littérature a fait passer de l’agencement ordonné et clair du roman réaliste à la discontinuité et la fragmentation du récit poétique, à ce qui s’est passé en peinture à partir de Picasso, quand « les formes éclatées ont brisé la belle ordonnance du tableau... »190