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Chapitre 1. Cadre de la recherche et méthodologie

1.1 Écologie politique

1.1.10 Économie verte et services écosystémiques

Dans un contexte marqué par une crise importante du capitalisme global et une multiplication des phénomènes environnementaux extrêmes attribués aux changements climatiques, les institutions financières internationales, les agences onusiennes et les pays du G20 font la promotion, depuis le début des années 2010, du concept d’économie verte, conciliant croissance économique et respect de l’environnement (Bergius et al. 2018 ; Bergius et Tove Buseth 2019). Le discours qui présente ce nouvel avatar du développement durable donne à croire que l’économie verte permet d’améliorer le « bien-être humain et […] l’équité sociale, tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources » (PNUE 2011 : 2). Selon les agences onusiennes et l’OCDE, qui ont grandement participé à la conceptualisation de l’économie verte, celle-ci serait caractérisée par des activités visant notamment à réduire les émissions de gaz à effet de serre et à utiliser les ressources et l’énergie de manière rationnelle et efficace, favorisant ainsi la création d’emplois et la réduction de la pauvreté (OCDE 2011 ; PNUE 2011, 2015). Selon le Programme des Nations Unies pour l’environnement, le verdissement de l’économie ne doit pas être considéré comme un frein pour l’économie, mais doit plutôt être envisagé comme un nouveau moteur de croissance, pouvant générer des emplois décents et contribuer à éliminer la pauvreté (PNUE 2011 : 16). Quant à l’OCDE, elle soutient, dans son rapport intitulé Vers une croissance verte, que :

Une stratégie de croissance verte est centrée sur les synergies entre les politiques économique et environnementale. Elle prend pleinement en compte la valeur du capital naturel en tant que facteur de production et de croissance et elle met en œuvre des moyens efficaces par rapport à leur coût pour atténuer les pressions environnementales afin d’amorcer la transition vers de nouveaux modèles de croissance qui éviteront le franchissement de seuils environnementaux critiques aux niveaux local, régional et mondial (OCDE 2011 : 10).

Peu après la crise financière de 2008-2009, le Programme des Nations Unies pour l’environnement a présenté un rapport dans lequel la reprise économique était envisagée à travers un « Global Green New Deal », visant à restructurer l’économie mondiale en vue d’un développement plus vert et davantage soutenable, tant du point de vue social qu’environnemental (Barbier 2009). En 2012, lors de la Conférence des Nations Unies sur le développement durable, dite Rio+20, l’économie verte a été promue comme l’un des moyens les plus importants pour atteindre les objectifs de développement durable et d’élimination de la pauvreté. Dans la déclaration rédigée sous le titre L’avenir que nous voulons, il est indiqué : « [...] nous considérons que la réalisation d’une économie verte dans le contexte du développement durable et de l’élimination de la pauvreté est un des moyens précieux dont nous disposons pour parvenir au développement durable qui peut offrir des solutions pour l’élaboration des politiques sans pour autant constituer une réglementation rigide » (Conférence des Nations Unies sur le développement durable 2012 : 11).

L’économie verte étant au cœur des politiques internationales depuis Rio+20, les appels aux investissements favorisant le verdissement du capitalisme et du développement dans les pays des Suds, et particulièrement en Afrique, se sont succédés. Ces discours invitent à une modernisation et à des changements concernant l’accès et le contrôle de différents secteurs, notamment l’énergie et l’agriculture, actualisant le discours du développement en faisant, par la même occasion, la promotion d’une nouvelle révolution verte en Afrique et la promesse de libérer le plein potentiel que recèlent les terres africaines (Bergius et Buseth 2019 ; Moseley 2017). L’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), soutenue notamment par les institutions onusiennes (FAO, FIDA, PAM et PNUE), la Fondation Bill et Melinda Gates et la Fondation Rockefeller, s’inscrit dans cette optique et propose de restructurer, de moderniser et d’accroître la productivité de l’agriculture africaine, grâce aux semences dites améliorées et aux fertilisants chimiques (McMichael 2009 : 239).

L’écologie politique présente une analyse critique du concept d’économie verte, un oxymore qui regroupe des intérêts et des stratégies, en partie contradictoires, en leur accordant légitimité et cohérence (Brand et Lang 2016 : 461). Reposant sur l’espoir d’un nouveau cercle vertueux de croissance économique fondé sur l’écologisation de l’économie, l’économie verte donne une valeur financière à la nature et aux services écosystémiques qu’elle procure (biodiversité, forêts, insectes pollinisateurs, photosynthèse, cycle de l’eau et du carbone, etc.). Elle s’inscrit dans le cadre d’un

environnementalisme de marché, présentant la logique marchande et managériale des ressources naturelles comme moyen ultime de concilier les objectifs d’efficacité et de conservation environnementale. Cette logique suppose ainsi que la façon d’optimiser la protection de l’environnement consiste à fixer le prix des services rendus par la nature, à leur assigner des droits de propriété et à échanger ces services au sein d’un marché globalisé (Bakker 2005 ; Liverman 2004).

Les chercheurs en sciences sociales, notamment en anthropologie et en géographie, ont analysé de manière critique l’économie verte, comme nouvel outil de gestion et d’appropriation de la nature opéré par l’ordre mondial néolibéral (Bergius et al. 2018 ; Caprotti et Bailey 2014 ; Fairhead et al. 2012). Associée au tournant néolibéral qui s’est opéré dans le domaine de la gouvernance internationale de l’environnement, l’économie verte s’inscrit dans un contexte historique plus général et contribue à accélérer davantage les processus déjà anciens de marchandisation et d’appropriation de la nature et de domination du Sud par les structures économiques et les dispositifs techniques du Nord (Brown et

al. 2014 ; Fairhead et al. 2012 ; Symons 2018).

Les critiques concernant l’économie verte proviennent non seulement des sciences sociales mais également de la société civile internationale et des organisations environnementales (Khor 2013 : 23). Accusée de participer à un nouvel assaut du capitalisme financiarisé envers la nature, l’économie verte crée de nouvelles sources de profit et de croissance en rendant visibles et accessibles pour les marchés financiers des aspects de la nature qui n’étaient, jusqu’à maintenant, pas encore dominés par ceux-ci, comme c’est le cas pour le jatropha. L’orientation néolibérale de l’économie verte ne tient aucunement compte du fait que le capitalisme et le productivisme sont responsables de la crise climatique et écologique mondiale, ni des contradictions inhérentes au capitalisme, dont la logique d’accumulation nécessite à la fois l’exploitation et la conservation des ressources naturelles (Castree 2008 : 150). L’économie verte prétend apporter des solutions à la crise économique, politique et écologique, cachant une stratégie politique qui inaugurerait une nouvelle phase dans la régulation des relations entre le social et la nature, sans toutefois remettre en question le mode de production capitaliste ou endiguer la dégradation de la nature (Brand 2012 ; McCarthy et Prudham 2004 ; Tanuro 2010). Ainsi, le discours officiel qui soutient l’économie verte entretient le fantasme véhiculé par la gouvernance environnementale néolibérale, occultant l’impossibilité de concilier durabilité écologique et croissance économique à long terme (Fletcher et Rammelt 2016 ; Sullivan 2017). De plus, dans les

documents stratégiques des différentes organisations internationales faisant la promotion de l’économie verte, les questions concernant les droits humains, les enjeux de pouvoir et la distribution des ressources sont majoritairement occultées (Bergius et al. 2018 : 825-826).

En plus d’évoquer la marchandisation et la financiarisation croissantes de la nature induites par l’économie verte, les critiques comparent cette dernière à un cheval de Troie permettant aux grandes corporations et aux lobbys industriels et financiers de s’engouffrer dans l’enceinte des institutions internationales, notamment les agences onusiennes, afin de mettre ces dernières au service de leurs propres intérêts commerciaux (Rigot 2012 : 18-19). Cette stratégie aiderait ces acteurs économiques à pénétrer davantage les marchés des pays des Suds en vendant à ces derniers des innovations technologiques censées leur permettre de mitiger les problèmes environnementaux tout en les assistant vers une transition énergétique.

Le capital naturel que l’économie verte entend valoriser est envisagé comme des fonctions environnementales divisibles en unités quantifiables, transformables en crédits écologiques et échangeables dans le cadre d’un processus marchand. L’évaluation économique des systèmes écosystémiques, prônée par les tenants de l’économie verte, est basée sur une conviction selon laquelle les innovations technologiques et les instruments financiers permettent de maximiser la croissance économique tout en évitant de détruire l’environnement. Forgé par une communauté de chercheurs issus de la rencontre des sciences environnementales et des approches hétérodoxes de l’économie, le concept de services écosystémiques s’est imposé avec la publication, en 2005, du rapport commandé par les Nations Unies, le Millennium Ecosystem Assessment (Hrabanski et al. 2013). Central dans l’économie verte, le concept de services écosystémiques est présenté comme empreint de neutralité, alors que son opérationnalisation entraîne des conséquences politiques et environnementales négatives dans les régions où la biodiversité est importante (Kull et al. 2015). Une analyse de la notion de services écosystémiques par l’approche de l’écologie politique permet de mettre en exergue le caractère politique de ce concept-clé de l’économie verte et de souligner la façon dont son instrumentalisation par divers groupes d’intérêt peut justifier différents types d’interventions, parfois au détriment des communautés locales.

Participant à la création de nouveaux marchés et donnant des pouvoirs accrus à certains acteurs, le concept de services écosystémiques a également été analysé comme un instrument de la conservation néolibérale, des politiques environnementales axées sur le marché et de l’ « accaparement vert » (Arsel et Büscher 2012 ; Bumpus et Liverman 2011 ; Fairhead et al. 2012 ; MacDonald et Corson 2012). Considérée comme un dispositif de pouvoir, la notion de services écosystémiques doit être appréhendée « comme un ensemble d’éléments hétérogènes qui ont pour vocation de produire des normes, des mouvements de pensée ou des systèmes pour gouverner », dont l’analyse permet de « comprendre comment les cadres politiques et sociaux participent à la formulation de nouvelles explications à l’interface entre sciences et politique des problèmes environnementaux » (Arnauld de Sartre et al. 2014 : 14).

Dans un contexte mondial marqué par la lutte contre les changements climatiques, la gouvernance du cycle global du carbone est devenu un enjeu central (Svarstad et al. 2018 : 358). Les marchés du carbone, loin de remettre en question le capitalisme, alimentent la recherche du profit tout en permettant le développement de nouvelles stratégies d’accumulation (Böhm et al. 2012). Pour Newell et Paterson, la création de nouveaux mécanismes de gouvernance, tels que le marché du carbone, symbolise l’émergence d’un nouveau paradigme, qu’ils appelent le « climate capitalism » (2010 : 1). Ces mécanismes permettent de maintenir le statu quo tout en créant l’illusion que les corporations et les industries polluantes ont un bilan carboneutre, évitant ainsi qu’elles réduisent leurs émissions de gaz à effet de serre à la source en payant pour des réductions effectuées dans les pays des Suds, jugées plus faciles, plus rapides et, surtout, moins coûteuses à réaliser (Cabello 2009 ; Bumpus et Liverman 2011). L’économiste politique ougandais Yash Tandon qualifie la finance carbone de « capitalisme kleptocrate », permettant la création d’une richesse fictive aux profits d’une élite économique : « In essence, in political-economic terms, kleptocratic capitalism is a system of economic production and exchange ; creation of fictitious wealth without going through the production of real wealth » (Tandon 2011 : 136).

Les programmes de compensation carbone peuvent être analysés comme une nouvelle marchandise liant les pays du Nord et du Sud, permettant d’introduire des technologies, des rationalités et des institutions néolibérales de conservation dans la gouvernance environnementale des pays des Suds (Bumpus et Liverman 2011 ; McGregor et al. 2015). Ainsi, plusieurs recherches ont examiné l’impact

des mécanismes et des projets liés à la finance carbone, tels que les programmes REDD+5 et

CASCADe6, en posant la question de la répartition des bénéfices, des montants liés aux réductions de

carbone, de la légitimité des calculs et des impacts locaux de ces projets (Brown et al. 2000 ; Bumpus 2009 ; Corbera 2005 ; Nel et Hill 2014 ; Siedenburg et al. 2016). Une analyse de ces projets à travers la perspective de l’écologie politique permet de porter une attention particulière aux influences externes, tels que les flux de financement carbone, les structures, les politiques et les systèmes de gouvernance. Supportée par des enquêtes portant sur les moyens de subsistance dans les communautés visées par les projets, une telle recherche permet de comprendre l’interaction entre les compensations carbone et les actions de développement tout en mettant en lumière les relations liant les émetteurs de carbone des pays industrialisés et les fournisseurs de crédits-carbone dans les pays des Suds (Bumpus et Liverman 2011 : 212). De plus, une approche d’écologie politique permet de mesurer les décalages qui apparaissent entre les récits qui présentent ces projets comme des succès et les preuves rapportées de la recherche sur le terrain, soulignant les intérêts des différents acteurs à produire et à diffuser des récits gagnant-gagnant auprès des commanditaires et des bailleurs de fonds, afin de maintenir la crédibilité des politiques d’atténuation climatique basées sur ces mécanismes (Svarstad et Benjaminsen 2017).

Dans la perspective de l’économie verte, les biocarburants ont été présentés comme l’une des solutions aux problèmes environnementaux et sont pleinement intégrés dans le système de compensation de carbone. Ainsi, le Global Green New Deal du Programme des Nations Unies pour l’environnement invite à l’amélioration de la durabilité des systèmes de transport à travers le monde grâce aux biocarburants de seconde génération, tel le jatropha, censés générer des bénéfices économiques et créer des opportunités d’emploi au niveau local (Barbier 2009 : 114). L’écologie politique permet d’évaluer les effets des projets de compensation carbone dans les pays des Suds en mettant en exergue les implications sociales et environnementales des projets de réduction de carbone sur le terrain, tout en tenant compte des intérêts convergents des acteurs du dispositif développementiste et environnementaliste au cœur de ces projets.

5. L’acronyme anglais REDD+ signifie « Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation “plus” conservation, the sustainable management of forests and enhancement of forest carbon stocks ».

6. L’acronyme anglais CASCADe signifie « Carbon Finance for Agriculture, Silviculture, Conservation and Action Against Deforestation ».

Dans le contexte malien, l’économie verte promet de répondre à certains des défis actuels du pays à l’aide d’un programme apparemment attrayant et convaincant qui devrait permettre de « rompre le cercle vicieux de la pauvreté et de la dégradation de l’environnement », grâce, en partie, à la production et à l’utilisation locale des biocarburants, appelés à se développer à l’aide de « l’implication du secteur privé » et devant être promus « à travers la mise en place de mesures incitatives » (Ministère de l’Environnement et de l’Assainissement et Programme des Nations Unies pour le développement 2011 : 14 et 21). Ainsi, il importe de comprendre comment les discours globaux sur l’économie verte sont institutionnalisés, remodelés et réinterprétés dans les politiques nationales des pays africains et de mettre en lumière leurs impacts sur la mise en œuvre des projets « verts » (Tove Buseth 2017).