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Feuilleté générique sur le modèle classique et réaliste

3. Le réalisme chez Laberge

3.2. Lexique privilégié

La description des vêtements introduit le rêve et constitue un prélude à l'isotopie de la mode et de la haute couture contenue dans Adélaïde et surtout Florent. Ce dernier roman, à travers l'univers de la mode, dévoile l'accession du Québec à la modernité et montre comment les mœurs évoluent particulièrement dans ce milieu fermé. N’oublions pas que l’écriture réaliste tend à la description exhaustive.

L'abondance de détails dénote l’effort informatif de l’auteure sur les règles vestimentaires de l’époque concernée et par là même présentent un texte surcodé. Elles ne sont pas sans rappeler la fameuse description faite par Flaubert du public des courses hippiques à Paris dans L’éducation sentimentale. Ainsi la narratrice s’attarde sur les robes de Gabrielle avec force détails comme le narrateur de Flaubert s’attardait sur la mode masculine des années 1840. Voici un exemple où les expressions « au diapason » et « de la dernière façon »indiquent que Gabrielle est bel et bien habillée à la mode de l’époque: « …et Gabrielle totalement au diapason avec une robe de la dernière façon dont les plis translucides s’étagent en biais à partir des hanches. » (G. p.35)

La description des toilettes prend une telle envergure qu’elle semble être un compte rendu de reportage pour magazine de mode. La description de la robe de mariée de

Kitty, sœur de Nic et personnage secondaire dans le premier volet de la trilogie (mais capital dans le second puisqu’elle tue son frère Nic et sa nièce Anne) est ainsi faite avec force détails sur les effets de la coordination des couleurs et des formes, assortis d’allusion à une vedette de l’époque. Elle comporte aussi des évaluatifs tels « pudiquement, simple, affolante de légèreté… » qui ne trompent pas sur les intentions portées par cette description :

« Vêtue d’un chiffon vert clair d’une luxueuse transparence, les épaules pudiquement recouvertes d’une jaquette extrêmement ajustée et s’arrêtant net à la taille fine et soulignée, Kitty avance au bras d’un Jules-Albert intimidé. Elle porte un chapeau très simple, dans les mêmes tons que sa robe, mais agrémenté d’une voilette parsemée de points de velours blancs affolante de légèreté…et aussi blanche qu’un voile de mariée. Posée sur une oplulente chevelure ondulée et rousse, l'effet n'est pas des plus discrets, ni des moins avantageux. Kitty semble sortir directement des studios de Hollywood, on la dirait arrachée à une scène avec Véronika Lake pour venir s’ennuyer à faire de la figuration dans un patelin perdu au bout du monde. » (G. p.471)

La caractéristique la plus importante de ce passage représentatif de bien d’autres consiste à additionner les précisions, dans la pure tradition du discours réaliste. Les informations accumulées donnent l’impression d’une toile que l’on exécute au fur et à mesure par touches successives pour un compte-rendu à travers la complexité de la texture (transparence, voile, velours) et la déclinaison des couleurs (vert clair, blanc, mêmes tons, roux). Le tableau est recomposé pièce par pièce, morcelant la description. Sur le plan syntaxique, la juxtaposition et l’apposition permettent d’accumuler les détails, et rendent effectif le morcellement et l'accumulation.

Il faut encore relever la petite remarque qui semble anodine mais annonce déjà la caractéristique de ce personnage. Il s’agit de la remarque « l’effet n’est pas des plus discrets » qui prépare aux excentricités de Kitty qui finira sa vie enfermée dans un hôpital psychiatrique. La fonction déterministe de la description est donc clairement manifestée à cet endroit. Cet extrait nous permet de confirmer que la description fonctionne comme explication des personnages, tout en informant sur les goûts et les modes d'une époque révolue. D’autre part, la mention d'un autre personnage, actrice américaine dans les années quarante, archétype de la femme fatale, Veronika Lake, renforce l’effet de réel, introduit un stéréotype, dénote la volonté de faire revivre à l'identique, pour le lecteur, une époque disparue.

L’effet reportage de mode sera encore plus fortement développé dans le deuxième volet ainsi que le dernier de la série puisque Florent embrasse la carrière de couturier de grande renommée, ce qui donne lieu à de nombreuses descriptions portant sur les croquis, les esquisses, le mariage des couleurs et le choix des tissus. L’introduction dans ce milieu artistique fermé, celui de la fabrication de la mode féminine, la description de ses mœurs,

aura sûrement demandé à l’auteure une nouvelle étude documentaire et confirme le cachet générique réaliste donné à cette trilogie. Elle marque aussi une écriture d'essence féminine.

Pour ce qui est des deux romans Gabrielle et Adélaïde, ces profusion, surcharge et minutie dans la description, dont l’effet escompté et obtenu est bien celui de l’illusion réaliste, s’allient à deux éléments : celui de la beauté extraordinaire de Gabrielle et d'Adélaïde, les héroïnes , et celui d’un univers de rêve ou de conte, créant une atmosphère stéréotypée, ancrant le texte dans des modèles d'écriture suffisamment codés pour provoquer l'engouement d'un public prêt à se laisser prendre dans une relation de séduction par l'auteure. Ces stratégies rappellent par certains aspects les procédés de la paralittérature ou littérature populaire ainsi que déjà relevé.

Les mêmes principes du réalisme gèrent l'écriture de Revenir de loin. 3.3 Principe de mimétisme dans Revenir de loin

Fidèle à l’esthétique réaliste, l’auteure, en cumulant les deux traumatismes (crânien et affectif) pour que le récit donne une vision plus saisissante que la réalité, attire le lecteur et frappe son imagination. Réaliste à coup sûr, également, est la tendance à utiliser les termes scientifiques appropriés tels que « physiothérapeute, neuropsychologue, orthophoniste » (RDL p.129).

D’autre part, l'évolution de Yolande dans les différentes tentatives de réappropriation des fonctions de son corps suivent le parcours tracé par des observations puisées dans la médecine, et s’expliquent de manière scientifique. Mais au-delà de cet aspect documentaire, ils sont destinés à happer le lecteur désireux de savoir comment Yolande arrivera à s'en sortir.

Un de ses premiers exploits que le personnage apprécie particulièrement est la motilité :

« Ce qu’il y a de bien avec sa « reprise musculaire », c’est qu’elle peut maintenant dégager sa main de l’emprise de celle de Gaston. »(RDL p. 130).

Car si les sensations, les stimuli par la répétition, l’association, l’intervention des affects facilitent la description de la mémoire, c’est que l’amnésie (thème central) constitue la perturbation d’une des fonctions de celle-ci, fonction qui consiste à encoder, stocker puis restituer toute information. Aussi pouvons-nous, en suivant le cheminement des efforts et des progrès de Yolande, voir dans quel ordre sont rétablies les différentes fonctions du corps et de l’esprit exactement comme dans la réalité. La reprise musculaire d’abord avec la physiothérapeute, puis l’orthophoniste avec lequel « il faut tout reprendre à la base » RDL p. 130.

« C’est comme les premiers pas, une fois qu’ils sont faits, le reste suit très rapidement » lui annonce le médecin en lui apprenant qu’elle va recommencer à s’alimenter.

Il n’est pas étonnant, non plus, de constater que la mémoire culturelle, acquise par la répétition, resurgisse plus rapidement que les autres formes de mémoire. Aussi, Yolande ne retrouvera-t-elle des bribes de son passé, souvent, que grâce à cette mémoire culturelle puisque son métier la mettait en contact avec des textes d’auteurs. On voit ainsi chez Yolande comment les mots d’une poésie apprise, d’une chanson fredonnée en boucle, réintègrent la mémoire. Ces mots constitués en réseaux jouent le rôle de stimuli, le stimulus permettant la récupération des éléments perdus par le cortex frontal selon J.Y. et M. Tadié. Ainsi, Le prénom Madeleine évoque pour Yolande « Le tram 33, les frites chez Eugène, les lilas… Ce soir j'attends Madeleine...voilà ce qu'est pour moi Madeleine. Une chanson de Brel, Jacques Brel. » (RDL P. 61).

L’auteure dans le roman fait appel à différents types de mémoire, on relève : -la mémoire épisodique, aspect de la mémoire consistant dans le souvenir d’un fait particulier.

- la mémoire iconique, autre aspect stockant la perception sensorielle d’une scène comme la vision d’un homme qui la regarde intensément :

« Il est là. Il ne la regarde pas...les épaules carrées, les bras solides, longs et musclés… Fébrile, Yolande tâtonne, cherche l'interrupteur de la lampe. Un halo ambré nimbe la pièce. Personne, bien sûr, comme elle le redoutait. Il n'y a personne. Elle n'a pas rêvé, elle a vu quelqu'un. Elle l'a revu probablement. Un souvenir ? Elle le croit. Parce que sa peau est électrisée, parce que son souffle est court, elle connaît ce visage, cette peau, cette densité de désir. Un souvenir précis qui a traversé la brume de l'amnésie. » (RDL pp. 247-248)

- la mémoire implicite, forme de mémoire où les souvenirs ont été acquis par habitude ou sans que le sujet en prenne vraisemblablement conscience, elle est proche de la mémoire procédurale qui se manifeste par l’exécution de tâches apprises. Elle permet à Yolande de reprendre sans difficultés son travail de correctrice. Dès son premier travail de correction remis, le résultat est probant :

« Lili feuillette rapidement le travail de Yolande... « Franchement, Yolande, je te retrouve intacte : précision, clarté, suggestions, tout est net, tout a l'air parfait! Welcome back !»

Et, Yolande répond à Lili qui lui demande si cela a été dur de reprendre son travail : « Des pantoufles, Lili, je me suis glissée dans de bonnes vieilles pantoufles. Je n'en revenais pas moi-même de la facilité que je ressentais. » (idem p.203)

Toute cette reconstitution permet de rendre vraisemblable le récit de la rémission et des réminiscences de Yolande.