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Histoire des mentalités et conventions sociales

Feuilleté générique sur le modèle classique et réaliste

2. Variantes de l'écriture réaliste, Histoire et mémoire

2.1.5. Histoire des mentalités et conventions sociales

Une deuxième modalité de l’inscription de l’Histoire consiste à donner l'image d’un passé qui n’a plus cours, et rendre visibles les modifications produites au fil de l’évolution sociale, les mœurs changent en fonction des besoins et circonstances, certaines valeurs se perdent, bientôt remplacées par de nouvelles...

En effet, pour la catégorie sociale visée par le roman, la bourgeoisie, le travail des femmes en usine est un scandale que toute la famille élargie préfère donc éviter en soutenant dans ce cas précis Georgina et ses filles. Car, selon les propos de F. Mauriac, à l’époque « … une bourgeoise qui travaillait était mal vue. On disait qu’elle se déclassait…Il importait à l’honneur de la famille qu’elles pussent tenir leur rang. Il existait des familles où un frère renonçait au mariage et ne pouvait fonder un foyer parce qu’il fallait subvenir aux besoins de ses sœurs. »136

Or il se trouve que la situation sociale mise en scène par Marie Laberge est sensiblement identique à celle décrite, le frère Cyril ayant embrassé la carrière ecclésiastique, n’est pas marié et se voit dans l’obligation de prendre en charge matériellement et successivement sa sœur Germaine, non mariée, puis Georgina et sa fille Reine à la suite des difficultés financières d’Hector. Nous sommes bien dans une société du roman qui se réfère à des données valables au Québec et dans le monde occidental jusqu’au siècle dernier. Les références socioculturelles et historiques convoquées par Marie Laberge dans son texte portent la dimension des représentations sociales qui permettent au récit de s’écrire avec économie.

Cependant Hector n’arrive pas à s’en sortir. Devenu cantonnier, il meurt d’épuisement sans avoir pu revoir sa famille, sa femme refusant sa nouvelle condition. Et Georgina, qui ne cesse de pleurer sur son sort et sur celui de ses filles, ne rêve plus que d’un beau parti pour Reine, cherchant à la marier le plus rapidement possible afin de ne

plus la laisser à la charge de son oncle Cyril et de pouvoir s’appuyer elle-même sur un gendre providentiel. La crise économique provoque « la terrible urgence de trouver un mari afin

d’échapper à la pauvreté » selon les propos de Gabrielle Roy dans Bonheur d’occasion137.

De fait, à aucun moment du récit n’est envisagé le travail comme issue pour sortir Georgina et ses filles de l’impasse. Que l'on soit issue d'un milieu pauvre ou aisé, seul le mariage peut aider à s'en sortir durant ces années de la grande noirceur.

Finalement à la surprise générale, ce sera Georgina, qui la première, recevra une demande en mariage, de la part d’un habitué des rendez-vous de parties de bridge de Germaine : Hubert, notaire de profession. Germaine, froissée par ce choix du notaire, évitera d’être présente le jour des noces. Mais plus tard, elle sera soulagée de constater qu’elle avait échappé à « l’ingérence domestique du tyran » (G. p. 563). A côté de l’aspect sociologique, la dimension psychologique et sentimentale du roman réaliste est bien présente dans la fiction élaborée par Marie Laberge, à propos de ce mariage comme de bien d'autres épisodes. Le remariage précipité de Georgina surprend tout le monde, en raison de ses exigences de deuil vis-à-vis de son entourage immédiat. Jusque-là elle s’était montrée effondrée par son veuvage, et, très à cheval sur le respect de son deuil, incommodant toute la famille par sa mauvaise humeur, son austérité. Ainsi surprenant sa fille en train de danser, elle lui en avait fait le reproche en raison des convenances du deuil. En revanche, elle-même s'empresse de se remarier avant elle-même l'achèvement de cette fameuse période de deuil. Ceci pousse Béatrice, fille de Gabrielle, à interroger sur la durée du deuil :

« C’est jusqu’à quand, maman, le noir et le pas-le droit ?... Gabrielle explique le temps du deuil, le demi-deuil et les règles d’usage ». (G. p347).

L’épisode du deuil et du remariage de Georgina fournissent à l’auteure le motif pour développer un discours informatif sur des coutumes et des usages aujourd'hui disparus. Ceci nous permet de constater que le discours fictionnel s’inscrit dans la veine réaliste, « le discours réaliste étant un discours ostentateur de savoir.»138

En vérité, Georgina considère sa nouvelle union comme une aubaine inespérée venant ainsi la soustraire à « la charité », mal acceptée par elle, de son frère Cyril et de ses sœurs Germaine et Gabrielle. Toutefois ce remariage après le deuil écourté dans la précipitation, en fin de compte, l’engage dans une vie terne et pitoyable, auprès d’un homme

137 Roy G. op.cit. p. 40

138 Hamon P., Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982 p. 145 .Les coutumes en question, par ailleurs, commençaient à se perdre, l’attitude contradictoire de Georgina en étant la preuve.

avare et grincheux. La crise économique aura eu raison de sa première vie familiale et de son vrai bonheur. L’Histoire a effectivement détourné le cours heureux et paisible de sa vie. Cet épisode sur la vie de Georgina permet à l’auteure de mettre en lumière la condition des femmes de la classe bourgeoise à cette époque, condition peu différente de celle des femmes du monde ouvrier, marquée elle aussi par la précarité. Car en vérité, l’effondrement de Georgina à la suite du décès d’Hector avait des raisons beaucoup plus matérielles que sentimentales. De façon égoïste, l’épouse avait coupé tout contact avec son mari Hector tant qu’il ne pouvait lui assurer le retour du train de vie d'avant sa banqueroute. Par ailleurs, le destin de Reine a lui aussi été détourné par la faillite de son père : promise à des études qui l’auraient aidée à s’émanciper ou à trouver « un bon parti », elle sera désormais livrée par une mère « décidée à marier Reine avec ou sans son consentement » à un nouveau père qui la forcera à contracter un mariage malheureux. Hubert, le second mari de Georgina, n’ayant pas « envie de faire vivre ses deux belles-filles indéfiniment. » (G. pp. 632- 633)

Ainsi donc l’histoire familiale de Georgina a bel et bien été déviée de son cours harmonieux par les mouvements de l’Histoire, et l’avenir de ses deux filles ruiné par la banqueroute de leur père. C'est pourquoi nous parlons de télescopage du temps de l'Histoire et du cycle du bonheur.

Quant à Germaine, elle est décrite comme une personne généreuse qui n’hésite pas à « proposer le gîte et le couvert à sa sœur et sa famille, mais également à écrire à leur frère Cyril pour le morigéner au sujet de sa conception étroite de la solidarité familiale.» (G. p107)

Il faut préciser que Cyril ayant opté pour la voie religieuse, à ce titre, aurait censément dû, par charité chrétienne, apporter son aide à la famille en détresse. Mais Edward apprend à Gabrielle le refus de Cyril de prêter de l’argent à Hector, le premier époux de Georgina, prétextant que « ses paroissiens étaient encore plus pauvres ». Ce à quoi Gabrielle rétorque « Mais c’est quand même l’argent de notre famille… » (G. p 105) soulignant par là une forme d’injustice à l’égard des femmes, dans la mesure où les valeurs ancestrales font que l’on préfère confier tous les biens en gestion aux seuls héritiers mâles, laissant les filles à la merci du bon vouloir de ces derniers.

Marie Laberge souligne de la sorte également les contradictions d’une certaine idéologie religieuse derrière laquelle se dissimule Cyril. Mais en dernier ressort, Cyril est bien obligé de subvenir aux besoins de ses sœurs : « Notre pauvre sœur n’a plus rien et vit de la charité de Germaine qui elle-même vit indirectement de la mienne. »(G. p.226) finit-il par reconnaître, car il avait déjà consenti à laisser Germaine percevoir l’argent de la location de certaines propriétés familiales, les considérant comme siennes.

Enfin, Germaine, bien que gênée dans son quotidien (entre autres contraintes, elle doit renoncer à recevoir ses amis pour ses parties de bridge hebdomadaires afin de ne pas

déranger Georgina dans son deuil), accepte d’accueillir une sœur, qui bientôt l’agacera par ses bouderies et la rigidité de ses principes; mais à aucun moment elle ne pensera à lui signifier la fin de son hospitalité. Sa générosité est celle d’un autre temps, celui de l’union familiale sacrée dans les dures épreuves de rigueur au début du vingtième siècle.A l’aube du XXIème siècle, à l’heure où Marie Laberge rédige son roman, l’individualisme des sociétés occidentales leur a fait oublier cette forme de solidarité familiale. Paradoxale, l’attitude de Cyril (l’homme de foi refusant d’aider sa sœur et de surcroît avec les revenus de l’héritage de leurs parents) est annonciatrice de cette perte des anciennes valeurs. Marie Laberge stigmatise l'attitude de Cyril, de même, elle souligne une contradiction qui annonce l'extinction de l'autorité de l’Église. La sociocritique préconise justement la recherche de ces sortes de contradictions et de failles dans les textes.

Avant de quitter Germaine, il nous faut retourner vers un passé un peu plus lointain pour comprendre son célibat. Germaine avait refusé de nombreux prétendants par fidélité à un fiancé mort durant la première guerre mondiale. Ainsi, à l’instar de celui de Georgina, son destin aura été conditionné par le déroulement d’un événement majeur de l’Histoire, de plus, sa fidélité à ce fiancé mort durant la guerre fait aussi partie des valeurs d’un autre temps, la preuve en est donnée par le remariage rapide de Georgina.

2.1.6. Conflits de générations

A côté de ces trois sœurs d’âge mûr évoluent d’autres personnages féminins qui représentent une génération montante s’interrogeant sur le mode de vie, les principes, les croyances de leurs aînées, s’engageant parfois intensément dans des prises de position, préludes aux changements sociaux importants et aux modifications de mentalités à venir. En considérant le système des personnages, il faut souligner, pour ce qui est des personnages féminins, une nette opposition entre Gabrielle et ses sœurs, cette dernière étant détachée du groupe de sa génération. Gabrielle s’oppose à ses sœurs par un caractère déterminé et combatif et une situation financière et sociale plus stable, des idées plus ouvertes au changement. Gabrielle, souvent se reconnaît plus dans les idées des plus jeunes comme Paulette et Reine.

Ce récit, tout en conservant un aspect documentaire très fouillé, fait place aux expériences vécues par des individus. De fait, l’Histoire dans son déroulement, influe sur le quotidien des personnages leurs sentiments, leurs actes et leurs préoccupations et marque les destins.

Le roman tend donc à dresser un véritable panorama de la condition féminine au moment de la grande noirceur. Malgré les timides tentatives pour changer celle-ci entreprises par Paulette et un groupe d'anonymes auxquelles tente de se joindre Gabrielle, les conditions des femmes restent fragiles, l'exemple de Georgina et celui de Reine en sont une illustration.

2.1.7. Représentation collective et individuelle de la guerre dans