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De la narration à la poésie en passant par la musique et la peinture

2. Principe musical, la répétition

2.1. Fragmentation, répétition, entrelacement

2.1.2. Écriture du silence

Ces micro-récits sont autant d’éléments sur lesquels se fonde l’éclatement de la structure. Ils exercent une fragmentation sur le texte, or l’on sait que la fragmentation de l’écriture est une écriture du silence. Le silence est manifesté, rendu perceptible, par ces ruptures conçues avant comme après le fragment de récit. Le blanc que constitue la rupture devient alors aussi important que le texte objet du fragment. Il fait sens. Il dit que quelque

chose échappe à la narration, d’où l’effet ressenti de dispersion, de digression et de manque. Dispersion de voix narratives, dispersion des récits et dispersion de la lisibilité qui a du mal à se constituer à travers les ruptures qui deviennent synonymes de non-dits et des silences qui entourent Florence et sa solitude, les circonstances de la mort d’Alice, les marques du passé de Marie qui resurgissent brusquement suite au procès de Florence remporté par Marie mais causant sa mort.

Assurément, Florence s’isole, fait le vide autour d’elle, repousse sa famille, ne dit pas ce qui la tourmente, ne confie à personne les difficultés de son enfance, son passé de femme de ménage et de danseuse dans un bar qui l’accable, le malaise éprouvé dans sa vie conjugale. Hubert lui reproche : « Laisse Alice mener sa vie sacrement ! Tu es toujours après elle. Tu n'as pas d'amies, personne ne viens te voir, vous êtes toujours enfermées ensemble ! Tu ne sais pas t'amuser. Prends l'air !... » (LO. p. 72) Florence est une femme seule.

Marie, quant à elle, ne confie qu’à Julie les souvenirs de son enfance malheureuse, dans un moment de faiblesse et sous le sceau du secret, ce que Julie nomme « le pacte du silence ». Marie ne voudra plus jamais en reparler. Lorsque Marie évoque le cas d'Alice en disant « laisser faire ses parents, ses parents bien-aimés, et les regarder s'acharner sur leurs enfants, leurs enfants bien-aimés. » Julie commente « Nous y sommes enfin »Marie menace alors : « Je te préviens, Julie, je te préviens de te taire et de ne pas toucher à ce qui ne te concerne pas. » (LO. p. 214). Après une allusion à sa propre enfance, elle signifie ainsi à son amie qu'il est hors de question de parler de ses propres stigmates de l'enfance .

Il semblerait que la langue soit inapte à traduire le ressenti de cette douleur inénarrable. La langue est défaillante, quand il s’agit de mettre des mots sur les souffrances éprouvées suite aux sévices subis l’entourage immédiat des enfants. Alice remplace alors les mots par le regard :

« Quand vint le moment de border Alice, ce soir-là, Florence crut apercevoir des larmes perler au bord des longs et doux cils de sa fille qui la regardait intensément. » (LO . p.76)

La lecture interprétative doit se focaliser donc tant sur les récits majeurs brisés, que sur les récits miniaturisés, le tout formant une chaîne dont chaque maillon représente une histoire de famille soigneusement cachée. Le silence des narrateurs représente celui des personnages, les non-dits de Florence, de Marie et d’Alice sont le signe d'une perte, perte de mots, perte de sens, absence de questions et de réponses.

Le choix d’une telle forme d’écriture fragmentée et elliptique serait « imputable aux hantises de notre société confrontée à l’éclatement et à la dispersion. « selon Françoise

Susini- Anastopoulos qui affirme que le mot fragment «renvoie à la violence de la désintégration, à la dispersion et à la perte.» 193

Le fragment désigne la rupture, la coupure qui fait de ce fragment un élément de signalisation. Ainsi la structure même du texte nous renvoie à la mise en exergue d’un discours social qui ne dit pas son nom. Un discours social oblique, qui suggère en voilant. L'écriture fragmentaire touche alors, effectivement, à une nouvelle forme de réalisme.

En effet dans ce roman, la dénonciation est effective, mais elle se fait discrète : les souffrances vécues par Florence dès son jeune âge sont livrées au lecteur avec beaucoup d'économie par de petites remarques que le lecteur ne relève pas dans une première lecture de surface:

«Le cauchemar de l’enfance finissait.» est –il dit notamment à l'occasion de son mariage. (LO. p. 42)

Un autre indice portant sur la maltraitance de Florence est délivré par les pensées de celle-ci à l’égard de sa mère :

« Il était plus facile de gifler sa fille pour n’importe quelle raison que de s’en prendre à son mari ou à ses fils.» (LO. p. 48.)

De la même manière, Marie a du mal à confier les événements douloureux de son enfance à son amie Julie. La rupture et le silence de la narration offrent un récit en fragments entouré de blancs significatifs du malaise, du mal être et de la violence manifestés dans le texte.

Marie regrette même le court moment de confession auprès de son amie Julie. Elle se rétracte :

« -Je ne sais pas pourquoi je t’ai dit ça, a dit Marie. - Qu’elle te noyait ?

- Tu vas jurer que tu vas l’oublier, a dit Marie, jure-le-moi immédiatement. » (L O) p. 247 Cependant, les situations sensiblement identiques insistent sur la violence des parents, et la difficulté de la relation enfants- parents :

« Alice est morte parce qu’elle grandissait ! Alice est morte parce que grandir, c’est désobéir, c’est rire du monde ! Il aurait fallu qu’Alice cesse de grandir. » (L O. p.213)

193 Susini-Anastopoulos Françoise, L’écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris PUF, 1997, PP.1-2.

L'absurdité apparente de ces arguments énoncés par Marie montre l'absence. Ceux qui sont censés protéger les enfants sont ceux-là mêmes qui les agressent. Quelles raisons invoquer, sinon des raisons absurdes telles qu'il faudrait que les enfants cessent de grandir.

Le roman se referme alors sur lui-même, sur la violence et la mort se détachant du silence du secret de Marie sur les traumatismes de son enfance, du silence de Florence sur son mal être passé et présent, du silence d’Alice sur son amour filial étouffé, meurtri. Pourtant, des mots chuchotés par Alice dans ses jeux d'enfant laissent comprendre la gravité de ce silence. Ce silence qui tue et que Julie veut briser en révélant le secret de Marie. Les non dits, les mots absents, les silences rendus perceptibles seulement par la répétition, ceux, finalement sans lesquels le récit resterait inachevé, sont dévoilés par Julie dans ses accusations.

Enfin le roman se referme sur cette mort qui emporte Marie comme elle a emporté Alice, et l’autre mort, celle de l’enfermement de Florence dans son mutisme, sa souffrance et sa folie. Mais surtout, il se referme aussi sur les failles de toute une société anesthésiée par la vie moderne, dont la faculté de discernement est affaiblie par un mode de vie accéléré et automatisé par les progrès techniques. Là se situe également la portée d’un discours social qui ne se dévoile qu'une fois le livre refermé.

2.2.. Structure arachnéenne

Ainsi que nous l’avons signalé, la structure prend également une autre forme dans Rouge, mère et fils, celle d’une toile d’araignée dont les fils (terme que l'on peut lire dans le titre, par homographie de « fils ») sont nettement dessinés par les hommes qui gravitent autour de Delphine et semblent emprisonner Luc dans un enchevêtrement de relations complexes avec Delphine, sa mère. Ces relations sont fondées sur des interrogations qui pèsent sur les relations de sa mère aux hommes qui l'entourent. Ces interrogations empêchent Luc d’entamer sérieusement la rédaction de sa thèse et le précipitent dans une addiction au jeu du Solitaire.

« Il ne peut plus quitter le Solitaire qu’il a crée sur son écran…La passion, quand sa mère a laissé entrer, clique, nouvelle donne, un étranger. Ni valet, ni roi : un mister Lorne, « appelle-moi Lorne ». (RMF p. 32)

« Louka chéri ne va jamais faire avancer sa thèse. Qui veut de cette thèse ? Le Solitaire lui glisse à travers le paravent : « Personne. » ». (RMF p. 33)

« Luc est tiré du néant où il baigne, tiré de l'imprécision, de l'indétermination, du flou, tiré du poids qui le leste. » (RMFp.97)

2.2.1. « L », fil de la toile

Pour figurer cette toile dont les fils emprisonnent Delphine comme Luc, Suzanne Jacob opte donc pour un fil conducteur spécifique, il s’agit de la lettre « l ». Effectivement tous ces hommes sont présentés alternativement. (D’où encore là une forme de rupture

Delphine). Et hormis Simon (qui disparaît rapidement de l'histoire narrée), tous les hommes de la vie de Delphine portent un prénom ou un nom qui répète la lettre « l » à l'initiale. Ce sont Luc, Lenny, Lorne, Félix Laurier, Jacques Langevin. Le « l », étant la lettre qui représente par excellence le fil de par sa forme graphique et son tracé, figure bien le fil de la toile d'araignée dans laquelle semblent être emprisonnés Luc et Delphine.

Ce fil est aussi un fil d’Ariane que Luc suivra dans le cheminement de sa quête, interrogeant Simon, Lenny, Lorne, Félix Laurier et également Catherine, cherchant confusément ce qui lui échappe, sentant vaguement que son apathie a un rapport avec sa mère, Delphine, ou avec son père, Félix. Cette mère est prise elle aussi dans un enchevêtrement de relations complexes. De fait, l'initiale « l » figure une suite ou une série (d'hommes de Delphine) et en même temps elle renvoie, par homophonie au pronom féminin « elle », à Delphine. Cette suite d'hommes entrave la relation mère-fils.

Lenny, présenté à Luc comme son frère adoptif, mais en vérité, amant de Delphine, est parti en Afrique. Malade du sida, il est ramené par Delphine pour mourir et être enterré auprès de sa famille en Floride; et ce, à la demande de Lorne, autre amant de Delphine. Lenny avant de mourir revoit Luc pour la dernière fois.. Mais il ne lui révèle rien sur ses véritables liens avec Delphine. Ce sera Simon qui, plus tard, fera découvrir à Luc la véritable relation de Lenny et Delphine soigneusement cachée par ceux-ci, expliquant aussi à Luc que Lenny était parti en Afrique car il n'avait pas supporté la rivalité de Simon :

« Lorsque je suis entré en scène, Lenny a craqué. Il est reparti chez lui et, de chez lui, il est allé s’exiler en Afrique. » (RMF p. 218)

Mais Delphine repousse Simon. Le chapitre trois introduit un troisième homme de la vie de Delphine, Félix Laurier, ex-époux de Delphine et père de Luc. Delphine lui accorde une place particulière dans son cœur, on ne saura pourtant jamais pourquoi ils se sont séparés. Lors de la fête d’anniversaire de Félix, sont exposées les relations complexes entre Félix, le père, son fils Luc, et Delphine. Félix souffre de la distance qui le sépare de son fils et du mal-être qui ronge ce dernier. Quant à Luc, il interroge son père sur les raisons qui l’ont poussé à le garder auprès de lui à la suite de son divorce avec Delphine. N’obtenant pas de réponse satisfaisante, il se replie sur lui-même. Félix, lui, croit à une complicité de Luc et Delphine qui l’écarterait de son fils et s'inquiète pour lui :

« Trop tard. Luc n’était plus là, il s’était renfoncé dans son mutisme, dans sa défense de larve, oui, de larve. Tout lui était indifférent, perdre gagner, égal ; mourir vivre, être tué, égal. Plus Félix y pensait, plus Luc semblait devenir un poids amorphe et sourd. » (RMF p. 128).

Au chapitre cinq, apparaît Lorne, riche homme d’affaires, anglophone. Luc a une grande affection pour Lorne, mais entre lui et Lorne « flotte un pavillon qui s'appelle Delphine. Enfin, on verra. C'est précisément pour en savoir un peu plus le long sur le sens de ce pavillon que Luc a demandé à voir Lorne... » (RMF p. 97)

Delphine a donné des cours de français à Lorne. Elle lui reproche son aisance matérielle et le repousse apparemment pour ces raisons. Lorne lui offre une escapade afin qu’elle fasse son deuil de Lenny. Cette escapade se prolonge sur trois chapitres jusqu’à la rencontre, fortuite mais décisive, qui regroupe Delphine, Lorne, le Trickster et Luc.

La présence de Lorne est manifestée dans de nombreux chapitres contrairement aux autres hommes de Delphine ce qui marque son importance hiérarchique (selon la grille établie par Ph. Hamon), de même que la place privilégiée qu'il occupe dans le cœur de Delphine.

Jacques Langevin, un invité de la fête d’anniversaire de Félix, est amoureux de Delphine, sans doute, sans le lui avoir déclaré. Il clôture la série des hommes de Delphine. Il faut encore préciser que Delphine malgré son divorce a tenu à garder le patronyme de Laurier. Ceci marque l’importance de l’initiale « l » et souligne aussi l'attachement de Delphine au père de Luc. Ainsi Luc et Delphine sont comme emprisonnés dans une toile d'araignée que tissent les hommes gravitant autour de Delphine dont seul Simon (l'amoureux éconduit) échappe à la loi du « L ». Cette fameuse lettre constitue donc le principe de répétition auquel doit répondre le récit poétique ainsi que l'énonce Jean-Yves Tadié.

Félix Laurier Lorne

(Ex -époux de Delphine) (Amant de Delphine)

Delphine Laurier

Lenny Luc Laurier

(Frère adoptif de Luc) (Fils de Delphine)

Jacques Langevin (Amoureux de Delphine)

Suzanne Jacob met bien l'accent sur cette lettre initiale que l'on rencontre partout et surtout dans ce patronyme souvent répété. Ce patronyme « Laurier » devient même toponyme quand il est question de la rue Laurier (en page 248), et du château Laurier (en page 238). Ces lieux ne jouent pas un rôle particulier dans l'intrigue. Et ces toponymes sont là uniquement pour souligner la répétition, mettre en évidence suite « L ».

La disposition du schéma précédent fait également penser à une organisation stellaire regroupant des étoiles autour de l'étoile nommée Delphine. Cette organisation est

suggérée par l'auteure elle-même, lorsqu' elle évoque les Perséides, cette pluie d'étoiles sur laquelle nous reviendrons plus tard.