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Chapitre 2. Problématique des biocarburants et du jatropha à l’échelle globale

2.9 Remise en cause de la durabilité du jatropha

2.9.2 Impacts fonciers et socioéconomiques de la production du jatropha

Outre les impacts environnementaux, plusieurs recherches ont signalé les impacts fonciers et socioéconomiques auxquels sont confrontées les populations paysannes des pays des Suds face aux projets de production de jatropha à grande échelle (Ariza-Montobbio et al. 2010 ; Baka 2013a, 2013b ; Tufa et al. 2018). S’il demeure très difficile de connaître avec exactitude les superficies de terres agricoles dédiées à la culture du jatropha, différentes sources nous permettent d’appréhender l’ordre de grandeur des terres mobilisées pour cet usage à l’échelle globale. Une première étude de marché à caractère international, publiée par Global Exchange for Social Investment (GEXSI), annonçait en 2008 que la somme des investissements déployés à l’échelle globale avait permis de réaliser des plantations de jatropha totalisant 936 000 hectares (ha) dans 63 pays. Ces investissements étaient surtout dirigés vers l’Asie, avec un total annoncé de 795 000 ha répartis principalement entre l’Inde, la Chine, le Myanmar et l’Indonésie, mais aussi en Afrique subsaharienne, avec 119 000 ha, notamment au Ghana, en Tanzanie, au Mozambique, en Zambie, au Swaziland et à Madagascar. L’Amérique latine, loin derrière, comptait 21 000 ha de plantations de jatropha, concentrés surtout au Brésil et au Mexique. Cette étude, publiée alors que l’engouement pour le jatropha était à son plus haut niveau, soulignait que 65 % des projets recensés étaient de nature privée et prévoyait que les investissements destinés aux plantations de jatropha allaient atteindre 13 millions d’ha en 2015. Elle soulignait aussi que de nombreux gouvernements, particulièrement en Asie, avaient mis en place des politiques et des programmes afin de favoriser la culture du jatropha à des fins énergétiques (Renner et al. 2008). Toutefois, ces chiffres sont sujets à caution, ayant pu être gonflés par les effets d’annonce en provenance de certains promoteurs. De plus, il faut rappeler que cette première étude globale a été réalisée au moment où la production commerciale du jatropha en était à ses balbutiements et qu’aucun projet ne comptait une production significative.

En compilant les articles publiés sur le site Biofuels Digest, où les résumés des communiqués de presse et des rapports concernant les biocarburants sont mis en ligne, Carol Hunsberger a identifié 84 nouvelles annonces de projets de jatropha, publiées entre juillet 2008 et décembre 2010. Parmi ces annonces se trouvaient 58 propositions de plantations, de contrats avec des agriculteurs ou d’attribution de terres, 17 investissements dans de nouvelles usines de transformation et 9 annonces

concernant de nouveaux projets pilotes, des initiatives de recherche ou le démarrage d’entreprises. Les superficies de jatropha annoncées s’élevaient à 11 835 500 ha, dont 43 % étaient situées en Afrique subsaharienne. Bien que ces annonces n’aient probablement pas toutes été suivies de réalisations concrètes sur le terrain, cette compilation permet de mettre en évidence la manière dont la tendance spéculative des projets de jatropha a joué un rôle important « in building the momentum of an emerging industry » (Hunsberger 2012 : 113).

Une autre étude réalisée à l’échelle internationale en 2012 démontrait que la croissance annoncée en 2008 était loin de se concrétiser, alors que seulement 1,2 million d’ha de jatropha étaient rapportés au cours de l’été 2011 par les 154 projets recensés (Wahl et al. 2012 : 57). Dans un dossier publié en 2013, l’ONG GRAIN répertoriait quant à elle plus de 9 millions ha attribués à des projets de jatropha entre 2002 et 2012 dans 31 pays, dont 17 pays africains (GRAIN 2013). Quant à la base de données Land Matrix24, les données disponibles en février 2016 démontraient que, depuis 2004, des contrats

pour la production de jatropha totalisant 3,5 millions d’ha avaient été signés entre des corporations étrangères et les gouvernements de 28 pays, dont 17 situés en Afrique subsaharienne. Toutefois, les limites méthodologiques de ce type de base de données ont été soulignées, en raison du fait qu’elle ne distingue pas les contrats vérifiés, non vérifiés, en cours, interrompus, complétés ou planifiés, ce qui peut fausser fortement les résultats (Anseeuw et al. 2013 ; Schoneveld 2014). L’OCDE et la FAO rapportaient, pour la période 2012-2014, que le jatropha représentait 1,78 % des matières premières utilisées à l’échelle internationale pour la production de biodiesel (OCDE et FAO 2015 : graphique 3.7.2).

En 2003, l’Inde s’est dotée d’un ambitieux programme en matière de biocarburants, souhaitant remplacer jusqu’à 20 % de la demande nationale de diesel par du biodiesel produit principalement à partir du jatropha (Biswas et al. 2010). La thèse de Jennifer Baka (2013), de l’Université Yale, révèle que les projets de plantation de jatropha ont entraîné de sérieux impacts fonciers dans certaines régions du pays. Ainsi, dans l’État du Tamil Nadu, les promoteurs de jatropha ont progressivement réussi à s’approprier les « terres dégradées » où sont situées les plantations de jatropha, en achetant ces terres à bas prix auprès de paysans locaux ou en faisant enregistrer ces terres à leur nom par le 24. Le Land Matrix Project est un site internet qui compile des données sur les acquisitions foncières à grande échelle, grâce à un travail effectué par une coalition d’universités, d’instituts de recherches et d’ONG.

gouvernement, le plus souvent sans le consentement des paysans. Ces transferts de propriété ont été facilités par la volonté des autorités étatiques d’éliminer les « terres dégradées » (wastelands) en les convertissant pour des usages jugés plus productifs. Après avoir reçu des subventions du gouvernement pour les semences et le défrichement des terres, ces compagnies ont commencé à vendre ces terres sur le marché immobilier, réalisant ainsi d’importants profits. La recherche de Baka conclut que, loin de participer à l’amélioration de la sécurité alimentaire et du niveau de vie en milieu rural, la production de jatropha sur les « terres dégradées » du Sud de l’Inde a plutôt entraîné une compétition accrue pour les ressources foncières, dépossédant progressivement les communautés paysannes les plus économiquement défavorisées des terres qui jouent un rôle important dans leurs moyens d’existence et accélérant ainsi le processus de prolétarisation (Baka 2013a : 153).

Dans plusieurs pays, la production du jatropha à grande échelle a contribué à exacerber les conflits et la compétition pour l’accès à l’eau, en raison des besoins hydriques importants que requièrent les plantations (Ariza-Montobbio et al. 2010). Dans les régions où l’élevage constitue une activité économique importante, l’expansion des plantations de jatropha tend à avoir un impact négatif en raison du fait que celles-ci déplacent les pistes de transhumance et les lieux de pâturage, cette situation se traduisant, dans certains cas, par des conflits entre les producteurs de jatropha et les éleveurs (Kuusaana et Bukari 2015 ; Tufa et al. 2018 ; Wendimu 2016). Plusieurs recherches ont démontré des liens entre les plantations commerciales de jatropha et l’exacerbation des conflits liés à la propriété ainsi qu’à la gestion et à l’utilisation des ressources naturelles, entraînant dans certains cas de violents affrontements entre les promoteurs, les autorités locales et les communautés paysannes (Acheampong et Campion 2014 ; Arevalo et al. 2014 ; Romijn et Caniëls 2011). D’autre part, des études ont démontré que les bénéfices directs engendrés par les emplois créés au niveau local dans les plantations de jatropha sont inférieurs à la valeur des activités économiques déplacées, notamment l’agriculture vivrière et l’élevage (Schoneveld et al. 2011 : 23). D’autres recherches ont établi que les projets de production de jatropha à grande échelle pouvaient contribuer à exacerber l’insécurité alimentaire, notamment en détournant la main-d’œuvre agricole de la production alimentaire (Goswami et Chouhury 2019 ; Habib-Mintz 2010).