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Stratégies individuelles dans l’usage de l’intonation d’implication

Relations interactives génériques type de

6.3 Stratégies individuelles dans l’usage de l’intonation d’implication

Les exemplaires de l’intonation d’implication utilisés par les journalistes ont deux caractéristiques qui les distinguent des autres occurrences : ils apparaissent préférentiellement en fin de tour et ils accompagnent des énoncés de modalité interrogative. Nous avons montré que cet usage de l’intonation d’implication est fortement contraint par le cadre interactionnel. L’intonation d’implication se distingue néanmoins des autres configurations intonatives que l’on trouve dans le même contexte par les connotations spécifiques qu’il confère à la modalité interrogative : les énoncés qu’il accompagne prennent la forme de demande de confirmation, comme si ils étaient suivis de la locution « n’est-ce pas ? », synonyme morphologique de l’intonation d’implication.

Il faut néanmoins insister sur l’importance du cadre interactionnel dans l’établissement de la modalité interrogative : lorsque le cadre est contrarié comme dans le tour de parole Ja9, les pi retrouvent la modalité assertive qui les caractérise dans le reste du corpus.

La modalité assertive de l’intonation d’implication s’observe donc dans notre corpus essentiellement sur les tours de paroles assumés par les interlocuteurs débattants. L’usage que les quatre interlocuteurs occupant cette position font des pi est assez différent. Pour rendre compte de ces différences, outre la synthèse des observations réalisées au cours de la description, nous aurons recours à des informations d’ordre « sociologique ». Elles sont données par le tour Jb0 qui assume la transaction de présentation de l’émission telle qu’elle est définie par la représentation praxéologique (voir la figure 47, section 6.1.3.1 ; et pour le contenu de ce tour, voir la transcription orthographique de l’ensemble de l’émission en annexe).

Le premier fait d’importance à relever est d’ordre quantitatif : alors que le locuteur le plus productif :YS, produit 44 exemplaires de l’intonation d’implication, BE avec 29 exemplaires et AL avec 28 exemplaires font preuve d’une production abondante. Seul le quatrième locuteur débattant, DJ se distingue vraiment en n’utilisant que 4 exemplaires de l’intonation d’implication. Comment expliquer cette constatation ? Il faut mentionner ici que DJ est maître de conférence en sciences politiques à l’IEP (Institut d’Etude Politique) de Strasbourg. Peu engagées dans le débat où il intervient seulement à trois reprises, ses prises de parole consistent surtout en des rappels historiques concernant l’établissement de la Communauté Européenne. Cette position de recul de l’historien adopté par DJ, distanciée par rapport à la question polémique qui fait l’objet du débat, explique selon nous la faible présence de l’intonation d’implication dans ses paroles. En effet, cette forme intonative présuppose un

« engagement », une « implication » à laquelle DJ ne se risque pas. Cette attitude explique peut-être pourquoi les modérateurs du débat lui en laisse le dernier mot : pour sortir de la polémique on fait appel au regard synthétique et désengagé du scientifique.

Le locuteur BE occupe une fonction sociale très similaire à celle de DJ puisqu’il est lui aussi maître de conférence, mais à l’IEP de Paris et en géographie. Bien que n’intervenant qu’à deux reprises lors de l’émission, il se montre plus engagé dans le débat que son collègue : ses prises de parole sont beaucoup plus longues que celles de DJ, il nomme à trois reprises ses interlocuteurs dans le débat (AL deux fois et YS une fois) et il use en abondance de l’intonation d’implication. Cependant, comme nous l’avons constaté dans la section 6.1.1 sus-jacentes, cet usage des pi est beaucoup plus lié à la structuration du discours que chez AL et YS : c’est ainsi que BE marque certains constituants continuatifs auquel il donne alors une valeur emphatique ; l’intonation

d’implication sert aussi à ce locuteur à marquer ses fins de paragraphe ; dans le meilleur des cas, l’intonation d’implication accompagne un énoncé introductif qui signale l’importance du développement à venir. Ce locuteur montre donc moins de souplesse et d’à-propos dans la pratique rhétorique que ses voisins AL et YS. Cette relative maladresse est du reste confirmée par les très nombreux « euh » d’hésitation qui jalonnent sa production discursive, par la fréquence des répétitions sur le même site syntaxique (tels que les a admirablement décrit le GARS), par l’occurrence d’un énoncé interrompu qui ne sera jamais terminé (tour BE1, acte 24), et d’autres maladresses d’élocutions que ses interlocuteurs produisent beaucoup moins systématiquement. Cette relative « insécurité linguistique » de BE, face en particulier aux deux redoutables orateurs que sont YS et surtout AL, explique selon nous son usage un peu contraint, figé, systématique de l’intonation d’implication. Selon nous, BE marque par cet usage son « implication » dans le débat, sa volonté d’être convaincant, de rentrer dans la polémique. Mais en même temps, sa relative maladresse, et son usage moins spécifique de l’intonation d’implication trahissent une certaine prudence liée au manque de maîtrise (dont BE a vraisemblablement conscience) d’un outil à la force polémique évidente.

Cette force polémique liée à l’usage de l’intonation d’implication est exploitée essentiellement par les deux interlocuteurs les plus engagés dans le débat : YS et AL.

Le tour Jb0 nous informe du reste que l’un et l’autre sont membres du personnel politique national, puisque YS est maître des requêtes au Conseil d'Etat et « a été chargé des questions européennes au cabinet de Claude Guessot pendant deux ans » et qu’AL « est l'ancien ministre des affaires européennes qui est aujourd'hui député européen et membre donc au Parlement de Strasbourg du PPE du Parti populaire européen ». Plus encore que les journalistes ou les universitaires, les hommes politiques sont des professionnels de la parole et reçoivent un entraînement spécifique à la maîtrise du discours oral. Cette maîtrise est manifeste chez les deux adversaires qui, notamment, utilisent l’intonation d’implication de manière diversifiée, et en particulier à des fins polémiques, comme nous l’avons longuement détaillé dans la section 6.2.2 ci-dessus.

L’un et l’autre utilisent plus volontiers l’intonation d’implication sur un empan d’acte (voir section 6.1.1.2.1, tableau 12), que sur la durée d’une intervention, ce qui permet sans doute de rendre l’impact de l’intonation emphatique plus percutant en condensant les propos qu’elle promeut. Tous d’eux supplantent BE dans la participation de l’intonation d’implication à des effets argumentatifs (voir la section 6.1.2.2). L’un et l’autre exploitent les fonctions d’introduction et de commentaire associées à l’intonation d’implication et surtout développent l’usage polémique des pi dans un duel oratoire dont il serait passionnant de décrire la diversité des ressources.

Contentons-nous ici d’observer le surcroît de maîtrise : d’habileté, de variété et de

appliquée à un énoncé qui inaugure la réponse spécifique qui est donnée à un interlocuteur différent. Chacune de ces réponses est une concession aussitôt annulée par une contre-argumentation dont la forme et la teneur dépendent du statut et de l’habileté de l’interlocuteur concerné (voir le paragraphe « concessions » dans la section 6.2.2.4).

Dans le tour AL3, l’ancien ministre utilise par trois fois, comme en écho, la même structure Q/R en association avec l’intonation d’implication. Ici encore, la répétition n’exclue pas une variabilité subtile du meilleur effet stylistique (voir la section 6.2.2.2).

Rappelons du reste que seul AL se permet d’enfreindre les règles très prescriptives dictées par le cadre interactionnel du débat radiophonique en s’arrogeant le droit de poser une question au journaliste Ja dans le tour AL4. Un tel détail ne trompe pas quant à la position dominante de ce locuteur dans le débat.

L’examen des différentes stratégies des locuteurs dans l’usage des patrons d’implication montre que, à l’échelle de notre corpus, plus la participation d’un locuteur au débat est active, plus il aura un usage habile et diversifié de l’intonation d’implication. Le retrait du locuteur, qu’il soit motivé par la timidité oratoire ou par le refus de « s’impliquer » dans la polémique, sera marqué soit par l’atténuation de la partie emphatique de l’intonation, soit par un emploi minimal du pi dans la prise de parole.

Avant de clore ce chapitre consacré à l’analyse discursive, il nous faut évoquer ce que cette analyse nous dit de ce contour intonatif particulier que beaucoup d’auteurs ne distinguent pas de l’intonation d’implication : le contour montant-descendant dont le pic mélodique est ancré sur la syllabe pénultième et que nous avons noté par le symbole 2syl.