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Chapitre 3. Enjeux agricoles et fonciers et brève histoire du jatropha au Mal

3.1 Contexte agricole

L’agriculture constitue l’épine dorsale de l’économie malienne, avec 80 % de la population active travaillant dans ce secteur. Le pays compte approximativement 800 000 exploitations agricoles familiales, desquelles 80 % sont inférieures à 5 ha (Ministère de l’Agriculture 2007 : 9 ; République du Mali 2009). Les terres propices aux activités agro-sylvo-pastorales, estimées en 2008 à 46,6 millions ha, soulignent le potentiel agricole considérable du pays. Les terres arables comptent pour 25 % de cette superficie, alors que les pâturages en occupent 65 % (Wagner et al. 2008 : 6).

En contexte paysan, l’essentiel des travaux agricoles est réalisé de manière manuelle, avec un outillage rudimentaire tel que la houe à manche court (daba en langue bambara). À l’instar de nombreux peuples africains, les populations rurales des régions méridionales du Mali ont longtemps pratiqué une agriculture extensive, caractérisée par le système traditionnel d’abatis-brûlis. Les champs de brousse, où sont cultivées les céréales sèches (mil, sorgho, maïs, fonio, etc.), étaient cultivés épisodiquement pour être ensuite laissés en friche pour des périodes plus ou moins longues afin que les sols retrouvent leur fertilité. Ce système traditionnel a partiellement fait place à la culture continue des champs, rendue nécessaire en raison d’une demande alimentaire plus élevée liée à l’accroissement démographique (Grace et Nagle 2015). Cette pratique est favorisée, principalement dans les zones cotonnières, par une étroite collaboration entre les agriculteurs sédentaires et les éleveurs transhumants, permettant aux animaux parqués dans les champs durant la saison sèche de bénéficier des résidus de culture. Le fumier ainsi produit assure une meilleure fertilité des sols (Dufumier et Bainville 2006 ; Harris 2002).

Quant à l’organisation du travail dans les collectivités paysannes, elle est traditionnellement basée sur l’entité familiale, dont les membres cultivent un ou plusieurs champs en commun (foroba en langue bambara), en plus de leurs champs individuels. C’est au sein de cette unité économique de production que s’organisent l’accès à la terre, la répartition des travaux champêtres et le partage de l’équipement agricole (Levasseur 2003 : 60). L’appellation « unité de production agricole » (UPA), fréquemment utilisée dans les recherches agronomiques en contexte africain pour qualifier la petite exploitation agricole familiale, correspond sensiblement à la notion de « cí kɛ gwa » en milieu bambara. Ce type

d’organisation agricole est caractérisé par une relative autonomie, une production essentiellement centrée sur l’autosubsistance et une faible spécialisation des tâches.

À l’époque du Soudan français (1892-1960), le secteur agricole devint un enjeu majeur, la mise en œuvre de « politiques [agricoles et rurales] fortement interventionnistes, voire dirigistes » par l’administration coloniale entraînant une profonde transformation des pratiques agricoles autochtones (Bosc et al. 2010 : 27). L’Office du Niger, créé en 1932, joua un rôle important dans le domaine de la culture du riz et du coton dans l’ensemble de l’Afrique occidentale française. L’introduction de la culture irriguée dans la vallée du fleuve Niger représenta un lourd tribut pour les populations paysannes de la région, déplacées par milliers et contraintes à des travaux forcés pour permettre la réalisation de ces importantes installations agricoles. En omettant de prendre en considération les modes de vie traditionnels et les comportements socioéconomiques des paysans, la politique de modernisation mise en place par la direction de l’Office du Niger constitua un projet ambitieux et coûteux, qui se traduisit par un échec (Coulibaly 2015 ; Filipovich 2001 ; Roy 2012 ; Schreyger 1984). Ailleurs à travers le sud du pays, les exploitations agricoles familiales soumises à l’impôt de capitation durent s’orienter vers la production de cultures destinées à l’exportation (essentiellement le coton et l’arachide), devenant alors vulnérables aux aléas du marché mondial (Diallo 2010 ; Jacquemot 1981).

Malgré des facteurs limitatifs tels que l’enclavement, la persistence de techniques culturales traditionnelles, une faible productivité et un sous-équipement des exploitations agricoles familiales, le Mali réussit toutefois, lors de son accession à l’indépendance, à devenir le premier exportateur de céréales et de bétail du Sahel. Le pays enregistra par la suite, de 1960 à 1982, une croissance de sa production agricole qui ne réussit toutefois pas à combler l’accroissement de sa population. Durant cette même période, l’augmentation de l’urbanisation entraîna une diminution de la population agricole active, passant de 94 % à 79 % de la population active totale. L’échec de la collectivisation de l’agriculture, durant la période socialiste qui s’échelonna de 1960 à 1968, fit en sorte que le Mali devint, à partir de 1965, un importateur de riz alors qu’il était auparavant autosuffisant (Schreyger 1984 : 348).

Au cours des décennies suivantes, « sous la pression des développeurs promouvant la rentabilité marchande et de l’État avide de devises et confronté à des besoins monétaires grandissants, les

agriculteurs ont dû le plus souvent faire une (trop) large place aux cultures d’exportation au détriment des superficies et du temps consacrés aux productions vivrières » (Arditi et al. 2011 : 15). Les programmes d’ajustement structurel, élaborés par le FMI et la Banque mondiale, ont contraint le Mali à consacrer une grande part de son agriculture à la production du coton, contribuant à extravertir l’économie du pays tout en la rendant plus vulnérable à la fluctuation des cours mondiaux des matières premières. Ces politiques ont été caractérisées par l’abandon des stratégies d’autosuffisance en matière de production céréalière et la supression des mécanismes de stabilisation des prix, qui avaient contribué à stimuler les systèmes de production agro-sylvo-pastoraux nationaux, au profit d’une libéralisation des prix et de l’ouverture des marchés nationaux aux produits externes (Daoud et al. 2019).

Poursuivant certaines méthodes appliquées lors de l’époque coloniale, la Compagnie Malienne pour le Développement des Textiles (CMDT) prolongea les politiques agricoles interventionnistes auprès des paysans, intensifiant les systèmes de production en faveur du coton (Roy 2012). Ayant été un « véritable moteur de développement économique et social », le coton a eu sans conteste un impact macro-économique important dans le monde rural malien (Droy et al. 2012 : 492). En 1994, plus du quart des exploitations familiales maliennes se consacrait à la culture du coton. Toutefois, la chute des cours mondiaux du coton au début des années 2000 provoqua une crise profonde du secteur. Les prix d’achat garantis par l’État furent remis en cause, affectant la viabilité économique des exploitations cotonnières familiales. À cela, s’ajoutèrent la concurrence déloyale d’une production américaine et européenne largement subventionnée, l’augmentation du prix des intrants chimiques ainsi que la baisse de fertilité des sols (Goreux 2003 ; Heinisch 2006 ; Moore 2004 ; Nubukpo et Keïta 2006). Pendant les années 2000, le gouvernement malien subit de fortes pressions de la part de la Banque mondiale afin qu’il privatise totalement la CMDT, un monopole d’État fixant les prix d’achat au producteur et fournissant semences, engrais et produits de traitement (Raffinot et al. 2010 ; Roy 2012). Malgré les tentatives des parties prenantes nationales pour trouver un ensemble de réformes acceptables et consensuelles, le processus de privatisation de la CMDT et de libéralisation de la filière intégrée se heurta toutefois à de sérieux obstacles. Les visions opposées entre les bailleurs de fonds et les élites administratives maliennes à propos de la restructuration du secteur cotonnier entraînèrent des reports successifs dans la mise en œuvre de la privatisation (Bergamaschi 2011 ; Serra 2014).

Dans ce contexte de crise, des projets de coton biologique et équitable furent mis en place, fruits d’un partenariat entre les coopératives de producteurs, les ONG nationales et étrangères ainsi que la CMDT (Balineau 2013 ; Bosc et al. 2010 ; Droy 2011). Ces initiatives ne parvinrent toutefois pas à empêcher le démantèlement progressif de la société d’encadrement, entraînant une diminution de l’accès à certains services dans les zones rurales éloignées, tels que les soins de santé, l’éducation et l’entretien des pistes. Le déficit d’investissements publics dans l’agriculture ainsi que la faiblesse des programmes de soutien aux exploitations familiales eurent pour effet d’affecter gravement la santé socio- économique et la sécurité alimentaire du pays.

Alors que le gouvernement malien identifiait officiellement le développement agricole comme principal instrument de croissance économique du pays, de réduction de la pauvreté et d’accroissement de la sécurité alimentaire, il s’engagea paradoxalement, à partir des années 2000, dans un processus de diminution des dépenses publiques dans le domaine de l’agriculture. De fait, l’enveloppe budgétaire allouée à l’agriculture passa de près de 15 % du total des dépenses publiques en 2004 à 5 % en 2012 (Komorowska-Ilicic et al. 2013 ; Keïta et al. 2014).

Le délaissement historique de l’agriculture comme secteur d’action publique dans les pays d’Afrique subsaharienne pourrait s’expliquer « par l’existence d’un biais en faveur des populations urbaines, plus concentrées et physiquement plus proches des lieux du pouvoir que les populations paysannes et rurales, lointaines et peu organisées, donc potentiellement moins menaçantes pour le maintien au pouvoir des dirigeants » (Fouilleux et Balié 2009 : 131). À ce propos, un chercheur malien m’a confirmé l’existence d’un « décalage entre le discours politique et la réalité sur le terrain », soulignant que le pourcentage du budget alloué à l’agriculture était « insignifiant dans les dépenses publiques nationales pour une activité qui occupe 80 % de la population ». À son avis, il existe « un fossé énorme entre les discours officiels et les actions gouvernementales » (entrevue IEM01)25.

Ce désengagement s’est accompagné du désir des élites politiques de voir le pays passer d’une « économie basée sur une agriculture de subsistance à une économie agro-industrielle à forte valeur ajoutée » (Conseil présidentiel pour l’investissement 2005). Présumant implicitement que les ambitions 25. Entrevue réalisée le 21 février 2012, à Bamako.

du capitalisme puissent être compatibles avec le développement durable, la stratégie mise en œuvre par le gouvernement malien en matière de politique agricole laisse transparaître le rôle prépondérant des opérateurs privés nationaux et transnationaux dans la transition vers une agriculture industrielle. L’agroéconomiste Jean-François Bélières, chercheur au CIRAD, affirme qu’aux yeux d’une « partie de l’administration et de la classe politique malienne, la croissance agricole et la sécurité alimentaire passent par le développement d’exploitations patronales ou agro-industrielles [...] » (Bélières 2014 : 20). Cette attitude s’inscrit dans le discours promu par les figures influentes et les organisations de développement, pour lesquelles l’agriculture africaine doit être modernisée et commercialisée, permettant ainsi de libérer le potentiel inexploité des terres sous-utilisées (Scoones 2015). Un consultant malien, interviewé dans le cadre de cette recherche, a également soutenu que la stratégie du gouvernement visait à « faire du secteur privé le moteur du développement », soulignant toutefois que cet appui reposait surtout sur « le secteur privé en provenance de l’étranger, alors que le secteur privé national est négligé » (entrevue CAI01)26.

Possédant 2,2 millions ha de terres aménageables et irrigables ainsi que 2 600 km de cours d’eau (Ministère de l’Agriculture 2008 : 9), le Mali recèle des potentialités agricoles importantes. Celles-ci sont largement vantées par les représentants de l’État lorsqu’ils se rendent à l’étranger afin de promouvoir l’investissement agricole dans leur pays. En 2010, devant l’élite financière, les géants de l’agrobusiness et les experts mondiaux des politiques agricoles et alimentaires rassemblés à Des Moines (Iowa) pour le World Food Prize, Aghatam Ag Alhassane, alors ministre de l’agriculture, vanta les potentialités agricoles du Mali ainsi que les opportunités d’affaires pouvant y être réalisées. Il soutint alors que, sur l’ensemble de terres irrigables que compte le pays, moins de 500 000 ha étaient aménagés (Berkeley et Lewat 2012).