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Chapitre 2. Problématique des biocarburants et du jatropha à l’échelle globale

2.4 Stratégies de légitimation des biocarburants

Les procédés discursifs de légitimation des biocarburants s’appuient globalement sur l’hypothèse que leur production et leur utilisation peuvent atteindre plusieurs objectifs simultanément, tels que la réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’accroissement de la sécurité de l’approvisionnement énergétique, la création d’emplois et le développement des communautés rurales (Dietz et al. 2015 ; Rosillo-Calle et Johnson 2010 ; Hunsberger et al. 2017 ; Ryan et al. 2006). Ces arguments, qui forment le discours hégémonique en faveur des biocarburants, ont réussi à s’imposer à l’échelle globale, notamment au sein des institutions financières internationales. Ils s’inscrivent dans un discours de type gagnant-gagnant, où la préservation de la nature ainsi que la stabilité du climat sont présentés comme compatibles avec les intérêts commerciaux (Vogelpohl 2015).

S’appuyant sur l’idée qu’ils constituent une solution partielle et technique aux changements climatiques, le premier argumentaire en faveur des biocarburants est basé sur la supposition que leur production et leur consommation diminueraient les émissions de gaz à effet de serre, en raison de la séquestration du CO2 par les plantes, par rapport aux combustibles fossiles. Promus comme une

solution d’avenir, les biocarburants sont censés contribuer à l’effort des États dans la conversion aux énergies renouvelables. Cette vision a prédominé parmi les scientifiques et les décideurs politiques internationaux jusqu’au début des années 2000, pour être ensuite contestée, face aux évidences scientifiques qui se sont accumulées (Hunsberger 2015b ; Poletti et Sicurelli 2016).

L’argument de la sécurité de l’approvisionnenent énergétique a également été évoqué pour promouvoir les biocarburants. Ainsi, les pays producteurs de biocarburants étaient censés être moins dépendants à l’égard des importations de pétrole en provenance du Moyen-Orient et moins soumis aux fluctuations des prix et aux éventuelles interruptions de l’approvisionnement (Matsuda et Takeuchi 2018). À la croisée de l’agriculture, de l’énergie, de l’industrie et de la recherche, la filière des biocarburants prétendait redynamiser le secteur agro-industriel en offrant de nouveaux débouchés aux productions agricoles, favorisant ainsi le développement des communautés rurales et la création d’emplois supplémentaires, au Nord comme au Sud. Pour les pays producteurs, les promesses

d’investissements en infrastructures et de rentrées fiscales supplémentaires liées aux exportations ont milité en faveur de l’adoption de ces cultures énergétiques.

2.4.1 Discours de légitimation du jatropha

Le discours, au sens large, peut être appréhendé comme un paradigme ou un récit qui inclut le langage ainsi que les hypothèses et les représentations par lesquelles le langage est traduit en sens social (Grillo 1997). Dans cette perspective, il importe de s’intéresser aux représentations discursives afin de saisir comment elles façonnent les désirs ainsi que la compréhension des problèmes et des solutions. Ainsi, les discours de légitimation du jatropha peuvent être décrits comme des discours davantage performatifs que descriptifs, entraînant des conséquences matérielles et économiques (Hunsberger 2016).

Les stratégies de légitimation du jatropha se sont construites suite aux critiques associant les biocarburants issus des cultures alimentaires (maïs, canne à sucre, huile de palme, soya, etc.) à la hausse de prix des aliments. Ainsi, des discours présentant le jatropha comme un biocarburant durable ont commencé à émerger dans les revues spécialisées et dans les médias à partir de 2007. Le jatropha a été décrit comme une plante non comestible peu exigeante du point de vue agronomique, pouvant se développer sur des terres marginales impropres aux cultures alimentaires, permettant ainsi de produire un biocarburant sans compromettre la production alimentaire ou affecter les ressources naturelles et les systèmes écologiques. N’étant pas appêté par les animaux, en raison de sa toxicité, le jatropha a également été promu pour ériger des haies vives, permettant à la fois d’endiguer l’érosion de sols et de protéger les cultures vivrières contre le bétail et la faune sauvage. De plus, il a été présenté comme une plante pouvant produire jusqu’à trois tonnes d’huile à l’hectare, tout en étant résistante aux insectes nuisibles et aux maladies (Achten et al. 2014 ; Fairless 2007 ; Hunsberger 2016 ; Wahl et al. 2012).

Ces discours ont contribué à créer un imaginaire autour du jatropha, en lui attribuant une aura de durabilité et le présentant comme l’une des meilleures solutions pour produire des carburants propres dans les pays des Suds (Neimark 2016). L’élan d’optimisme du discours pro-jatropha est parfaitement illustré par l’ouvrage Jatropha curcas, le meilleur des biocarburants: mode d’emploi, histoire et avenir

d’une plante extraordinaire, de Jean-Daniel Pellet et Elsa Pellet, où les auteurs affirment que la culture

« Contrairement aux plantes cultivées aujourd’hui pour produire de l’éthanol ou du biodiesel, jatropha curcas ne provoque pas de déforestation, mais des reboisements, n’occupe pas la place des cultures vivrières, mais ajoutera d’immenses surfaces de terres cultivables à la planète » (Pellet et Pellet 2007 : plat verso). Ainsi, les auteurs soulignent que « les millions de kilomètres carrés de terres africaines en friche constituent le terrain rêvé pour exploiter jatropha curcas, produire du biodiesel et revaloriser les terres » (ibid : 21).

Certains articles publiés dans des quotidiens et des revues à grand tirage ont donné une couverture médiatique positive au jatropha, contribuant à construire un procédé discursif de légitimation autour de celui-ci. Intitulé « Green Gold in a Shrub », un article publié en juin 2007 dans la revue Scientific American présentait la plante comme une culture énergétique offrant « all the benefits of biofuels without the pitfalls », prédisant qu’elle pourrait devenir « the next big biofuel » (Renner 2007). En août 2007, un article du Wall Street Journal rapportait avec enthousiasme l’expérience de l’Inde, qui s’était engagé à produire du biodiesel à base de jatropha en mettant à profit les terres marginales du pays. Il citait également un rapport de Goldman Sachs portant sur le marché des biocarburants, dans lequel le jatropha était présenté « as one of the best candidates for future biodiesel production » (Barta 2007). En juin 2008, un article du Los Angeles Times décrivait les recherches effectuées par la compagnie aérienne Air New Zealand pour raffiner l’huile de jatropha en « biokérozène », un carburant alternatif pressenti pour sa viabilité économique ainsi que sa capacité à réduire l’empreinte carbone du secteur de l’aviation civile (Pae 2008). Analysant la production médiatique et les tendances de recherche associées au jatropha sur Google, Carol Hunsberger souligne dans sa thèse que le pic des requêtes associées au jatropha correspond au moment où, en juillet 2008, le prix du pétrole atteignait des sommets inégalés, soit quelques semaines après la publication de l’article du Los Angeles Times (Hunsberger 2012 : 108-109).

Durant cette période, le discours pro-jatropha a été repris en chœur à l’échelle globale par une pléiade d’acteurs, des sociétés privées aux agences de développement en passant par les gouvernements des pays des Suds et certaines ONG, créant ainsi un phénomène qualifié par certains auteurs de « global hype » ou de « bandwagon » (Achten et al. 2010 ; Afiff 2014 ; Hunsberger 2012). À ce sujet, un promoteur malien m’a affirmé qu’il était possible « que des sociétés aient voulu créer un "buzz" autour du jatropha pour être cotés en bourse et pour ramener plus d’actionnaires. Ça peut se

comprendre. Moi, quand je me lance dans un business, j’essaye d’en parler en bien. Sinon, c’est comme si l’on sciait la branche sur laquelle on est assis » (entrevue SP09)18.

Une publication de la FAO et du Fonds international de développement agricole (FIDA), intitulée « Jatropha : A Smallholder Bioenergy Crop. The Potential for Pro-Poor Development », affirmait que la production de biodiesel à base de jatropha pouvait représenter une opportunité économique pour les paysans pauvres des pays des Suds, de surcroît dans les régions semi-arides où dominent les terres dites marginales (Brittaine et Lutaladio 2010 : XIV). Ce discours en faveur des pauvres et de la mise en valeur des terres marginales a été étayé par d’autres arguments (faibles besoins en eau, absence d’émissions de dioxyde de carbone, etc.), participant ainsi à la construction d’un discours pro- jatropha à l’échelle globale (Ariza-Montobbio et al. 2010 ; Kuntashula et al. 2014).

Les mérites de ce nouvel « or vert du désert » ont été largement vantés par plusieurs gouvernements africains nouvellement engagés dans la production de biocarburants, regroupés au sein de l’Association panafricaine des non-producteurs de pétrole 19, faisant office d’OPEP « verte » depuis

2006 (Dabat 2011 : 101). Ainsi, plusieurs pays d’Afrique subsaharienne ont misé sur le jatropha, élaborant des politiques nationales visant à développer et à promouvoir des modèles de production et d’utilisation de cette plante oléagineuse comme biocarburant. Sa culture a été encouragée auprès des petits producteurs paysans par une pléiade d’organisations gouvernementales et non gouvernementales.

Il est à noter que les discours sur le jatropha se sont adaptés en fonction des enjeux à l’échelle globale (changements climatiques) et des enjeux à l’échelle locale (développement rural). L’adaptabilité du discours pro-jatropha, qualifié par Hunsberger de flexibilité discursive du jatropha, s’observe à travers « the ability to strategically switch between or activate multiple discourses in pursuit of an objective » (Hunsberger 2015a : 132). Cette flexibilité discursive contribuerait à compenser le manque de flexibilité matérielle du jatropha, qui ne peut être utilisé à des fins alimentaires, contrairement aux cultures

18. Entrevue réalisée le 6 août 2012, à Bamako.

19. En 2006, l’Association panafricaine des non-producteurs de pétroleregroupait les quinze pays suivants: Bénin, Burkina Faso, République Démocratique du Congo, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Madagascar, Mali, Maroc, Niger, Sénégal, Sierra Leone, Togo et Zambie.

pouvant être utilisées pour des usages alimentaires, énergétiques ou industriels, en fonction de la demande du marché.