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Feuilleté générique sur le modèle classique et réaliste

2. Variantes de l'écriture réaliste, Histoire et mémoire

2.2.1. Ecrire contre l’oubli

Yolande constate que la vie nouvelle qu’elle s’est forgée après sa sortie de coma ne la satisfait pas. En effet après avoir quitté sa famille, marque de reniement du passé, elle aide un jeune handicapé suicidaire, Steve, à se reconstruire. Elle reprend son métier de correctrice dans une maison d’édition. Elle rencontre un veuf solitaire, Jean Louis Sirbois, lors de ses promenades quotidiennes, elle veut s'engager dans une nouvelle vie. Toutefois cette relation, pour se nouer véritablement, reste dépendante du passé qu'elle avait jusque la refusé catégoriquement de rechercher. C'est alors que le constat est posé : si elle veut construire le présent, elle ne peut le faire sans une connaissance de son passé. « Pour s’affranchir de son passé, il faut y faire face et non pas se contenter de l’éluder. ».(RDL p.166)

Découvrant une vieille photo de mariage de sa mère sur laquelle elle figure parmi les invités, Yolande finit par comprendre que son déni du passé n’est qu’une fuite. Croyant s’en être définitivement détachée, elle fuit une couche d'un passé très reculé, celle la plus profondément enfouie dans la mémoire et dont elle ignore tout. Celle précédant les vingt- six années de mariage avec Gaston. Yolande s’astreint, dès lors, à retrouver seule, les événements qui ont composé cette tranche de sa vie la renvoyant à son adolescence. Aussi, pour retrouver la mémoire, elle écrit. Or la psychanalyse a pour fondement le langage. Tout se passe dans les mots. Cependant, les mots tracés par Yolande ont souvent déjà été écrits par d'autres avant elle: des poètes et écrivains. Ce qui tend à donner une valeur quasi universelle à l’histoire contée, une histoire calquée sur le fameux complexe freudien d’Œdipe, mais un Œdipe féminin.

La démarche de Yolande consiste dorénavant à inscrire les mots sur son cahier noir tels qu'ils se présentent à l'esprit, à la manière de la « talking cure »142. Mais souvent ces mots sont restitués dans la forme apprise et que des poètes ont agencée :

« Qu’est-ce qu’on peut pour notre ami

Qui souffre d’une douleur infinie… » (Saint-Denys Garneau)

Pour écrire, elle s’appuie sur la mémoire procédurale, celle qui lui permet de réciter les vers répétés au cours de ses études et de sa formation. La mémoire culturelle est plus prompte à être rétablie. Le principe adopté est le suivant : un mot appelle un vers, le vers est

142 Elle correspond à la fameuse cure par la parole, séance durant laquelle le malade donne libre cours à ses rêveries.

mis en relation plus ou moins explicite avec un événement de la vie de Yolande par elle-même...

Yolande applique de la sorte le principe de la libre-association, consistant à écrire les mots, comme ils viennent à l'esprit, pour tenter de retrouver la mémoire. Elle s’adonne alors à un exercice proche de l’écriture automatique des surréalistes. Elle écrit sans savoir où la conduiront les mots tracés, tentant de faire le lien, après-coup, entre les vers resurgis de la mémoire et les petits faits quotidiens ou encore les rêves et cauchemars de la nuit. Des relations fortuites mais tant espérées par elle, sont alors tissées avec un passé rendu improbable par l'amnésie.

L'enchaînement des associations complexes entre la poésie, les rêves et les émotions provoquées dans la journée figure le seul moyen de restitution de la mémoire. Ainsi un baiser forcé de Steve, le jeune handicapé qu'elle a adopté, la met dans une colère qui lui donne l'étrange sentiment d’avoir perdu un enfant. Lui viennent immédiatement à l'esprit les vers de Victor Hugo « Demain dès l’aube… ».

Dès lors, c'est le présent alourdi par le déni du passé – qui maintenant la dépêche d'aller à la la recherche de ce temps perdu. Le récit s’écrit dans un mouvement dialectique entre présent difficile à construire et passé interdit jusque là de reconnaissance, puis désormais, récalcitrant à refaire surface.

2.2.2. Logique du rêve

Dans la veine psychanalytique, le récit se déroule également sous le signe du rêve : « Pourquoi ne parle-t-elle pas de ses rêves au psy? C'est son secret ; Sa vie souterraine, ses fantômes et ses hantises. Ses rêves sont sa poésie.» (RDL p. 146).

Effectivement, la logique du récit, fondée sur les principes de la psychanalyse, obéit aux rêves et à l’association. Un mot tente d'éveiller un souvenir :

« Espèce de dégénérée!» Stupéfaite, elle se redresse: cette phrase, elle l'a dite ou on la lui a dite ? D'où ça vient? « Espèce de dégénérée!», ce n'est quand même pas anodin!» (RDL p. 480).

Un rêve tend à rappeler une scène vécue ou à réveiller de vieilles blessures. Le rêve se présente alors comme une énigme à décrypter pour saisir cette vie à retrouver. Un cauchemar, celui d'innombrables bras de poupées enterrés qui, au toucher, deviennent chair :

« des bras humains empilés pour la terroriser. Des bras qui rampent pour reformer la masse épouvantable. On dirait un bûcher. Elle sait que l'horrible va se produire et elle recule, elle recule, pour se mettre en sécurité-jusque dans le réveil.» (RDL p. 135)

Cette multitude de bras de poupées ne symbolise-t-elle pas la perte d'Ariane, son bébé, sa fille morte et enterrée dont elle ne se souviendra que beaucoup plus tard dans le

récit? Le récit prend forme, sous l'impulsion une logique répondant aux rêves, aux visions, aux sensations, aux sentiments qu'il adopte et adapte.

La douleur d’une brûlure à la main faite en renversant une tasse de café chaud provoque chez Yolande l’image d’un homme grand qui la regarde de haut. La douleur de la brûlure appelle une autre douleur passée celle-là. Cet homme évoque la violence, le sang et l’excès. Elle se demande si elle a été violée par cet homme. Elle retrouvera son prénom, après un exercice d'écriture. Elle écrit un mot sur son cahier :

« viol » sans y croire. Elle trouve facile de confondre sa propre violence avec celle de l’autre … mais au fin fond de sa mémoire vide, elle sait que quelqu’un attend…quelqu’un qui est certainement autre chose qu’un tortionnaire ... quelqu’un qu’elle ne replace même pas, dont elle ignore s’il vient du passé ou s’il se projette dans l’avenir. » (RDL p.248)

Aussi, peu après cet incident, un prénom lui revient en mémoire : Francis l Elle pressent aussitôt que Francis, est l'homme de l'image surgie du passé. Ce prénom associé à l'impression de violence est, de suite, mis en rapport avec le sentiment d'avoir perdu un enfant. Elle en déduit alors que Francis a tué son enfant. Ce décès vérifié au service d'état civil, son pressentiment est alors conforté par un autre rêve, celui d'un homme grand poussant une fillette juchée sur une balançoire. Cela lui donne à penser que l'homme de ce rêve est encore Francis et qu'il a tué son enfant en poussant trop fort la balançoire de laquelle la fillette serait tombée.

Le récit, à ce stade, se fonde sur deux principes de la psychanalyse, la condensation et le déplacement. Francis, dans la vision, se trouve en position de hauteur. Même position que celle de l'homme du rêve poussant la fillette sur la balançoire.. Ce détail de la position de l'homme a pris de l'importance. Il permet à Yolande d'établir le lien entre Francis et la mort de son enfant, par l'image de la scène de la balançoire.

De fait, l'homme de la vision répond à une scène du passé, où Francis vient annoncer à Yolande la mort d'Ariane, leur fille. Mais elle ne retrouvera l'intégralité de la scène que beaucoup plus tard.

« Francis est devant elle (...) Les bras ballants le long du corps, les épaules larges sont courbées, la tête est...cette douleur, ce regard d'homme vaincu, écrasé. C'est la dernière fois qu'elle a vu Francis le jour où il est mort de la mort de leur fille.» (RDL p. 357)

En revanche, l'homme apparu dans le rêve de la balançoire provient d'une autre scène du passé. Il y a eu déplacement, car Francis n'a pas tué Ariane. Le déplacement est une représentation « investie d'une intensité visuelle et d'une charge affective étonnantes. En fait elle est liée par une chaîne associative. L'affect s'est séparé de la représentation originelle...il glisse de représentation en représentation...Le déplacement est donc toujours

présent dans les autres processus de formation de rêve et, notamment dans la condensation... »143

C'est un élément surdéterminé, (la position de l'homme) qui marque la condensation pour laquelle « un élément unique représente dans le rêve plusieurs chaînes associatives liées à un contenu latent. Ce peut-être une personne, une image, un mot. Cet élément est surdéterminé. »144

Francis n'a pas tué l'enfant et celle-ci n'était pas sur une balançoire. Mais la position a permis le déplacement. En effet, cet homme paru dans le rêve, que Yolande prend pour Francis, dans un premier temps, représente en vérité son propre père. La fillette sur la balançoire qu'elle a prise pour sa fille, c'était Yolande elle-même :

« Non, elle se trompe. C'est elle sur la balançoire, pas sa fille! C'est elle qui est tombée au bout d'un élan trop fort.» P. 358 « Et Francis ressemblait-il à son père, cet homme honteux, gêné, qui se faisait enguirlander par sa mère? Non, c'est une posture, une façon de porter leur corps...leurs bras...comme des rames inutiles...leurs longs bras d'homme impuissant, désolé...Et cette vue d'en bas- en contre-plongée. Pour son père, c'était normal, elle était si petite et lui si grand. Pour Francis... » (RDL p.359).

Sur ce déplacement est venu se greffer la condensation. Déplacement et condensation sont bien à la base de l’écriture de ces deux scènes. La condensation est un élément qui renvoie à deux ou plusieurs autres qui lui sont liés. La condensation est elle aussi établie à partir de la stature, de l'allure contrite de l'homme. L'élément surdéterminé est celui de la stature des deux personnages, Francis (l'homme de la vision) et le père de Yolande (l'homme du rêve) sont liés par la même stature et la même attitude contrite, la même relation à l'enfant respectif de chacun, Ariane et elle-même enfant.

Le rêve dont le contenu est latent renvoie à deux personnes différentes de son existence, son père et le père de sa fille. Ces principes permettent d'extraire du passé deux personnages oubliés, mais la surdétermination autour de l'attitude établit la confusion entre les deux personnages, Francis et son père. Ils permettent de souligner à nouveau l'inspiration oedipienne du récit, Yolande faisant la confusion entre son père et le père de sa fille. Condensation et déplacement fournissent le contenu latent du rêve, ils indiquent comment le récit suit la trame du triangle œdipien. Désormais, le plus douloureux reste encore à découvrir. Le livre une fois refermé, le lecteur comprend pourquoi Yolande, qui avait bien longtemps avant son accident effacé de sa mémoire ce passé lointain, si pénible à porter,

143 Daniel Bergez et alii Introduction aux méthodes critiques pour l'analyse littéraire, Paris, Dunod, Bordas, 1990, p. 47

refusait inconsciemment, une fois revenue à la vie, de se souvenir de cette vie marquée par la rivalité avec sa mère.

2.2.3. Passé refoulé et triangle œdipien au féminin

De fait, les vingt six années passées avec Gaston n’étaient pas les plus malheureuses. Yolande par à-coups sort ses fantômes de l’oubli. Ce passé refoulé est celui d’une histoire compliquée avec une mère dépressive. Yolande la redécouvre progressivement et par étapes. Sa mère, abandonnée par son mari, rejette Yolande comme par réaction, alors qu'elle reste très complice avec son aînée, Viviane.

Lorsque sa mère se met en ménage avec Francis, Yolande, adolescente, amoureuse du compagnon de sa mère (substitut du père), s’éloigne de la maison familiale. Mais celui-ci la rejoint et ensemble, ils ont une enfant, Ariane, qui meurt à l’âge de deux ans. Elle meurt non pas tombée du haut d’une balançoire (comme le lui a laissé croire le rêve), mais étranglée par la mère de Yolande à qui Francis avait voulu présenter l'enfant. C'est sans conteste la scène la plus violente du roman, la plus significative du mal être féminin, celui de de la mère comme celui de la fille. La grand-mère dans une crise de folie a tué sa petite fille, fruit d'un quasi-inceste. Fait pour lequel elle sera enfermée dans un asile psychiatrique jusqu’à sa mort. L'enfermement, situation extrême de la misère psychique a dû marquer Yolande au point qu'elle ait entièrement gommé de sa mémoire l'épisode de Francis, sa mère et Ariane. La rencontre de Yolande avec Francis, vers la fin du roman sera déterminante pour récupérer cette partie oubliée de sa vie… Car Yolande avait quitté Francis dès l'annonce de la mort de leur fille, Ariane.

En retrouvant Francis, Yolande peut recoudre les morceaux épars de son histoire et comprendre d'autres faits. Comme les raisons de son mariage avec Gaston afin de sauver la fille de ce dernier, Annie, pour la soustraire aux négligences et mauvais traitements de sa vraie mère, une alcoolique. Annie était une enfant délaissée comme Yolande l'avait été elle-même par sa mère. Elle comprend du elle-même coup aussi pourquoi elle avait recueilli Steve chez elle, un Steve suicidaire et dont la mère s’était elle-même tuée:

«Dans son esprit, on ne sauve ou n'aide les autres que dans la mesure où l'on reconnaît une souffrance personnelle dans la leur.». (RDL p. 200)

Ces personnes (Annie, Steve) lui rappelaient sa propre condition d’enfant malheureuse, rejetée par une mère trop occupée par ses propres angoisses.

Et si la violence était associée à Francis, dans ses efforts pour retrouver la mémoire, c'est que l’amour vécu avec Francis était violent, frappé d’interdit, vécu sous le signe de la faute morale et sociale, la mettant en position de rivalité avec sa propre mère.

Néanmoins, la troisième tranche de vie de Yolande, la plus reculée dans le temps, a pu prendre forme, péniblement, rappelée grâce à l'écriture et au principe de l'association. Cette tranche, la plus dure à réintégrer la mémoire, est sans doute la plus douloureuse aussi. Les hésitations, les incertitudes, les doutes, les souvenirs improbables remplissent le contrat

sous l'inspiration psychanalytique pour le contenu. Ces souvenirs difficiles à remonter à la surface, ces événements douloureux fondent tout le malaise dans lequel baigne le roman.

Le récit s’écrit dans un mouvement dialectique entre présent difficile à se stabiliser et passé interdit jusque là de reconstitution. De fait, les doutes, les cases vides de la mémoire se sont mêlés aux images incongrues et aux rêves pour ralentir le temps de l'histoire présente, tandis que les principes de la psychanalyse ont permis la lente et difficile anamnèse par des associations qui ont débouché sur cette histoire douloureuse. Avant son accident, Yolande avait réussi à tout refouler, à les enfouir au plus profond de sa conscience. Mais cette histoire est remontée à la surface, « revenue de loin » parce que pour vivre sereinement son amour avec Sirbois, il lui fallait solder ses comptes avec ce passé. L'écriture de la fiction se fait bien copie des données scientifiques et psychanalytiques.