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Contexte d'émergence d'une pratique d'écriture au féminin

4. Question de périodisation

De fait, le mouvement littéraire se scinde en deux, les écrivaines des années soixante se situent dans un registre de combat et de revendications contre une société sclérosée qui les étouffe par son aspect patriarcal, aussi la figure du père concentre autour d’elle toutes les remises en cause des institutions telles que le mariage, la famille, l’école, sources d’oppression des femmes. La génération suivante s’inscrit dans une orientation intimiste et subjective.

Si l’on s’accorde généralement à faire démarrer cette littérature de combat à partir de la Révolution tranquille, certains voient en certains noms des précurseurs. En effet, sont citées Jovette Bernier avec La chair décevante paru en 1931 ou Lucie Clément pour En marge de la vie publié en 1934. Des auteures des années quarante telle Gabrielle Roy pour Bonheur d’occasion (1945) qui eut un grand succès, ou Anne Hébert avec Chambres de bois (1958) pour les années cinquante s’inscrivent déjà dans cette problématique. Il s'agirait là de la première vague d'écrivaines à laquelle il a fallu s’imposer dans le monde de la littérature comme dans celui de la culture en général, car « il était délinquant » pour une femme d’écrire ou de faire de la danse par exemple. A ce sujet Elaine Cliche écrit :

« Q'une femme écrive, c'est toujours terrifiant. Pour tout le monde. Pour moi aussi. »53

52 Weinmann et Chamberland Littérature Québécoise. Des origines à nos jours. Textes et méthodes. La Salle, Hurtubise HMH, 1996, p. 87.

Dans le cadre des révolutions démocratiques libérales ces femmes étaient intéressées par l'accès à l'éducation, le droit de vote, le droit à la propriété, bref une certaine égalité sociale des sexes, mais sans s'attaquer aux fondements de la société capitaliste et patriarcale.

Il faut signaler qu’à sa naissance cette littérature a été frappée d’ostracisme dans la mesure où certains thèmes lui étaient interdits. Il ne fallait pas parler de l’amour, ni non plus trop insister sur les questions sociales et politiques.

-Les combats des années soixante

Cependant dans le cadre des mouvements de décolonisation, les femmes se dressent contre la société patriarcale, elles s'attaquent à ce qui maintient les femmes dans une situation d'oppression: mariage, famille, maternité. La littérature féminine est engagée dans une lutte pour la réappropriation du corps, et remet en question la dimension construite socialement des genres et des sexes, notamment elle dénonce les fondements sexistes du langage.

Cette littérature a donné naissance à la notion de féminitude qui serait selon Ginette Castro :

« La spécificité féminine d’un texte », « la réaction à une expérience propre aux femmes, dans une société patriarcale. »54

L’un des premiers fronts ouvert est la langue, sexiste aux yeux de plusieurs auteures. Dans cet esprit, les féministes s’inspirent des écrits de Luce Irigaray, psychanalyste et linguiste qui s’intéresse au parler-femme. La règle grammaticale est pour elles l’un des signes majeurs de la prééminence de la société patriarcale. Nicole Brossard écrit dans la revue La Barre du jour: « Une grammaire ayant pour règle : le masculin l'emporte sur le féminin doit être transgressée, susciter quelques manœuvres de fond, de larmes, de plaisir...d'humour. »55 On dénonce l’absence de marqueur ou de nom féminin de métier comme étant le signe de l’absence des femmes de la vie active. La création des formes « écrivaine », « auteure», l’usage de néologismes tels que « matrimoine » participent de ces revendications de femmes. Ainsi tous les domaines de la pensée comme l’histoire et la philosophie sont revus et repensés à la lumière des féministes. Des œuvres écrites par des femmes sont ressorties des oubliettes. La revue Arcade (1980) permet de suivre cette activité. Pour ce qui est de cette génération, les femmes insistent sur leur condition d’opprimées, dénonçant les stéréotypes. (Le destin tragique de certaines artistes telles Camille Claudel enfermée dans un hôpital psychiatrique par son frère Paul Claudel est

54 La critique littéraire féministe : une nouvelle lecture du roman féminin in Revue française d’études américaines, N° 30, Octobre 1986 p. 401.

évoqué). Les féministes révèlent une réalité hostile dans des essais, des récits autobiographiques et le « je» s’étend à un « nous » inclusif regroupant toutes les québécoises. De ce point de vue, la littérature féminine au Québec avant d’être intégrée à une culture littéraire dominante se présente plutôt comme une contre-littérature, s’affichant comme « autre ».

La troisième génération prend appui sur la différence, l'individualisation, la pluralité, le féminisme radical est prolongé et dépassé, par une attention à ce qui constitue la condition humaine en général.

-Féminisme et féminitude

L’écriture féminine a rapidement déconcerté au Québec parce qu’elle est devenue moderne. Elle a été influencée par différents écrivains américains, français, anglais, américains du Sud, et des femmes telles que Virginia Woolf, Marguerite Duras ont été des modèles. De même, l’édition des femmes en France a permis à de nombreuses écrivaines de se faire éditer hors du Québec. Un courant est né : l’écriture au féminin (writing feminy), courant, caractérisé par une conscience de la féminitude. L'idée est d'essayer de déterminer ce qu’est être une femme. Se pose la question de savoir si un homme peut avoir une écriture féminine, si une conscience de la féminitude peut être retrouvée dans l’écriture masculine.

Et surtout des thématiques neuves sont abordées : le besoin de parler, de développer une mémoire familiale, une tradition revisitée. Sont également soulevées les problématiques du travail des femmes, de la violence, de l’inégalité entre hommes et femmes. De même, dans une société très pudique marquée par la sacralité du corps, les femmes commencent à parler de leur corps de femme : puberté, grossesse, accouchement, vieillissement, mort. Elles dénoncent aussi de réalités qui étaient tues telles que le viol ou l’inceste. Cette littérature s’intéresse également aux relations à l’autre, problèmes conjugaux, relations familiales, et débouche souvent sur une quête identitaire.

« Qu’elles aient tenté d’imiter ou encore qu’elles aient contesté l’hégémonie des mâles dans le domaine littéraire, qu’elles aient voulu rentrer dans les rangs ou bien plutôt s’afficher marginales, les écrivaines ont toujours fait des choix en marge. »56

Pour ce qui est des formes d’écriture, il y a une remise en cause des genres littéraires, la thématique de la parole pousse à sortir d’une langue littéraire, pour écrire comme on parle. Les femmes écrivaines veulent faire parler le « e » muet, elles tordent la syntaxe pour éviter le participe passé afin que la femme ne soit pas « avalée » par le masculin. Nicole Brossard dans L’amér, sa première œuvre, montre

« le désir …d’être apparente, de se faire entendre, de montrer un réel qui n’est plus imitation, mais bien transformation de la réalité. » 57