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Le temps Historique contre le temps cyclique

Chronographies, topographies sémantisées et discours social

1. Chronographie duelle

1.1. Le temps Historique contre le temps cyclique

Dans les romans de la série Le goût du bonheur le temps se construit selon deux axes temporels différents. La première trajectoire est personnelle, la seconde collective. Le temps de l'Histoire croise celui des cycles du bonheur. La rencontre de ces deux temps crée la perturbation dans les trajectoires personnelles. Il met fin au bonheur tant pour Gabrielle qui perd la vie en voulant sauver son fils de la guerre, que pour Adélaïde qui voit s'échapper son bonheur avec l'entrée en guerre du Canada suivie de la mort de Nic. Cette conception de deux temps qui se télescopent inscrit l'univers romanesque dans l'illusion référentielle et dans un contexte sociohistorique déterminé.

Le roman Gabrielle pour maintenir le souffle sur ses huit cent soixante- huit (868) pages est fondé sur ces deux temporalités, selon lesquelles tour à tour le quotidien des dix années de la vie de Gabrielle se déroule. Il y a un temps cyclique qui rythme la vie des personnages, c’est le temps des saisons, des rites et traditions qui accompagnent le quotidien de la famille, et le temps de l’Histoire qui vient bousculer cette première temporalité ainsi que nous avons pu le constater.

Nous appelons temps cyclique cette répétition des actes du quotidien de Gabrielle et rappelons que le roman réaliste a « une prédilection pour toutes les activités ritualisées de la vie quotidienne »82.

Il est de fait représenté par la façon dont les journées sont remplies. Ces occupations coutumières sont réparties en cycles de journées, de saisons, et de scènes de la vie courante racontées souvent sur le mode itératif :

« Un de ses premiers plaisirs de la journée, une fois les enfants nourris, débarbouillés et habillés, consiste à se retirer dans sa chambre avec le journal et un café et dévorer le feuilleton en toute tranquillité.» G. p.193

Ainsi la chronographie est conçue selon les cycles des journées avec des moments précis, comme celui des habituelles discussions du couple dans la chambre conjugale pour prendre les décisions importantes, ou « l’heure du concert » (G.p. 132) lorsqu’ après le dîner, Adélaïde se met au piano.

Il y a également le cycle des absences d’Edward parti pour Montréal (où l’appelle son travail) ponctué par ses retours à Québec attendus patiemment; celui des fièvres et maladies infantiles, oreillons et bronchites rendant fébrile toute la maisonnée :

« Gabrielle oublie tout ça dans une débauche de sirops, d’aspirines dissoutes dans du lait chaud, d’histoires et de berceuses. Elle n’a même pas le temps de préparer à souper pour Edward et pour elle, tellement les petits bouillons et les compotes apportées au lit lui prennent de temps.» (G. p.159)

Le cycle des saisons, l’hiver rigoureux est mentionné à chacun de ses retours, marqué par le froid et la neige, puis par les fêtes de Noël, la narration se fait alors sur le mode singulatif qui assure la dynamique du récit :

« Janvier s’enfonce dans la neige et le froid. Les enfants sortent peu et Gabrielle se désole de constater que cet hiver est encore plus rude que le dernier… » (G. p. 420)

Tandis que l’été est synonyme de vacances et de départs pour l’île d’Orléans dans la maison familiale suivis des retours marqués par un autre protocole, celui du déménagement :

« Les préparatifs du retour à Québec et la fermeture de la maison occupent Gabrielle… » (G. p. 351).

Le retour de vacances nécessitant un rangement des effets avec les incontournables boules de naphtaline placées dans des vêtements qui ne serviront qu’à la saison suivante. Le grand ménage connaît aussi son temps :

« Gabrielle peut se vanter d’avoir réussi à rattraper le temps perdu : elle a fait le grand ménage et réorganisé sa maison en moins d’une semaine »(G.p.110)

Un rituel d’importance est celui de la messe du Dimanche, du repas dominical et de la visite au cimetière. Les anniversaires constituent un autre rite auquel il convient d’adjoindre les fêtes (avec tous les préparatifs qui les accompagnent), et de multiples réceptions comme « le souper d’huîtres annuel des avoués »' G. P. 112), ou encore la soirée chez Gabrielle pour les débuts de Reine, et les thés dansants. De même Germaine tient tous les mercredis une table de bridge.

Ainsi tout le quotidien est ritualisé « selon un code qui règle de façon contraignante à la fois l’organisation de la journée -un temps pour chaque obligation-et le protocole

chronologique interne à chaque cérémonial » 83 ainsi que l’organisation de toute l’année devons-nous dire.

L’auteure, elle-même, souligne la portée de ce temps cyclique, de sa régularité, et de son aspect inéluctable sur la destinée humaine, par la citation de L'Ecclésiaste, épigraphe de son roman extraite de la Bible :

« Il y a le moment pour tout, et un temps Pour tout faire sous le ciel :

Un temps pour enfanter Et un temps pour mourir ; Un temps pour planter,

Et un temps pour arracher le plant. Un temps pour tuer,

Et un temps pour guérir ; Un temps pour détruire,

Et un temps pour bâtir,… » « La chronologie devient sous cet angle une sorte de « sociochronie »…ou encore une sorte

de socialité du temps. » 84

Le social transparaît de cette manière dans la construction temporelle de Gabrielle. Le temps de l’Histoire pourtant vient briser la régularité de ce temps cyclique. Des événements qui ne dépendent plus de l’organisation et du rythme établi par Gabrielle et Edward selon les besoins de leur vie familiale et sociale perturbent, cassent cette régularité temporelle et mettent en place une autre chronologie plus heurtée, intervenant par à-coups, au gré des événements historiques, introduisant un dérèglement temporel par la complication ou force perturbatrice selon le schéma narratif canonique du récit.85

Le temps de l’Histoire introduit les éléments de la force perturbatrice, nous verrons, en effet, que l’Histoire était un opposant au bonheur de Gabrielle et de sa famille en même

83 Mitterand Henri, L'illusion réaliste, op.cit. p. 78 84 Mitterand Henri, L’illusion réaliste op. cit. p.78.

85 Schéma canonique selon Larivaille : Etat initial- Transformation : Complication ou Force perturbatrice, Dynamique, Résolution ou Force équilibrante- Etat final. Yves Reuter, op. cit. p. 42

temps elle favorise/provoque l’introduction de valeurs différentes et nouvelles au sein du groupe.

-La crise économique, source de bouleversement.

La crise économique en touchant la famille d’Hector bouscule la vie de Georgina et le quotidien de Gabrielle. En modifiant certaines données, cet événement introduit un nouveau personnage dans la maison de Gabrielle, Isabelle, dont il faut prendre soin et qu’il faut intégrer à la famille dans son organisation spatiale (quelle chambre occupera-t-elle ?), dans l’intendance quotidienne (comment l’habiller, lui donner des cours, la marier?). Bien qu'Isabelle se révèle être une aide précieuse pour sa tante qui l’a accueillie avec plaisir, sa présence demeure un élément modificateur de l'équilibre familial.

L’arrivée de Nic, ami d’Edward devenu son collaborateur, peut- être considérée comme le second facteur (conséquence indirecte du premier, la crise économique devenant source de la prospérité du cabinet d’avocat d’Edward qui se voit obligé de s’associer à Nic pour pouvoir faire face à la demande fournie par les affaires en liquidation et les banqueroutes) -facteur, qui à long terme s’avérera lui aussi perturbateur de l’équilibre établi. Car bien qu’il ait été adopté par toute la famille, Nic favorisera l’introduction de Théodore (Ted). Ces nouveaux venus seront insidieusement à l’origine de la déstabilisation de l’harmonie familiale (Adélaïde se soustrait à la vigilance et protection de Gabrielle et de Edward, pour aller vivre en toute liberté son amour avec Ted à Montréal). Ce départ de Québec vers Montréal suivi de la liaison d'Adélaïde provoquera le scandale et la rupture familiale.

La crise conduit également Gabrielle à sortir du foyer pour découvrir la misère, s’occuper des pauvres, et organiser de nouveaux rituels, comme celui des soupes de bienfaisances. Gabrielle sait s’adapter aux situations et sortir de son rôle de femme au foyer et de femme du monde. Ceci lui ouvre de nouveaux horizons en lui faisant rencontrer des personnages qui l’initient à la revendication politique et sociale, notamment par le mouvement des suffragettes. Enfin l’entrée en guerre du Québec et l’engagement de Fabien seront fatals à Gabrielle. C’est donc bien le temps de l’Histoire qui met fin au bonheur de Gabrielle et détourne le cours du temps cyclique.

Le texte s'écrit donc selon deux trajectoires temporelles, l’une personnelle et l’autre collective. Le temps de l’Histoire croise celui des cycles du bonheur. La rencontre de ces deux temps crée les perturbations qui de fil en aiguille mèneront à la mort de Gabrielle, inscrivant l’univers romanesque dans un contexte socio-historique déterminé. L’on peut alors affirmer que la crise économique constitue le moyen d'introduire le malaise chez les personnages, il en sera de même pour la guerre dans Adélaïde. Cette dichotomie tout en opposant deux temps ouvre les romans au temps de l'Histoire et rend effective la représentation sociale en même temps que prend forme la diégèse.