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Carte 3. Zones d’intervention des acteurs impliqués dans la filière jatropha suivant le découpage administratif des cercles

1.9 Le questionnaire ouvert et les groupes de discussion en contexte rural

En plus des entretiens semi-dirigés énoncés précédemment, j’ai effectué des enquêtes dans une série de villages répartis à travers différentes régions du sud du pays, afin de mieux comprendre comment s’organise la production de jatropha à l’échelle nationale, quelles sont les approches propres aux différents opérateurs impliqués dans la promotion et la production du jatropha et quels sont les défis et les contraintes rencontrés à la fois par les producteurs et les opérateurs dans les différentes zones d’intervention.

Avant d’entreprendre ce terrain de recherche, j’avais préalablement passé trois années et demie au Mali, au cours desquelles j’avais notamment effectué des enquêtes en milieu paysan dans le cadre d’un projet d’agroforesterie ainsi qu’en prévision de la création d’une coopérative écoculturelle, ces projets étant tous deux situés dans la région de Koulikoro. J’avais donc une certaine expérience en matière de préparation et d’utilisation des outils méthodologiques, tels que la méthode active de recherche participative, ainsi qu’en animation de groupes de discussion en contexte paysan.

J’ai utilisé les techniques du questionnaire ouvert et des groupes de discussion auprès de cent paysans ayant adopté la culture du jatropha. Tous les participants ont accepté de collaborer à l’étude sur une base volontaire, et ce, sans recevoir de compensation financière. Pour 32 d’entre eux, nous nous sommes rendus, mon assistant de recherche malien et moi, directement dans la concession familiale des producteurs paysans, afin d’administrer en face à face le questionnaire, traduit oralement en langue bambara13. Dans 15 des 22 villages, la technique du groupe de discussion a été préconisée,

en concertation avec les paysans, notamment lorsque ces derniers étaient préalablement réunis dans l’attente de notre arrivée. Ceci avait pour avantage de leur permettre de poursuivre leurs travaux champêtres pour le reste de la journée, plutôt que de devoir rester au village en attendant que nous venions les interroger à leur tour. Il faut comprendre que les champs sont parfois situés à quelques kilomètres des villages et que lorsqu’un paysan s’y déplace, c’est habituellement pour y travailler jusqu’à la tombée de la nuit. Le nombre de producteurs paysans participant à chacun des groupes de

discussion variait entre deux et neuf personnes. Pour chacune des questions, les producteurs paysans répondaient à tour de rôle, accélérant le processus par rapport aux questionnaires individuels.

Ces enquêtes m’ont permis de recueillir des données générales sur les exploitations agricoles familiales, notamment le nombre de personnes à charge, les personnes actives, les types de cultures vivrières, leurs superficies, le statut des terres, etc. D’autres questions ont permis d’obtenir des renseignements sur la disponibilité des terres, de la main-d’œuvre et du matériel agraire, la sécurité alimentaire des exploitations familiales ainsi que les changements apportés dans ces domaines par la culture du jatropha. De plus, un grand nombre de questions ont été posées à ces producteurs paysans concernant spécifiquement la production du jatropha (modes de reproduction et de plantation, entretien, rendement, cueillette, séchage, transport, commercialisation, etc.) de même que leurs perceptions quant aux aspects économiques liés à cette nouvelle culture de rente. J’ai également pu aborder, à travers ces entretiens, la nature des appuis externes que reçoivent les producteurs, que ce soit à travers des formations spécialisées ou d’autres appuis techniques ou matériels. Une série de questions visait à mesurer les impacts environnementaux perçus par les producteurs locaux ainsi que leur accès à l’énergie. Des informations ont également été recueillies sur l’impact social et foncier du jatropha, afin de comprendre la manière dont sont perçues les incidences positives ou négatives de cette culture sur les dynamiques foncières locales.

La recherche en milieu paysan a été effectuée en compagnie d’un assistant de recherche malien, recruté suite aux recommandations de mes collègues du CAREF, centre de recherche où j’étais basé dans la capitale. Mon choix s’est arrêté sur un finissant en géographie (option développement) de l’Université de Bamako. Ses compétences en cartographie et en recherche qualitative en milieu rural constituaient des atouts non négligeables pour le travail à effectuer. Le bambara (ou bamanankan) étant sa langue maternelle, cela facilitait grandement les entretiens puisqu’il s’agit de la langue véhiculaire utilisée dans le sud du pays, malgré des variations locales et régionales. Ma propre compréhension du bambara m’a également été profitable, ce qui me permettait généralement de m’introduire, de poser certaines questions, de comprendre une partie des entretiens et, souvent, de relancer les producteurs interviewés. Toutefois, puisque de nombreuses subtilités m’échappent encore dans cette langue, il était nécessaire que je sois accompagné par quelqu’un pouvant traduire

fidèlement mes questions, parfois très techniques, tout en m’éclairant sur certains éléments de réponse que j’aurais pu autrement mal interpréter.

Lors de la recherche en milieu paysan, il était également impératif de clarifier dès le départ le but de ma présence auprès des autorités villageoises et des paysans interviewés. Puisque de nombreux villages maliens ont connu différentes interventions d’ONG étrangères et que le « toubab »14 est

rapidement assimilé à ces organisations lorsqu’il s’aventure en milieu rural, j’ai eu à préciser mes objectifs de recherche, en répétant dans chacun des villages que je n’étais associé à aucun projet de promotion de la filière jatropha et que je ne représentais aucun organisme pouvant financer des projets en milieu rural. Malgré cette mise en garde, cela n’a pas empêché quelques informateurs paysans de me demander, à la fin des entretiens, si je pouvais tout de même les aider à obtenir un financement pour un projet communautaire, ce à quoi j’ai dû me résoudre à expliquer honnêtement que tel n’était pas la visée de mes enquêtes et que je n’avais aucun pouvoir en ce sens.

Une fois les objectifs de l’enquête compris par les participants, j’ai eu droit à une très grande collaboration de la part des producteurs paysans, lesquels se sont montrés disponibles et généreux dans le partage de leurs expériences, de leurs espoirs mais aussi de leurs déceptions. Ma connaissance des codes sociolinguistiques et mon aisance culturelle en contexte malien ont contribué à faciliter le déroulement de mon terrain de recherche en milieu paysan et à créer un lien de confiance avec plusieurs de mes informateurs paysans. À plusieurs occasions, j’ai partagé le repas avec eux, ceux-ci s’étonnant parfois de me voir manger du tô de mil à la sauce gumbo avec mes doigts ou de m’entendre blaguer en lançant des proverbes en langue bambara.

En expliquant la raison de ma présence sur le terrain ainsi que ma posture critique face aux projets de jatropha, de nombreux producteurs paysans ont échangé librement et ouvertement des informations sur leurs expériences en lien avec la culture du jatropha, tout en exposant leurs griefs envers les sociétés privées et les ONG impliquées dans la filière jatropha ainsi qu’envers les agences gouvernementales dédiées au monde rural. L’interaction avec un chercheur étranger, non affilié à ces

14. Au Mali et dans certains autres pays d’Afrique de l’Ouest, toute personne à la peau blanche, quelle que soit sa nationalité, est désignée par le mot « toubab ».

projets, les a amené à voir que leur expérience, leurs connaissances et leurs opinions ont une valeur et qu’elles méritent d’être entendues et rapportées. En concluant les échanges lors des groupes de discussion, j’ai pris le temps de les informer des expériences paysannes relatives au jatropha, que ce soit au Mali ou ailleurs en Afrique subsaharienne, en Amérique latine ou en Asie, leur faisant ainsi prendre davantage conscience des enjeux liés à la production des biocarburants à l’échelle mondiale et de la pression exercée sur les populations paysannes pour améliorer la sécurité énergétique de nombreux pays.

À l’issue des groupes de discussion effectués dans plusieurs villages, les participants ont souvent mentionné le fait que ces échanges leur avaient permis de constater que les contraintes rencontrées à travers la production de jatropha étaient partagées par d’autres producteurs, ce qui leur permettait ainsi de questionner les discours des opérateurs et d’entamer une réflexion sur leur décision de poursuivre la culture du jatropha ou plutôt de préconiser les cultures vivrières ou d’autres cultures de rente jugées plus profitables. L’anonymat des producteurs ayant été garanti, les langues ont pu se délier, critiquant ouvertement les stratégies de certains opérateurs, leur manque d’engagement auprès des producteurs et les promesses non tenues. Dans les cas où des groupes de discussion se sont déroulés avec un grand nombre de participants, les séances ont été enregistrées sur un support audio, me permettant de me libérer momentanément de la prise de notes.

De plus, dans chacun des villages, au moins une plantation de jatropha a été visitée et photographiée, permettant d’attester certaines informations, telles que le taux élevé de mortalité des plants, et de constater de visu l’état de délabrement de nombreuses plantations laissées à l’abandon.