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Rime et personnages: similitudes et doubles

Personnages porteurs de valeurs

3. Rime et personnages: similitudes et doubles

Les personnages chez Jacob ont beaucoup moins de présence physique, le lecteur ne peut imaginer l'aspect de Florence, de Marie, de Delphine ou d'Alexa et Nathe : ceci est la première différence avec les romans de Laberge. La deuxième différence concerne le choix des actes décrits, dans ces romans où le discours de pensée l'emporte sur la narration à la troisième personne qui renvoie une impression d'immédiateté. Les personnages sont saisis dans leur mental au moment de crises fortes ou de d'événements importantes. Le déroulement régulier du quotidien est volontiers occulté, contrairement à ce qui se passe chez Laberge, ce sont plutôt des épisodes précis qui font l'objet du récit. Les personnages, Florence, Marie, Delphine, Émilie, Nathe, Alexa, Fabienne sont donc représentés plus dans leur être psychologique ou mental que par leurs caractéristiques physiques.

Nous avions été frappée, à la lecture de ce corpus, par la concentration des situations extrêmes et complexes des personnages, le peu de vraisemblance qu’attribue l’extrême violence narrée qu’elle soit maternelle, filiale ou autre, ces viols à répétition, ces infanticides, ces matricides, le mal être des personnages, qui finissent par ruiner l’illusion référentielle par leur outrance. Si l’on considère les personnages comme un sous ensemble de l’énoncé scriptural, ils prennent l’aspect d’une simple structure verbale. Leur « déréalisation, le renoncement à l’illusion référentielle attirent encore davantage

l’attention sur la structure poétique, proprement verbale, du message transmis. » 77 Ils deviennent une des faces de la structure poétique des récits, par leur variation et leur similitude, ils constituent un des principes de la répétition et des échos relevés dans les textes de Jacob.

En outre, la variation s’appuie sur des répétitions de similitudes et d’oppositions qui sont juxtaposées. Ce jeu complexe d’analogies et de constructions symétriques permet la mise en exergue de la rime à différents niveaux, notamment celui de la structure générale ainsi que nous allons le montrer, mais également au niveau du traitement des personnages dont la répartition confère son sens au récit. Rappelons que c’est avec le Nouveau Roman que le jeu des analogies, des répétitions, des variantes s’est généralisé pour subvertir l’écriture traditionnelle du roman, remettant ainsi au goût du jour une rime abandonnée par la poésie classique. Cette rime nous la retrouvons donc, chez Suzanne Jacob particulièrement

au niveau du code d’action des personnages. Les fillettes, dans L’obéissance, subissent la maltraitance et l’abus de pouvoir des

adultes. On l’aura compris l’enfance d’Alice est une répétition de celle de Florence qui est une réplique de celle de Marie. Aussi au dédoublement d'Alice (Alice et Alice) répond le dédoublement de Marie qui, tour à tour, entre dans la peau de Florence, puis de celle d'Alice : « Je me suis mise à vivre la vie de Florence » (LO p. 178)

« Tu étais Alice survivante » constate Julie en s'adressant à Marie. (LO p. 244).

Les micro-récits sont aussi destinés à constituer la rime des personnages. La fillette du bac à sable, l'enfant de l'homme du train, Aglaé, Muriel tous en quelque sorte forment des répliques d'Alice, enfant maltraitée. L'expression de la violence, la frustration et la vulnérabilité sont à l'origine de la formation de ces doubles. Culpabilisation, aussi, Alice culpabilise à la suite de la mort de son petit frère Rémi, Marie culpabilise pour n'avoir pas défendu Alice, sa sœur par le sort commun de fragilité et de souffrance.

Ce sont ces personnages qui constituent la rime, « ils sont là pour la rime, non pour la psychologie ou pour produire un effet de réel »78. Ils ne servent pas l'effet de réel.

De la même manière, pratiquement tous les protagonistes adolescents dénombrés dans Fugueuses sont soumis à des relations hors-normes et à des agressions sexuelles de la part des adultes Alexa, Nathe, Ulysse, Antoine, Fabienne ont tous subi un viol ou une tentative de viol dans leur enfance. Les soeurs Alexa et Nathe par les Piano, Ulysse avoue à son amie Alexa qu'il a été violé dans son enfance, Antoine aussi. Fabienne se souvient de la naine pédophile qui l'a agressée lorsqu'elle était en pensionnat .En revanche, les adultes, quant à eux, ont eu, de façon certaine ou présumée des relations coupables ou déviantes:

77 J.Y. Tadié, Le récit poétique, op. cit. p.45 78 Idem p. 43

Blanche, l'arrière-grand-mère a aimé une femme ; son mari, Georges, a abusé d’un enfant ; Xavier a été accusé, par erreur, d’avoir abusé d’une cliente ( ce qui a entraîné des répercussions sur sa famille au point que sa propre fille, Émilie, hésite à lui présenter ses petites filles de peur qu'il n'en abuse) ; François et Catherine Piano s’adonnent à la pédophilie. Ainsi que nous l’avons relevé dans ce dernier roman les cas foisonnent et les situations se répètent créant la rime des personnages par reproduction de ces deux schémas qui s’opposent : enfants victimes et adultes déviants, variant le rythme de la répétition cinq fois, puisque face à cinq enfants violés, il y a cinq adultes chargés de relations coupables. « Ces parallélismes relèvent exactement de la fonction poétique »79

Enfin, c’est encore la similitude qui permet de déceler la rime des personnages dans Rouge, mère et fils au sein duquel les hommes se suivent et se succèdent auprès de Delphine formant une sorte de constellation se relayant dans la gravitation pour attirer à eux Delphine, d’une part. Mais d’autre part, la rime prend toute son ampleur quand il s’agit des deux personnages principaux dont l’un est le double de l’autre dans les états psychiques décrits, ce qui permet une configuration en écho de la mère et du fils. Delphine est dans le même état de mal être que son fils Luc.

Les personnages chez Jacob riment par leur faire (fugues, viol, violence ou maltraitance) comme par leur être ou plutôt leur mal être,

Ainsi, en se répétant les situations des personnages forment par un effet de superposition, des rimes à l’intérieur des romans, et ce procédé est décelable d’un roman à l’autre. Nous pouvons dire que ce trait spécifique qui tient du récit poétique (la rime des personnages) s’affirme comme élément constitutif de l’écriture chez Suzanne Jacob.

3.1. Malaise et accents poétiques

Avec la réduplication de personnages placés dans des situations similaires concentrant tout l’intérêt de la narration, peu de place est faite aux autres éléments narratifs, le texte ne s’étale pas sur les facteurs extérieurs qui président à ces situations. Personnages non décrits, situations sociales à peine ébauchées. L’économie du récit s’élabore à partir de quelques éléments ciblés pour mettre en exergue la rime portée par le récit, dès lors, c’est « le vide sémantique du personnage qui fait le plein du texte. ».80

En outre, le dernier roman de Jacob, qualifié de saga familiale en quatrième de couverture, nous a suggéré une comparaison avec la volumineuse saga rédigée par Marie Laberge, Le goût du bonheur. Cette comparaison nous mène vers la conclusion que l’écriture de Suzanne Jacob dans ses traits formels tient effectivement du minimalisme ce qui l’oppose au souci du détail, de l’accumulation, à la surcharge que nous avions soulignés

79 Tadié citant Jakobson, ibidem 80 Tadié ,op. cit. p. 45

chez Marie Laberge. La tendance au minimalisme tel que le définit Christine Jérusalem se caractérise dans ses grandes lignes par «l’esthétique du moindre », « la rhétorique du retrait, du minimum narratif.»81 Ce qui fait toute la différence entre Jacob et Laberge. L'intérêt de déplace de l'intrigue vers ce que peut signifier l'alliance des répétitions et des passages remplis de poésie et d'accents douloureux portant inquiétude et malaise.

Les personnages féminins chez Suzanne Jacob sont tous dans un état d'âme angoissé, déprimé, inquiet. Une différence de taille entre les deux conceptions des personnages réside dans la perception que le lecteur a du personnage. Chez Marie Laberge, il voit le personnage, il peut facilement se le figurer. Avec Suzanne Jacob, s'il ne le voit pas, s'il ne peut se le représenter, il peut tout-à-fait comprendre ce qu'il ressent. Cet aspect du corpus se manifeste dans les paroles prononcées, les silences, les pensées et les comportements.

Le seul personnage qui ait le profil d'une battante, Marie, l'avocate dans L'obéissance est dépeint dans sa phase de dépression et dans les retombées négatives de son exploit qui avait consisté à obtenir l'acquittement de Florence. Malheureusement, ce procès est la cause de ses angoisses et remords car elle regrette de n'avoir pas défendu Alice (Alice, je te pleure. LO, p. 178), qui lui apparaissait après l'acquittement, comme l'image d'elle-même, enfant. Prise dans ses contradictions, Marie meurt d'un cancer fulgurant.

En définitive, malgré les souffrances évoquées, les personnages n'ont aucune consistance physique chez Suzanne Jacob. Mais la concentration des situations excessives, complexes des personnages, l’extrême violence de certaines relations (qu’elles soient maternelles, filiales ou conjugales ou familiales, physiques ou morales) en minant l’illusion référentielle, frappent le lecteur, le déconcertent et l'abandonnent dans un état de perplexité, face au malaise que la répétition de cette violence finit par lui transmettre.

Toutefois, le texte, au détour d'un petit détail, se teinte d'accents poétiques faisant place à des images insolites qui débordent sur d'autres thèmes toujours en relation avec le mal être comme la question identitaire ou la responsabilité historique et sociale. La signification du roman s'en trouve enrichie de sens pluriels :

« Yeux indigo de Luc dans les yeux d'ambre du Trickster, nuit centrale, quai de gare cerné de profondes montagnes, nids de tétras, nuit et ténèbres de frimas couronnant les violettes et la fleur de gingembre sauvage, cris ,chasse, rose hâtive déchiquetée par les lames du grand-duc, enfants mutilés de la Sierra Leone, je réclame dit le regard indigo, mon héritage d'histoires et de phrases, tu réclames répond le regard d'ambre, ce qui est caché dans ton propre sang, tu as hérité d'une surveillance et tu en as fait un refus, tu es devenu tout un

81 Sylviane Coyault, Christine Jérusalem La rose des vents : cartographie des éditions de Minuit, in Le roman français aujourd’hui.Transformations, perceptions mythologies. Sous la direction

peuple de refus et sur ton dos, le poids d'un interminable portage dont les nourritures sont périmées, tu n'en peux plus. » p. 272

Le message sur la crise identitaire est transmis à travers une longue évocation poétique, métaphorisant la charge qui alourdit de nouvelles causes de mal être de Luc. L'on aura noté l'extrême sensibilité aux couleurs (indigo, ambre, nuit qui introduisent la sensibilité esthétique relative à la peinture) dans cet extrait où Luc redouble sa mère. Comme elle, lui aussi est à la recherche de ses origines.

CHAPITRE 2